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Les syndicats en proie à la radicalisation

À la une | publié le : 01.04.2020 | Benjamin d’Alguerre

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Les syndicats en proie à la radicalisation

Crédit photo Benjamin d’Alguerre

Les cheminots bloquent, les avocats jettent leurs robes, les syndicats défilent… Au total quatre mois de mobilisation interprofessionnelle et ininterrompue pour obliger le Gouvernement à modifier son agenda sur la réforme des retraites. Du jamais-vu depuis plusieurs décennies, y compris dans les nouvelles formes de radicalité qui se sont exprimées au grand jour.

« Ce n’était pas contre-productif, mais bon, pour être sincère, ça n’en était pas loin. » Quand on évoque avec lui l’action de deux groupes de militants et de sympathisants Sud-Rail et CGT-Énergie au siège bellevillois de la CFDT les 17 et 20 janvier derniers – une première intrusion s’étant soldée par un chahut musclé dans le grand hall de la centrale réformiste ; une seconde par une coupure de courant générale – Laurent Brun, le patron de la fédération CGT des cheminots, soupire : « Honnêtement, on aurait pu se passer de ce genre de spectacle. En soi, ces évènements étaient anecdotiques, pas vraiment brutaux, mais ils ont permis à la CFDT de se placer dans un rôle de victime pile au moment où elle s’embourbait sur la question de l’âge pivot ! Et bien sûr, les députés de la majorité et les ministres du Gouvernement en ont profité pour s’engouffrer dans la brèche en y allant de leurs tweets faussement indignés sur la prétendue violence des militants. »

Mauvaise cible

L’analyse du leader des cheminots CGT est d’ailleurs partagée par la hiérarchie de Sud-Rail : « Ceux qui ont participé à ces actions se sont trompés de cible », assène Bruno Poncet, secrétaire fédéral du syndicat ferroviaire. « Je peux comprendre la colère et le sentiment de trahison suscités par Laurent Berger, mais cela ne doit pas faire oublier que les fédérations CFDT-Cheminots et RATP sont à nos côtés dans le mouvement. Elles aussi soufrent des décisions de leur confédération ! » En bref, deux coups pour rien. Et immédiatement condamnés par les échelons nationaux des autres centrales. « Notre ennemi n’est pas la CFDT. C’est le Gouvernement ! », rappelle Fabrice Angéi, secrétaire confédéral de la CGT. « Ce n’est pas la première fois que les positions modérées et réformistes de la CFDT cristallisent la colère de certains éléments radicaux venus de la CGT, de FO ou de Sud. En 1995 et en 2003, lors de précédents conflits portant – déjà – sur une réforme des retraites, la CFDT s’était fait prendre à partie par ce type d’individus qui ne représentent absolument pas la position majoritaire des organisations auxquelles ils adhèrent. D’ailleurs, celles-ci ont toujours condamné sans réserve les violences », souligne Denis Maillard, consultant en relations sociales et auteur en 2019 d’« Une colère française. Ce qui a rendu possible les “gilets jaunes” ». L’invasion de Belleville : pas une tradition dans le monde syndical, mais presque, en somme.

Réhabilitation de la grève

Pour autant, difficile de pas observer une forme de durcissement – pour ne pas dire de radicalisation – des mouvements sociaux inédits depuis le début des années 2010, et un passage de plus en plus fréquent des mécontents à l’action directe avec ou sans intermédiation syndicale… Le plus souvent sans. Destruction de portiques autoroutiers en Bretagne, occupations sauvages de ronds-points ou de la place de la République plusieurs mois durant, jet de robes d’avocats sur une ministre de la Justice, lancer de blouses médicales ou de livres scolaires aux pieds de ses homologues de la Santé et de l’Éducation Nationale, retraite aux flambeaux dans les rues de Paris… L’expression de la contestation et du malaise social ne se satisfait plus du traditionnel défilé ponctuel sous une banderole ou derrière un véhicule à la sono tonitruante. La mobilisation contre la réforme des retraites engagée le 5 décembre dernier et qui s’est traduite par un blocage quasi-total des transports franciliens pendant les fêtes de fin d’année et par treize (à ce jour) manifestations de rue, dépasse ce à quoi les syndicats et les autres mouvements plus spontanés avaient pu habituer les Gouvernements précédents. « Sarkozy disait que les grèves mobilisaient tellement peu qu’on ne les remarquait plus. Macron a difficilement pu manquer celle-ci… », s’amuse Fabrice Angéi.

Même les vieux briscards du syndicalisme s’avouent impressionnés par l’ampleur du mouvement initié le 5 décembre : « C’est la première fois depuis longtemps que je vois un mouvement social s’inscrire dans une telle durée et réhabiliter la grève en tant que moyen d’action collective établissant un vrai rapport de force avec l’exécutif », confesse Yves Veyrier, secrétaire général de FO. Avec une participation au rendez-vous. Selon les chiffres de la police, un million de personnes étaient descendues dans la rue à l’appel des syndicats début décembre. Et chacune des manifestations qui se sont ensuivies a rassemblé quelque 150 000 à 200 000 personnes, toujours selon les estimations du ministère de l’Intérieur.

Pour Judith Krivine, responsable de la commission sociale du Syndicat des avocats de France (SAF), la seule radicalité observée chez les manifestants, c’est l’extension de l’interprofessionnalité du mouvement. Cadres, enseignants, danseurs de l’Opéra de Paris, professions médicales, avocats, greffiers ou enseignants se sont joints aux cheminots et aux agents de traction RATP dans leur lutte contre la fin de régimes spéciaux. Les mobilisations ont aussi été l’occasion de sortir d’une certaine forme de corporatisme protestataire : « Le mouvement crée de nouvelles jonctions entre les catégories socioprofessionnelles maltraitées, et ça, c’est extraordinaire. Même les avocats d’affaires, habituellement peu prompts à manifester se sont montrés solidaires de leurs confrères spécialisés dans le droit social ! En outre, pour la première fois depuis longtemps, le monde de la culture s’est joint à la protestation de celui du travail, soit par les happenings des danseurs de l’Opéra de Paris, soit par les nombreuses soirées de soutien aux grévistes impliquant des artistes ! » avoue cette avocate, qui a notamment défendu les salariés de Mory Ducros.

Maintenir l’ordre

Pour autant, la spectacularisation de la mobilisation n’a pas été exempte de violences. Pour un ballet improvisé sur les marches de l’Opéra Garnier ou une retraite aux flambeaux interprofessionnelle, combien de permanences d’élus LREM saccagées et de coupures de courant sauvages sans souci des conséquences par des militants CGT du secteur de l’énergie ? On a même vu des avocats se colleter avec des gendarmes qui les empêchaient d’accéder à un tribunal. « Certaines minorités au sein des mouvements peuvent être tentées par la radicalité, mais les syndicats canalisent », estime Denis Maillard. Preuve en est : les services d’ordre syndicaux ont réussi à tenir les black blocs hors des manifestations. « Peut-être étaient-ils là, mais si tel est le cas, ils n’ont pas agi. Le nombre de manifestants les a sans doute dissuadés. C’est une chose de casser pendant une petite manifestation de quelques centaines ou milliers de “gilets jaunes” dispersés, c’est beaucoup plus difficile quand il y a 100 000 personnes autour de votre petit groupe », analyse Yves Veyrier.

« On parle de violences commises par les grévistes, mais que dire de la répression policière, judiciaire, managériale ou financière subie par ces derniers ? Et quid de la violence avec laquelle le Gouvernement a ignoré toutes les propositions des organisations syndicales durant la grande concertation sur les retraites pour conserver son projet initial de retraite à points et de fusion des régimes spéciaux », s’insurge Fabrice Angéi. Violence… et dédain. « Bientôt quatre mois de mobilisation et ni la direction de la SNCF ni le Gouvernement ne nomment de médiateur pour écouter les revendications des grévistes ! » s’étrangle Laurent Brun. De quoi faire mijoter doucement mais sûrement les raisons de la colère chez les cheminots, et inciter les organisations à multiplier les actions musclées pour engager un rapport de force plus favorable. D’autant plus qu’au mécontentement lié au dossier des retraites s’ajoute celui du Pacte ferroviaire, qui a transformé le 1er janvier dernier l’entreprise publique en cinq entités privées. Le tout sans que les élus syndicaux n’aient leur mot à dire.

Dernier tour de vis gouvernemental qui fait bondir les syndicats : la méthode choisie par Édouard Philippe pour accélérer le calendrier. Certes, le recours au 49-3 n’a été une surprise pour personne. À force de confidences savamment distillées dans la presse, les couloirs du Palais-Bourbon bruissaient déjà depuis plusieurs semaines de rumeurs concernant le recours à cet article de la Constitution que le même Édouard Philippe en 2016, alors député LR, dénonçait avec véhémence lorsqu’il était brandi par le Gouvernement Valls. Une façon de faire jugée à la fois brutale et maladroite par certains députés de la majorité qui ont choisi de quitter le parti présidentiel dès l’annonce du recours de l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur le texte. « Cette décision crée un véritable malaise entre l’exécutif et les gens ! » estimait, le 2 mars, Michel Amiel, élu des Bouches-du-Rhône, avant de claquer la porte du parti présidentiel. « Alors que depuis 15 mois le pays est, avec la crise des “gilets jaunes” puis la réforme des retraites, secoué par des mouvements sociaux d’une intensité rarement atteinte, je ne me résigne pas à laisser jeter à nouveau le discrédit sur le Parlement », abondait son homologue du Rhône, Hubert Julien Laferrière, accusant le Gouvernement « d’attiser les tensions » présentes dans la société française. Comme pour lui donner raison, syndicats et « gilets jaunes » se sont immédiatement remobilisés dans la rue avec une véhémence retrouvée. Le 7 mars, les heurts entre policiers et porteurs de liquettes de sécurité autoroutière se sont soldés par 44 blessés. Des chiffres que l’on n’avait plus vus depuis les premiers actes du mouvement en 2018. À Toulouse, la question du 49-3 était au cœur des débats de la cinquième « assemblée des assemblées » du collectif en jaune organisée du 6 au 8 mars.

Seconde phase de lutte ?

De quoi redonner du tonus à un mouvement essoufflé dont les actes hebdomadaires devenus routiniers et de moins en moins suivis finissaient par ressembler à des réunions d’amicales boulistes ? Sud fait partie des organisations syndicales qui comptent bien sur ce renfort. « Ceux qui étaient en grève le 5 décembre le sont toujours. Mais on ne parvient pas à solidariser nos colères », concède Bruno Poncet. La CGT, pour sa part, aimerait bien ramener ces brebis égarées sur le droit chemin de l’engagement syndical : « Il existe une forme d’appauvrissement de la pensée politique chez les “gilets jaunes” comme le prouve leur focalisation sur la personne d’Emmanuel Macron. Il y a une prise de conscience à faire émerger. Le syndicalisme doit reprendre le chemin des entreprises, y compris des très petites », annonce Fabrice Angéi.

En attendant, la prochaine étape du mouvement sera celle d’un passage de la réforme des retraites par 49-3. « Deux options se présentent, détaille Laurent Brun. Soit le 49-3 suscite un durcissement du mouvement et dans ce cas, nous entrons dans une seconde phase de lutte avec la possibilité d’une grève interprofessionnelle suffisante pour générer un étouffement de l’économie qui nous donnera plus de poids dans la négociation avec l’exécutif. Soit on ne mobilise pas, et la bataille est terminée, perdue… Même s’il sera toujours possible de lancer de nouvelles initiatives, à l’image de la pétition contre la privatisation d’ADP. » Avec la crainte qu’une défaite syndicale sur la réforme des retraites ne provoque le basculement de certaines minorités radicalisées vers de nouvelles formes d’actions directes, moins encadrées et potentiellement moins légales…

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre