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Ces écolos qui militent dans l’entreprise

Décodages | RSE | publié le : 01.04.2020 | Lucie Tanneau

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Ces écolos qui militent dans l’entreprise

Crédit photo Lucie Tanneau

La transition écologique est une tendance de fond. Les entreprises font face, en interne, à des salariés convaincus, qui veulent faire bouger les choses. Comment réagir, prévenir les tensions dans des milieux souvent plus habitués à la surconsommation, et à éviter les convictions personnelles envahissantes ? L’écologie peut-elle devenir un moteur collectif et une source de fidélisation ?

Dans la vraie vie, les citoyens sont de plus en plus consom’acteurs. Et en entreprise ? Le salarié est-il aussi écologiquement responsable ? Sommes-nous prêts à apporter notre mug, à recycler les feuilles imprimées en brouillon en lieu et place des Post-it de toutes les couleurs, à refuser les goodies en plastique et autres cadeaux d’entreprise gratuits, mais peu utiles ? Appliquons-nous les mêmes gestes qu’à la maison en éteignant les lumières derrière soi ou en diminuant la température des radiateurs ? Aujourd’hui, les entreprises qui font seulement du greenwashing sont décriées et les salariés demandent des actions fortes. Au moins certains. Ces convaincus veulent être entendus dans leur entreprise. Mais peuvent-ils faire bouger les choses ?

Génération Y.

D’après une étude menée par Cone Communication, 76 % de la génération Y prennent en considération la politique RSE d’une entreprise dans laquelle ils postulent (lire également page 38). En matière de recrutement de talents, le sujet est donc à prendre au sérieux dans les entreprises. Mais comment réagissent-elles vis-à-vis des collaborateurs qui, en interne, tentent de faire bouger les lignes ? « Ce qui a changé, c’est que les militants ne sont plus vus comme des “relous”, commence Sébastien Biessy, directeur de l’activité talents chez Willis Towers Watson. Les gens, y compris en entreprise, savent que c’est dans l’ère du temps, et même si les comportements quotidiens ont du mal à changer – même les plus jeunes impriment des tonnes de papier –, les entreprises prennent note du fait que la conscience écolo est un levier en matière d’attraction, de rétention, de sentiment d’appartenance, de fierté. » « Aujourd’hui, défendre des valeurs écologiques n’est plus un acte militant, complète Marc Jacouton, spécialiste RSE qui intervient en entreprise. Cela devient joyeux, funky. Même les leaders d’opinion le font et c’est donc plus glamour qu’avant de trier ses déchets : les militants ne sont plus “cornerisés”, plus considérés comme des donneurs de leçons. » Pour Sébastien Biessy, l’évolution est la même que celles des remarques sexistes ou de la misogynie, longtemps acceptées : « Aujourd’hui, ce n’est plus possible, c’est déplacé. Celui qui dirait qu’il se moque de l’écologie et que l’on peut imprimer 1 000 feuilles pour les jeter après, choquerait. Après, ce n’est pas parce qu’on ne le dit plus qu’on ne le pense pas… »

La sociologue Anne Desrues, qui a mené pour l’Ademe une enquête sur ces pratiques écologiques importées de la maison au bureau ou l’inverse, livre son analyse : « Les salariés cherchent de plus en plus une homogénéité de valeurs entre vie privée et vie professionnelle. Si la religion ou la politique ne passent pas en entreprise, l’environnement est devenu apolitique et peut donc faire l’objet d’initiatives, même si la plupart des salariés s’autocensurent encore sur le sujet par peur d’être stigmatisés », rappelle-t-elle.

Stop aux bobos écolos.

Si le changement prend du temps, concrètement, de plus en plus d’entreprises remarquent depuis quatre ou cinq ans des propositions et envies de leurs collaborateurs vers une transition écologique. Chez Enercoop, distributeur indépendant d’électricité, Frédéric Vincent a, par exemple, apporté des bacs de compost à son étage. Le chargé de mission au service facturation est référent compost dans sa résidence de la région de Versailles : il a eu envie de continuer son action sur les biodéchets au bureau. « Je suis inquiet pour notre environnement et, pour moi, ce sont les citoyens qui peuvent agir : j’avais besoin de m’impliquer », raconte-il. Les bons retours de ses collègues qui jouent le jeu et jettent le marc de café, leur trognon de pomme ou peau de banane dans les seaux le poussent à continuer. « Ils m’ont même encouragé à envoyer un e-mail sur l’intranet pour que tout le monde soit au courant. » En pratique, Frédéric Vincent a quand même dû s’investir personnellement, en ramenant les déchets chez lui dans un premier temps, puis en trouvant une association de jardin de quartier pour les récupérer. Il fallait être convaincu.

Pascal Grémiaux, président d’Eurecia, un éditeur de solutions RH pour les PME, a constaté, lui aussi, cette envie d’agir chez les salariés. « Les frontières entre vies privée et professionnelle s’effacent et les collaborateurs veulent exister tels qu’ils sont au boulot : ils veulent rapporter leurs convictions ou mode de vie au travail pour se retrouver dans un environnement un peu comme chez eux », note-il. Pour cela, « ils ont besoin d’un groupe support », analyse Anne Desrue. La sociologue a répertorié quatre profils de « transféreurs écolos », c’est-à-dire des personnes qui ont des pratiques environnementales dans une sphère de leur vie et les transfèrent dans une autre sphère : les partisans (du domicile vers le travail), les pragmatiques (qui ont des pratiques issues de leur culture personnelle et les mettent en place naturellement, sans militantisme, au travail, en devenant par exemple référent jardin car ils ont toujours fait du jardin en famille), et dans l’autre sens : les experts (professionnels d’un secteur qui ramènent les pratiques à domicile), et les inspirés (qui, dans le cadre professionnel, découvrent une pratique et l’importent chez eux). Pour Anne Desrue, les « transféreurs » au travail prennent des initiatives, souvent individuelles, comme ce fut le cas de Frédéric Vincent chez Enercoop, mais ils ont très vite besoin de passer « par un groupe de soutien qui leur permet d’étendre leur projet », explique-t-elle. « En rencontrant d’autres gens qui sont sensibles à leur idée, souvent à l’heure du déjeuner, ils deviennent le leader mais ne sont plus seuls. Puis, le changement d’échelle intervient quand l’action se fait au niveau d’un service, d’un étage, avant d’être étendu à l’entreprise entière par l’intervention, par exemple, des services généraux ou du service RSE. » Si le projet, à la base, ne coûte rien, l’entreprise commence parfois par le valoriser sur l’intranet, puis décide d’en porter la communication.

La hiérarchie, le cadre et le « relou » de service.

Pour passer cette étape, une hiérarchie à l’écoute, voire convaincue, accélère le processus. Chez Enercoop, où la transition écologique fait partie de l’ADN de l’entreprise, les « agitateurs écolos » internes bénéficient, de fait, d’une bienveillance. « Les gens qui travaillent chez nous sont souvent, à la base, des militants écologistes, rappelle Meriem Boudiem, DRH de la société. En tant qu’entreprise, on propose un cadre que l’on espère propice à la transition en finançant, par exemple, des indemnités vélo, en installant une seule imprimante par étage, en offrant des formations gratuites sur la consommation d’énergie… Et on laisse le champ libre aux salariés qui souhaitent mettre en place des ateliers. » Untel peut utiliser une salle pour apprendre à ses collègues à fabriquer des éponges maison, à mieux trier ses poubelles, à faire des boutures de plantes vertes… « Ils proposent. On offre le cadre », résume-t-elle. Cette manière de fonctionner « ôte toute crainte de greenwashing, analyse Anne Desrues. Il peut exister une méfiance vis-à-vis des actions RSE qui viennent d’en haut, une peur du court-termisme alors que les initiatives issues des salariés sont souvent bien accueillies, elles paraissent plus réelles, même si le transfert demande souvent du temps, car si l’action défendue donne une identité positive au salarié, le fait sortir du lot lui donne des contacts. Il a souvent peur d’être catalogué comme le “relou” du papier », nuance la sociologue. Le bobo écolo, Monsieur Poubelle, l’écolo de service, madame zéro waste… Des surnoms entendus dans beaucoup de sociétés.

Temps d’adaptation.

Il n’empêche. Le mouvement correspond à une vraie tendance sociétale. « Il y a une prise de conscience du consommateur qui veut savoir d’où viennent les produits qu’il achète et comment ils ont été fabriqués. Le collaborateur est avant tout un citoyen qui ne veut pas décorréler les deux, décrypte l’expert RSE, Marc Jacouton. Dans les faits, le collaborateur peut donc être un levier de mise en mouvement : chez certains de mes clients, laver son mug à la fin d’une réunion est devenu normal alors qu’il y a cinq ans, cela aurait semblé vraiment bizarre ! » « L’entreprise baigne dans le monde, confirme Emmanuelle Germani, DRH de la marque de jeans Kaporal, installée à Marseille. La transition écologique est dans l’ère du temps : salariés, clients, actionnaires, entreprises sont des éponges et vivent avec ces sujets. Après chacun s’en saisit. Ou pas ! On voit des faisceaux d’actions ou de comportements qui changent. Chez nous, cela correspond à des valeurs, notamment du DG, donc on y va aussi, plutôt en mode test and learn. » Une des premières actions a, par exemple, été de participer à un nettoyage des plages. « On avait vu passer un flyer d’une association et je l’ai proposé à mes équipes, commence Emmanuelle Germani. Puis, certaines salariées ont voulu aller plus loin et mettre en place des choses en interne. Je leur ai demandé de constituer un groupe et l’entreprise leur a alloué du temps. » Les Kap’écolo, comme ils se sont eux-mêmes surnommés, ont établi un catalogue d’actions qu’ils souhaitaient mettre en place. Remplacer les gobelets en plastique par du carton, organiser un marché de Noël bio, écolo et local, collecter des jouets pour une association, recycler à plus grande échelle les jeans (pour de l’isolation domestique) déjà collectés par Kaporal depuis 2014… « J’avais la crainte que passé l’enthousiasme du début, ce groupe retombe, mais il est toujours actif avec 10 % de l’effectif environ, note la DRH. Ces ambassadeurs sont vraiment des moteurs et, depuis, l’entreprise a un peu repris la main pour relayer les sujets et assurer la communication. »

Emmanuelle Germani a aussi joué son rôle pour éviter que le sujet divise les équipes. Car les « relous » du papier agacent et créent parfois des frictions… « Chez nous, les Kap’écolos ne sont pas des jusqu’au-boutistes. Nous n’avons pas connu de tensions, mais certains d’entre eux ont pu être frustrés de voir que tout le monde n’adhérait pas aussi vite qu’ils l’avaient espéré… Ma vision de DRH a été de leur rappeler que tout changement nécessite du temps, de la communication, des explications. En RH, on sait que le changement demande de l’accompagnement ! », résume-t-elle. « L’entreprise est un système, prévient aussi Pascal Grémiaux, d’Eurecia. Ces agitateurs qui portent des idées sont une opportunité, mais il faut se protéger des extrêmes ou du dogmatisme. Si certains veulent imposer leurs convictions aux autres, cela peut braquer les équipes. Les partis pris peuvent être très différents mais ne doivent par se faire au détriment de l’entreprise, des collègues ou du collectif, même si ce sont des initiatives personnelles. Le management et la direction doivent réfléchir à comment gérer, il faut communiquer et l’entreprise doit montrer l’exemple (Eurecia va déménager dans un nouveau « campus » à faible émission de CO2 avec poulailler, potager, ruches, et espaces d’actions), les interventions de sensibilisation peuvent être une bonne chose, mais il faut savoir s’adapter au rythme de l’entreprise et des autres. On doit être vigilant sur les demandes farfelues et savoir expliquer au collaborateur que l’enjeu reste de travailler. Quand il rejoint une entreprise, un collaborateur doit réfléchir à ses valeurs. Si elles ne correspondent pas du tout, peut-être doit-il aller ailleurs plutôt qu’essayer de tout changer », rappelle-t-il comme une évidence qui pourrait être oubliée.

Ces risques posent une question : « Qui gère ces sujets ?, demande Marc Jacouton. Il y a toujours eu des services pour s’occuper des achats, de la logistique, de la livraison du café ou de la gestion des poubelles. Maintenant, ils doivent caler des cours de nutrition ou faire livrer des paniers de fruits frais. Cela ne coûte pas forcément plus cher mais demande de l’organisation », expose-t-il. D’autant, qu’« adopter de nouveaux réflexes plus en phase avec la société est aussi devenu une nécessité pour les entreprises », affirme-t-il. Car la demande est réelle. « Ce n’est pas si simple, mais cela fait partie de la qualité de vie au travail tant recherchée. Comme ce sont des nouvelles attentes, les entreprises doivent y répondre pour fidéliser et attirer », analyse l’expert.

Nouvelle norme.

« Le transféreur était un innovateur, un déviant, puisqu’il sortait de la norme. Il tend à devenir le porteur d’une nouvelle norme qui est de plus en plus valorisée, souligne la sociologue Anne Desrues. Les entreprises ont encore du mal à franchir le pas de payer pour ces actions imaginées par les transféreurs, mais cela dépend beaucoup du top management. Dans les petites entreprises, le changement peut aller plus vite selon la volonté des dirigeants, et il y a aussi des occasions qui sont, dans la vie des entreprises, propices au transfert. » Un déménagement peut notamment permettre de revoir tout le système de recyclage et de poubelles. Il s’agit alors davantage d’un changement d’organisation interne que d’une action de salariés militants, même s’ils ont pu insister en amont pour que le sujet ne soit pas oublié. « Le militantisme de certains ne suffit pas à changer les choses. À force d’entendre un collègue dire qu’il faut arrêter le plastique, je peux opter pour un mug, mais il est difficile de changer les habitudes. Tant que l’entreprise ne prend pas de mesures claires, les comportements généraux bougent peu. Pour être sincère, je crois que les mesures de transition les plus fortes ne viennent pas d’une demande des salariés, mais d’une nécessité économique des entreprises », nuance Sébastien Biessy, de Willis Towers Watson. Remplacer les bouteilles en plastique par des gourdes, pourquoi pas, mais à quel prix ?

Auteur

  • Lucie Tanneau