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“Sans chef, un orchestre joue beaucoup mieux”

Actu | Entretien | publié le : 01.04.2020 | Muriel Jaouën

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“Sans chef, un orchestre joue beaucoup mieux”

Crédit photo Muriel Jaouën

Violoniste soliste, David Grimal n’en a pas moins le goût profond du collectif. C’est pour mieux partager l’amour de la musique qu’il a créé, en 2005, un ovni dans le monde très conservateur du classique : Les Dissonances, seule formation symphonique sans chef d’orchestre.

Vous avez créé Les Dissonances pour proposer une « autre manière de faire de la musique ». De quoi avez-vous voulu vous différencier ?

David Grimal : Le monde de la musique classique tel qu’il fonctionne aujourd’hui est extrêmement conservateur. Et le mot est faible. Il reproduit un modèle fordien de séparation du travail et promeut un système hiérarchique à l’inverse de la valeur contributive réelle de ses différentes composantes. En bas de l’échelle de reconnaissance : les professeurs, sous-payés et sous-considérés. Une marche au-dessus : les musiciens d’orchestre, que l’on regarde un peu comme des ouvriers. Au-dessus encore, les solistes, nantis d’un vrai statut. Et tout en haut, les chefs d’orchestre, littéralement déifiés. Quant aux compositeurs, figures absolument essentielles du système, on ne les regarde même pas ! Bref, tout est à l’envers. Pourquoi ? Parce qu’il faut vendre. À l’instant où elle est entrée en résonance avec des mécaniques capitalistes et industrielles, la musique est passée de sujet à objet.

Comment votre projet est-il né ?

D. G. : J’ai choisi d’être musicien pour des raisons profondes, spirituelles, pour l’amour de la musique. Rapidement, je suis devenu soliste et j’ai été vendu comme un produit de luxe. Tout aussi rapidement, j’ai réalisé que cette relation factice, conditionnée par le succès, ne me convenait pas. Je jouais de moins en moins bien, la dépression me guettait. Je suis parti faire un grand trek dans le désert libyen et en suis revenu avec la volonté de créer un espace où je pourrais faire de la musique en cohérence avec moi-même. Les Dissonances, c’est l’envie de faire de la musique dans la joie, le partage et l’excellence, tout simplement en remettant la musique au centre de la démarche. Ce désir en soi n’a rien d’extraordinaire : combien de médecins, de chercheurs, de chefs cuisiniers, et finalement combien de salariés aspirent à retrouver la vérité de leur vocation, le sens profond de leur travail et l’enthousiasme de s’y réaliser !

Quel est le mode de fonctionnement ?

D. G. : En fait, il s’agit davantage d’un festival que d’un orchestre au sens statutaire du terme. Quatre fois par an, des musiciens venus de toute l’Europe se retrouvent pour jouer ensemble durant quinze jours, au sein de formats symphoniques qui peuvent dépasser les 90 pupitres. Pas de concours, pas d’auditions, tout se fait par cooptation et personne n’est obligé de rester. Les musiciens prennent des congés sans solde auprès de leur formation d’appartenance et nous les rémunérons le temps de chaque festival, au cachet, hôtel et repas compris. Nous avons également créé une saison de concerts donnés au profit des sans-abri, en l’église Saint-Leu à Paris, pour recréer du lien social, de la consolation, de la joie.

Les Dissonances sont-elles la seule formation de cette dimension sans chef d’orchestre ?

D. G. : Le monde de la musique classique a développé un modèle de pouvoir extrêmement vertical, où tout – à commencer par la musique – est inféodé à la figure du chef, seul habilité à dicter sa vision à un collectif par définition aveugle et sourd. N’oublions pas que l’incarnation totémique du classique reste encore aujourd’hui Herbert von Karajan, un type épouvantable qui a pris deux fois sa carte au parti nazi. Or, il en va de la musique comme de tous les pans de la société : les solutions viennent toujours de ceux qui savent et pas de ceux qui sont dépositaires du pouvoir.

Mais il y a tout de même de bons chefs d’orchestre ?

D. G. : Il y a de bons chefs, de mauvais chefs, des chefs terroristes, des chefs empathiques. La question n’est pas tant là. Les Dissonances ne s’inscrivent pas dans une posture de rejet. Ce que j’interroge, c’est la fonction telle qu’elle est pratiquée. Rappelons tout de même qu’avant le XIXe siècle, les orchestres jouaient sans chef et s’en passaient très bien. Je pense fondamentalement que, dans le rôle dont on l’a investi, le chef d’orchestre déresponsabilise les musiciens. Il se pose là, c’est le seul qui ne joue pas, il agite ses bras et tout le monde le suit. Or, la musique se joue ensemble. Elle n’a de sens que dans le partage et pour le partage. Offrez au collectif une direction musicale, laissez les musiciens se responsabiliser, sans leur donner d’ordre, sans battre la mesure, en leur laissant suffisamment d’espace pour se mettre eux-mêmes en relation les uns avec les autres, en jouant avec eux, vous permettrez alors à chacun de ne plus seulement jouer sa ligne, mais de jouer la partition.

Donc, un orchestre sans chef, ça n’est pas un orchestre sans leader ?

D. G. : Il n’y a pas de groupes possibles sans un leader, pas d’organisation sociale possible sans hiérarchie. La question est de savoir de quel type de leadership on a besoin pour stimuler l’intelligence collective et jouer mieux, tellement mieux. Peut-être chaque orchestre devrait-il s’interroger sur sa manière de fonctionner en tant que collectif, au lieu de s’en remettre à un homme providentiel. Notre démarche, d’ailleurs, interpelle et c’est un signe. Daniel Barenboim, pour ne citer que lui, a été très impressionné et je sais qu’il s’intéresse à notre projet. Nous suscitons aussi pas mal de curiosité chez les musiciens d’orchestre, partout en Europe, qui voient leurs copains revenir tellement enthousiastes et bonifiés de nos festivals. Nous sommes le seul orchestre en France capable d’attirer les grands solistes de toute l’Europe, quand les meilleurs musiciens français partent aujourd’hui rejoindre des formations étrangères.

Mais alors, pourquoi ce modèle, créé il y a maintenant quinze ans, n’a-t-il pas été dupliqué ou, au minimum, imité ?

D. G. : Parce qu’il faut pouvoir le faire. Premièrement, transformer un orchestre existant pour en faire quelque chose qui bouscule à ce point les schémas en place, le mandarinat, la verticalité, ce n’est pas possible. On ne peut pas soigner un groupe de l’intérieur, il faut une intervention extérieure, qui rebat les cartes à chaque fois et bouscule le management en l’espace d’une heure. Deuxièmement, j’avais avec moi en tant que soliste, le statut, la reconnaissance et l’écoute. Et aussi de bons amis. Sans cela, je n’aurais sans doute jamais pu mener ce projet à bien. Pour des raisons économiques notamment. La musique classique, c’est un sport de bourgeois, cela coûte forcément très cher et cela ne peut jamais être rentable. Trois ou quatre concerts des Dissonances, c’est un budget de 300 000 euros. Nous avons trois sources de financement : les sessions de concerts, la subvention publique (10 % du total), et le mécénat (particuliers et entreprises comme la Fondation Michelin ou la Société Générale). Mais cela reste une économie extrêmement fragile. Quand on ne veut pas devenir un « machin » institutionnel et commercial, dans un monde économique régi par des métriques d’efficacité et de rentabilité, trouver des soutiens est très difficile.

Les Dissonances sont toujours là, internationalement saluées comme l’une des meilleures formations de la scène musicale classique…

D. G. : Et pourtant, l’initiative a été accueillie très fraîchement par le monde musical. Trop subversive certainement. Depuis le début, j’ai refusé toutes les grandes stars que l’on a voulu m’imposer, je n’ai jamais accepté d’œuvres que nous n’avions pas envie de jouer. Nous avons noué des partenariats avec quelques salles, mais notre modèle est foncièrement incompatible avec celui des grands tourneurs et producteurs qui « font le marché ». Parfois, je me dis que Les Dissonances et leur pérennité relèvent du miracle. En tout cas, le modèle existe, il fonctionne encore, il est connu. « Le ver est dans le fruit », serais-je tenté de dire. Si cela doit continuer – et je fais tout pour –, c’est la force cinétique qui portera les choses. Si non, ce n’est pas si grave. Un projet est-il forcément amené à vivre indéfiniment ?

David Grimal

À 47 ans, David Grimal mène une carrière internationale de violoniste soliste qui le conduit depuis vingt ans sur les plus grandes scènes de musique classique du monde. De nombreux compositeurs, comme Thierry Escaich ou Guillaume Connesson, lui ont dédié des œuvres. Inlassable penseur de l’art et de son rôle dans la société, David Grimal a créé en 2005 Les Dissonances, dont il est le directeur artistique, à la fois collectif de musiciens, laboratoire d’idées et unique ensemble à explorer le grand répertoire symphonique sans chef d’orchestre.

Auteur

  • Muriel Jaouën