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« Un climat d’ébullition quasi permanent »

À la une | publié le : 01.04.2020 | Benjamin d’Alguerre

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« Un climat d’ébullition quasi permanent »

Crédit photo Benjamin d’Alguerre

Les mouvements sociaux s’expriment d’une manière de plus en plus spectaculaire, si ce n’est radicale. Pour Stéphane Sirot, historien de la sociologie des grèves et du syndicalisme, ces pratiques s’expliquent par la fin du modèle de dialogue social qui a dominé durant les dernières décennies du XXe siècle et par une dépossession croissante des partenaires sociaux de leurs sujets traditionnels par l’État.

Vous refusez de parler de « radicalisation » des mouvements sociaux. Pourquoi ?

Stéphane Sirot : Le terme de « transgression » me paraît plus approprié que celui de « radicalisation » pour désigner l’ambiance de ces mobilisations sociales. Déjà, parce que celui de « radicalisation », apparu dans le débat public depuis quelques années avec la montée de l’islamisme et des attentats, est aujourd’hui à la fois très connoté et utilisé à tort et à travers, mais aussi parce que lorsqu’on observe de près la nature de cette soi-disant « radicalisation », on s’aperçoit qu’il s’agit avant tout et la plupart du temps de gestes symboliques. L’occupation sauvage de ronds-points, les coupures de courant ou les intrusions au siège de la CFDT constituent des transgressions de la règle de droit, mais ne sont pas synonymes de radicalisation des mobilisations sociales. En revanche, je constate une augmentation du nombre de ces actes transgressifs depuis le début des années 2000, alors que les deux décennies précédentes nous avaient habitués à des conflits sociaux plus routiniers. La véritable rupture est là.

Comment expliquer cette rupture ?

S. S. : Par l’épuisement des deux principales propositions syndicales qui ont prédominé dans le paysage social entre les années 1980 et 2000. La première, celle d’un syndicalisme de dialogue social, défendue par la CFDT et le camp « réformiste », ancrait l’action syndicale dans la négociation collective et la supériorité du rapport de droit sur le rapport de force. Cette position me paraît difficile à tenir aujourd’hui, notamment à cause de la forte immixtion de l’État dans le dialogue social. Aujourd’hui, il est de plus en plus demandé aux partenaires sociaux de transcrire dans les branches et dans les entreprises des décisions prises par l’exécutif, ce qui rend ce syndicalisme de dialogue un peu artificiel. Déjà malmenée durant la seconde moitié du quinquennat Hollande, cette vision du syndicalisme a été achevée par Emmanuel Macron qui a renvoyé le dialogue social aux entreprises au travers des ordonnances de 2017 et cessé de considérer la CFDT comme le partenaire privilégié du Gouvernement. Preuve en est qu’en dépit des récentes admonestations de Laurent Berger sur la réforme des retraites, le Gouvernement a d’abord maintenu l’âge pivot, puis n’a fait que le suspendre.

La seconde forme de syndicalisme qui a fini par s’essouffler, c’est celle de la protestation ritualisée qu’ont pu porter la CGT ou parfois FO pendant des années avec la pratique des journées d’action. Depuis 1995, cette forme de mobilisation a montré ses limites à faire fléchir le pouvoir. Si l’on excepte les mobilisations anti-CPE de mars-avril 2006 – et encore, s’agissait-il avant tout d’un mouvement de lycéens et d’étudiants – tout le monde peut constater que cette pratique échoue à faire reculer le pouvoir politique dès lors que ce dernier est déterminé à ne plus plier ! Dans ces conditions, que reste-t-il ? La transgression.

Le mouvement des « bonnets rouges », en 2013, a-t-il constitué le point de départ de cette forme transgressive de revendication ?

S. S. : Il a en tout cas fait émerger une nouvelle forme de mobilisations sociales qui présentent des caractéristiques communes : naissance sur les réseaux sociaux, refus de tout encadrement par les syndicats traditionnels, exigence d’une prise de parole directe sans intermédiaire institutionnel et fort ancrage territorial (la Bretagne pour les « bonnets rouges », la « France périphérique » pour les « gilets jaunes »). Mais ne nous y trompons pas : la France vit dans un climat d’ébullition sociale quasi-permanent depuis quelques années, avec une interpénétration croissante entre les actions classiques d’origine syndicale et celles plus autonomes. Faisons un rapide bilan : les mobilisations contre la loi El Khomri de 2016 se sont prolongées avec Nuit Debout tout le reste de l’année. 2017 a connu une courte pause, du fait de la proximité de l’échéance présidentielle, mais la contestation a repris à l’automne contre les ordonnances travail. À partir du mois de décembre, on voit naître toute une série de revendications catégorielles (personnels pénitentiaires, Ehpad, fonction publique, etc.) qui se sont étalées jusqu’à l’été 2018. Puis, en novembre 2018 a commencé la crise des « gilets jaunes », laquelle a duré jusqu’à l’été 2019… Soit à la veille de l’irruption du dossier de la réforme des retraites dans le débat public qui, lui-même, a entraîné une grève de plus d’un mois à compter du 5 décembre… En réalité, il n’y a jamais eu de véritable pause dans la contestation sociale.

Les organisations syndicales ont-elles été bousculées par les mouvements « spontanés », comme les « bonnets rouges » ou les « gilets jaunes » ?

S. S. : Elles ont été désorientées, mais ne se sont pas vraiment senties concernées dans les premiers temps, puisque dans ces deux cas, il s’agissait au départ de protestations antifiscales, éloignées des revendications syndicales classiques et possiblement perçues comme porteuses d’une certaine forme de poujadisme, d’autant qu’une partie du petit patronat s’y était greffée. Très vite, cependant, le mot d’ordre de ces mouvements a évolué vers une revendication sur le pouvoir d’achat et sur la qualité de vie, ce qui rentrait davantage en conformité avec le discours syndical. Mais les tentatives de main tendue se sont quasiment toutes soldées par des échecs, et les organisations ne sont parvenues à s’inviter ni sur les ronds-points ni dans les cortèges. Sauf à la fin, lors de l’essoufflement du mouvement.

La fermeté des syndicats dits « radicaux » (CGT, Sud…) lors du conflit des retraites ne traduit-il pas une certaine « gilet jaunisation » voire une extrême gauchisation de la contestation ? La position de Philippe Martinez sur « le retrait ou rien » est plutôt inhabituelle à la CGT.

S. S. : La question des retraites et de la protection sociale a toujours revêtu une importance capitale dans le corpus revendicatif traditionnel des syndicats. Les grandes centrales s’étaient largement mobilisées lors des précédentes réformes de 1995, de 2003, de 2007 et de 2010. Auraient-elles adopté un ton aussi musclé face à l’exécutif s’il n’y avait pas eu les « gilets jaunes » juste avant ? Je l’ignore. Mais le fait est que Philippe Martinez, notamment, s’est vu contraint par le contexte social : après avoir largement manqué le mouvement des « gilets jaunes », il ne pouvait pas rater celui de la contestation contre la réforme des retraites ! Pour autant, ce durcissement de ton n’est sans doute pas exempt d’enjeux internes à la CGT. D’une, il a tout intérêt à ne pas se faire doubler sur sa gauche par d’autres organisations, de l’autre, cette mobilisation permet de resserrer les rangs après le congrès de Dijon qui a vu un fort décalage entre les aspirations du « peuple cégétiste » et les instances confédérales censées le représenter. Philippe Martinez est à ce jour le secrétaire général de la CGT le plus mal réélu de l’histoire de la centrale, aussi, la contestation de la réforme des retraites constitue pour lui l’occasion de recoller les morceaux et de réaffirmer sa légitimité face à ses opposants dans la course à la succession. À commencer par Laurent Brun, le secrétaire général de la CGT-Cheminots, qui ne se cache pas d’être sur la ligne de départ. En outre, la CGT n’est plus l’organisation politiquement homogène qu’elle a été. Idéologiquement, c’est une mosaïque d’opinions. Et cette grève est l’occasion pour certaines minorités de jouer la carte de la « radicalité » contre l’appareil central. Actuellement, une grande partie des adhérents cégétistes ne se reconnaît plus dans un parti politique et s’inscrit dans une démarche de recherche de nouvelles pratiques militantes seules capables, selon eux, d’obtenir l’émancipation sociale et l’augmentation des salaires. S’il existe un point commun avec les « gilets jaunes », c’est celui-ci.

Au vu du contexte général que vous décrivez, comment expliquer que seules quelques organisations syndicales – et même quelques fédérations au sein de ces organisations – se soient mobilisées ?

S. S. : Pour l’instant, les professions qui interpellent le plus l’État sur la réforme des retraites sont celles à régimes spéciaux ou autonomes : avocats, danseurs de l’Opéra de Paris, mais surtout salariés du secteur public et fonctionnaires. Or, ces derniers forment l’essentiel des troupes militantes de la CGT et de FO qui sont, à bien des égards, devenus des syndicats de la fonction publique sans parler de la FSU. Cette prépondérance du secteur public dans ces organisations peut expliquer leur mobilisation. On remarque d’ailleurs que d’autres fédérations emblématiques de ces deux centrales, comme la métallurgie se sont beaucoup moins impliquées dans le conflit. Dans la même veine, si la direction de la CFDT accompagne plus volontiers cette réforme, c’est aussi parce que ses effectifs militants sont davantage constitués de salariés et de cadres d’un secteur privé largement tertiarisé, peu impliqué dans la mobilisation et où l’enjeu des retraites est en apparence moins prioritaire. Pour autant, cela ne doit pas faire oublier que la CFDT-Cheminots est restée engagée dans le conflit. Idem à l’Unsa, où ses branches RATP et en partie ferroviaire ont pris le contre-pied des déclarations du secrétariat général. En outre, à la RATP, même les organisations considérées comme les plus « dures » se sont vues récemment concurrencées par l’émergence de nouveaux syndicats autonomes tels La Base ou le Rassemblement syndical. Dans ce secteur, il existe également une prime à qui montrera le plus ses muscles.

Depuis quelques années, on constate aussi un durcissement de la CFE-CGC. Est-ce une vraie nouveauté dans le paysage syndical ?

S. S. : Le positionnement de la CFE-CGC révèle le malaise grandissant des cadres, une population maltraitée à la fois par l’exécutif et parfois par les employeurs. La récente réforme de l’assurance-chômage a réduit leurs indemnités au prétexte qu’ils seraient mieux lotis que le reste de la population salariée. Dans les entreprises, ils subissent de plus en plus les injonctions lourdes de la direction et constituent l’une des populations professionnelles les plus touchées par le burn-out. Depuis l’élection de François Hommeril à sa tête, la CFE-CGC prétend porter une « troisième voie » du syndicalisme entre CFDT et CGT. Cette position est un peu illusoire, mais elle signifie désormais que la CFE-CGC pourra, au gré des besoins, rejoindre soit le camp de la négociation, soit celui de la contestation. Cette situation risque en tout cas de modifier profondément l’équilibre entre camps réformiste et contestataire.

Peut-on, à ce stade, imaginer une fin de crise acceptable ?

S. S. : Cela me paraît difficile aujourd’hui, car nous sommes entrés dans une longue phase d’évolution de la contestation de l’ordre libéral dont je n’arrive pas à percevoir le terme. À moins d’imaginer que cette contestation ne trouve une traduction politique. Mais je n’en vois pas émerger pour l’instant.

À l’inverse, peut-on redouter une aggravation des conflits et peut-être une évolution violente ?

S. S. : Le degré de violence dans les rapports sociaux est déjà élevé. On le voit dans la démultiplication des actes transgressifs. La violence symbolique a atteint un haut niveau chez l’ensemble des acteurs : aussi bien du côté de l’exécutif que chez les contestataires. La violence se nourrit de la violence et l’ambiance est inflammable, surtout dans un paysage de recomposition de l’offre sociopolitique avec deux extrêmes se faisant face. L’extrême libéralisme d’un côté, l’extrême droite de l’autre… Et les « gilets jaunes » au milieu comme régulateurs sociaux. Cela pourrait finir par rapprocher l’extrême droite du pouvoir…

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre