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L’entreprise « libérée » : menace ou opportunité pour la fonction RH ?

Idées | Recherche | publié le : 01.04.2020 |

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L’entreprise « libérée » : menace ou opportunité pour la fonction RH ?

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Depuis quelques années, un mouvement émerge en faveur d’entreprises qualifiées de « libérées ». Une offre de conseil favorise sa diffusion. Limité un temps à quelques petites entreprises, ce concept est aujourd’hui une source d’inspiration pour les plus grandes. Face à un tel engouement, il est devenu pressant de s’interroger sur les effets de cette nouveauté managériale.

L’étude d’un courant managérial émergent pose, on l’imagine, des problèmes de méthode ardus. Une recherche quantitative ne paraissait guère pertinente pour explorer de nouvelles pratiques sur lesquelles, en dehors d’écrits essentiellement prosélytes, existait, au début des années 2010, peu de littérature. D’un autre côté, nous n’avons pas souhaité nous engager a priori aux côtés des dirigeants et des consultants, promoteurs du mouvement des entreprises libérées, mais avons fait le choix d’engager une démarche d’analyse compréhensive pour en comprendre le modèle, ses modalités de mise en œuvre, et les difficultés qu’il peut rencontrer. Pour conduire cette analyse et avoir une vue d’ensemble du mouvement des entreprises libérées, nous avons procédé en deux temps.

Dans un premier temps, nous nous sommes appuyés sur notre participation à différents clubs de réflexion sur les innovations managériales (Innov’Acteurs, Entreprise &personnel, Institut de l’entreprise, École de Paris, etc.), au sein desquels celles-ci sont discutées. Nous avons aussi constitué une base documentaire dans le but d’analyser l’évolution du mouvement (articles de la presse académique et professionnelle, blogs, vidéos, etc.).

Dans un second temps, nous nous sommes engagés dans une série d’études de cas, que nous avons pu repérer à la faveur de la précédente étape. Trois de ces études ont été produites (Favi, Poult et Chrono Flex). Le tout a été réalisé à partir d’entretiens individuels et d’interviews de groupe. Outre les dirigeants de ces entreprises, les entretiens ont été conduits auprès d’échantillons de salariés illustratifs des différents rôles et statuts identifiés (leaders de proximité, représentants du personnel, techniciens, employés et opérateurs). Qu’avons-nous découvert qui intéresse spécifiquement la fonction RH ?

Au-delà de l’affaiblissement du principe hiérarchique

La vision la plus répandue de l’entreprise libérée porte sur ses aspects les plus spectaculaires : l’écrasement de la ligne hiérarchique et la suppression du rôle de hiérarchie d’autorité. Il s’agirait de l’expression d’un renversement vers un management moins prescriptif, reposant sur des valeurs partagées et sur l’implication des salariés qui deviendraient « totalement libres et responsables ». Au-delà de ces affirmations, largement débattues par ailleurs, force est de constater que si l’entreprise libérée bouscule directement la ligne hiérarchique, elle n’épargne pas les fonctions de support. La réintégration dans les unités opérationnelles d’un ensemble de tâches jusqu’alors éclatées sur les fonctionnels ainsi que de larges marges de négociation laissées à la base conduisent à une réduction du poids de la technostructure administrative.

La fonction ressources humaines en tant qu’elle n’est pas seulement un centre de prestation de services, mais aussi une instance de régulation des décisions portant sur la dimension humaine de l’entreprise est inévitablement touchée. Quoi de plus normal : les modalités d’exercice de cette fonction dépendent étroitement des formes organisationnelles. Dès lors, on en vient à s’interroger : le processus de libération est-il pour elle une menace ou une opportunité ?

Une fonction RH questionnée

Plus que le phénomène de mode managériale auquel on aurait tort de la réduire, l’entreprise libérée fait surgir de nouvelles questions à investiguer. Or, admettons-le, les DRH n’y sont pas toujours bien préparés. Ces questions découlent de trois grands effets parmi les plus repérables.

• Premier effet : une accentuation et un déplacement du partage de la fonction. Certes, la fonction RH a toujours été partagée. Ce partage s’est accentué dans le courant des années 1990. Les services RH ayant été fortement remis en question par les milieux d’affaires ont dû lâcher du lest et accepter un partage d’activité et de pouvoir avec la ligne hiérarchique. Cela, ils y sont à peu près parvenus en se redéfinissant comme partenaires d’affaires. Dans l’entreprise libérée toutefois, la prise de décision n’est plus l’apanage d’un manager individuel investi de ce rôle, mais est confiée à un collectif. Il n’est donc plus question de s’accorder avec des managers bien identifiés, mais plutôt de partager l’activité RH avec des collectifs de travail à la configuration mouvante, et de les accompagner, en tant qu’expert, dans ce partage, ce qui est un changement majeur.

• Deuxième effet : moins d’attente dans les outils, plus de besoin de relationnel. La perspective d’un partage élargi a, par le passé, été traduite par la nécessité d’aider les managers à une meilleure appropriation des démarches et des outils RH. D’une certaine façon, on peut dire que la prolifération d’outils, notamment autour des démarches de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, a fortement contribué à la professionnalisation, et même à « l’anoblissement » de la fonction RH. Celle-ci, en affirmant sa technicité propre, a assuré sa place comme instance de gestion à part entière. Or, face au déferlement d’outils et au pouvoir de l’expert, l’entreprise libérée promeut la relation. Chacun a son mot à dire et l’expert RH est là comme une ressource au service de l’équipe de base, et non comme l’élément d’une structure chargée d’encadrer la participation par la planification et le contrôle.

• Troisième effet : un nécessaire retour au terrain. La prise de décision à la base oblige les spécialistes RH à revenir à la base de l’organisation dans une confrontation avec le travail réel et avec les collectifs de travail. Le traitement en urgence des problèmes quotidiens, les professionnels RH y sont habitués. Les exigences de disponibilité et d’opérationnalité ne sont pas nouvelles et correspondent au côté « pompier » du spécialiste de la GRH, un gestionnaire de crises auquel on a recours quand la situation réclame un traitement en urgence. Mais l’entreprise libérée appelle la mission supplémentaire de porter dans l’entreprise la responsabilité du sens du travail auprès de chaque collaborateur.

De nouvelles perspectives d’action

La fréquentation des entreprises libérées nous a confrontés à d’apparents paradoxes. En effet, il nous a semblé que, contrairement à ce qui pourrait être pensé en première approche, la « libération » de l’entreprise, loin de simplifier les relations entre les acteurs, représentait un « saut de complexité ». Par exemple, le contrôle hiérarchique était, certes, fortement diminué, mais remplacé par une multiplicité de formes de contrôle. Ou encore, les rôles des fonctions support étaient disséminés dans l’organisation, alors qu’ils étaient auparavant concentrés sur des entités organisationnelles aux contours bien délimités. Cela ne signifie en rien la disparition de ces fonctions, mais plutôt leur transformation.

Cette situation fait donc émerger de nouveaux besoins que l’on peut percevoir comme des menaces mais aussi comme des opportunités. Sans doute a-t-on dans la période récente quelque peu exagéré la mission de partenaire stratégique. Le mouvement des entreprises libérées et les idées qu’il véhicule, en phase avec l’esprit du temps, invitent à s’affronter à la réalité de nouvelles situations de travail et à y faire la démonstration de son utilité.

Sources : Gilbert P., Raulet-Croset N., Teglborg A.-C. (2019), Autonomie et contrôle dans l’entreprise libérée : des effets paradoxaux ? In L. Karsenty (ed.), Libérer l’entreprise, ça marche ? Octarès édition, Toulouse.

Nathalie Raulet-Croset

Nathalie Raulet-Croset est professeure en sciences de gestion à l’IAE Paris Sorbonne. Ses recherches portent sur les formes nouvelles et sur les alternatives de management et d’organisation. Elle s’intéresse notamment aux collaborations intra et inter-organisationnelles autour de problématiques d’intérêt partagé de nature sociétale ainsi qu’aux transformations du travail et des organisations.

Ann-Charlotte Teglborg

Ann-Charlotte Teglborg est professeur associé au département de management. Ses recherches portent sur les entreprises libérées et l’impact des transformations digitales sur les équipes autonomes.

Patrick Gilbert

Patrick Gilbert est professeur émérite à l’IAE Paris. Ses recherches portent sur les transformations du travail et sur leurs régulations par l’instrumentation de gestion. Il a notamment co-publié « Le changement technologique » (ISTE, 2019), « L’évaluation de la performance individuelle » (La Découverte, 2017) et « Sociologie des outils de gestion » (La Découverte, 2013).