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Vie des entreprises

Les forçats du taxi, faux locataires mais vrais salariés

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.04.2001 | Sandrine Foulon

Pas de congés payés ni d'indemnités de chômage, mais dix heures de travail par jour à enchaîner les courses pour payer la redevance : voilà le tribut des taxis locataires parisiens qui n'ont ni les avantages des salariés ni ceux des artisans. En reconnaissant leur lien salarial, la Cour de cassation jette un pavé dans la mare.

Alain Jancou est un avocat tenace. De ceux qui ne lâchent jamais l'affaire. Depuis cinq ans, il plaide devant les tribunaux la cause des taxis locataires. Le scénario est ficelé d'avance. Les prud'hommes ne sont pas compétents pour juger un litige concernant un contrat de location, martèle la défense des employeurs. Il y a trente et un ans que cela dure, et pas de raisons que cela change. Pourtant, le 19 décembre 2000, dans un arrêt très attendu sur la requalification du contrat de location en contrat de salarié, la chambre sociale de la Cour de cassation a donné raison aux chauffeurs de taxi locataires. « Un moment savoureux », résume l'avocat des taxis. Et un sacré coup dur pour les G7 et autres Slota, les principales sociétés de location de taxis parisiennes. Cet arrêt pourrait bien signer le glas du système. Le chauffeur étant désormais assimilé à un salarié.

Cette bataille juridique, beaucoup de taxis l'ignorent. Artisan et propriétaire de sa Renault Espace, Louis-Jean ne se sent pas tellement concerné. Mais il est ravi « que ça change pour les collègues. Les taxis locataires, eux, ce sont des esclaves ». À Paris, tous les chauffeurs ne sont pas logés à la même enseigne. 14 900 « autorisations de stationnement » sont réparties entre 8 000 artisans, 900 salariés et quelque 6 000 chauffeurs locataires. Parfois, quelques locataires tentent un mouvement de grève, la presse parle d'exploitation des temps modernes, de racket organisé, de pratiques ancestrales. Mais le système perdure. Après tout, les taxis sont réputés râleurs. « On a de quoi être énervé, se défend Ahmed, taxi locataire depuis sept ans pour une petite société. On roule dix heures par jour, on stresse dans la circulation, et au moindre écart on a les boers – la police des taxis – aux trousses. »

Mais la grande angoisse de ces drôles de locataires est de pouvoir payer leur loyer. Chaque semaine, un chauffeur verse en moyenne 4 600 francs au loueur et conserve le reste. La G7 préfère le paiement tous les dix jours, soit 6 700 francs. Une redevance variable selon le type de voiture. « Une Mercedes coûte plus cher qu'une Peugeot, explique un chauffeur de la G7. Et on paie en plus si on veut la clim, la radio (près de 1 800 francs par mois). On ne flambe pas en Classe E ! Les chauffeurs préfèrent la 406 ou la Passat. Mais ils n'ont pas toujours le choix. Il faut être bien avec celui qui distribue les véhicules. »

Au final, l'équivalent du smic

Tributaires d'une bonne course, les taxis ont le sentiment de jouer aux dés. « Hier, j'ai touché 14 francs, ironise un chauffeur locataire. 714 francs pour être exact. 700 francs pour l'entreprise, 14 pour moi. » En moyenne, les chauffeurs gagnent 1 100 francs par jour. Hadj Laarag et son ami Diouf Mahecor font le calcul. Ils sont tous deux membres du collectif G7 qui a bloqué le 21 février dernier les portes du garage G7 à Saint-Ouen pour obtenir de meilleures conditions de travail. « De ces 1 100 francs, vous retranchez 700 francs pour le loyer puis 120 francs pour le gazole, à notre charge. Il nous reste 280 francs. En bout de course, on gagne l'équivalent d'un smic. »

Résultat, de nombreux chauffeurs ne prennent aucun jour de repos. « Si on travaille trois cent trente jours par an, nous avons droit à un mois de gratuité, explique Diouf. Du coup, toutlemonde bosse. C'est le seul moment où on peut se refaire. » Et beaucoup roulent la nuit, le tarif est plus avantageux. « On ne voit pas nos enfants. Nos femmes se plaignent, explique Hadj Laarag. On n'est jamais tranquille. Quand je prends un jour de congé, je pense aux 700 francs qui ne sont pas rentrés. Le loueur, lui, est certain d'être payé : après un jour de carence, le moindre retard entraîne une majoration de 10 %. » La redevance est le plus souvent payée en liquide, même si quelques employeurs acceptent la Carte bleue. Rebelle, Hadj Laarag est sans doute l'un des rares à régler par chèque ses 7 040 francs tous les dix jours. Mais la plupart se plient aux exigences du patron. « Je paie tout en liquide, le contrat est comme ça, explique pour sa part Abdelkader qui travaille pour une petite société du nord de Paris. J'ai un tas de petites planques dans la voiture. » Engranger des courses est l'obsession des chauffeurs, car longue est la liste des impondérables. Les révisions et les réparations sont à la charge du loueur. Mais si un chauffeur provoque un accident à ses torts, il doit payer. « Le loueur possède son propre garage, explique un taxi qui vient de débourser 400 francs pour une éraflure. On est obligé d'y aller et c'est lui qui fixe les prix. C'est le meilleur moyen qu'ils ont trouvé pour nous plumer. » Président de la chambre syndicale des loueurs de véhicules, seul Michel Levieuge, patron d'une flotte d'une dizaine de voitures, a souhaité s'exprimer. Il soutient mordicus que les taxis gagnent bien leur vie. « Le mois dernier, un débutant a fait une recette de 44 000 francs, soit 24 000 francs pour lui. Évidemment, il faut bosser. Et puis, les taxis ne disent pas tout. Ils perçoivent en retour la TVA et la détaxe sur le gazole. S'ils ne sont pas faits pour ce métier, qu'ils fassent autre chose ! » Facile ! rétorque François, taxi depuis seize ans, locataire devenu artisan. « Et pour faire quoi ? Ce boulot emploie 80 % d'immigrés qui ne connaissent pas leurs droits. Pour accepter ces conditions, faut être en galère. »

Une maladie et c'est la dèche !

Rendre les clés n'est pas aussi aisé. Les locataires n'ont pas droit aux Assedic. Ils échappent au droit du travail. Donc pas de 35 heures, pas de congés payés, pas de comité d'entreprise… Seul le contrat de location fait foi. Dans le milieu, on ne parle jamais de licenciement mais de résiliation. Trop d'accidents, et l'employeur déchire le contrat. Le locataire ne perçoit aucune indemnité. Une maladie, c'est la dèche. Au bout de trente jours non travaillés, de nombreuses sociétés mettent fin au contrat. Le collectif G7 vient d'obtenir du loueur l'arrêt de cette mesure. « Si on est malade, on doit rendre la voiture et payer des indemnités de suspension supérieures aux indemnités journalières de la Sécu. Pendant ce temps, les employeurs peuvent prendre la plaque et le compteur du véhicule et les placer sur une voiture-relais. Comme ça, ils touchent deux fois », remarque un chauffeur.

À mi-chemin entre indépendants et salariés, les locataires sont soumis au régime général de la Sécurité sociale. Longtemps, ils se sont fait flouer. On leur remettait une attestation de Sécurité sociale qui ne distinguait pas les charges salariales et patronales. En 1995, une circulaire du ministère des Affaires sociales lève le lièvre : l'employeur ne peut, en aucun cas, faire supporter la part patronale au chauffeur. Un jugement du TGI de Paris a également donné raison aux locataires, mais ne leur a pas permis de récupérer les sommes. En requalifiant le contrat de location en contrat de travail, l'arrêt de la Cour de cassation change la donne. « Désormais, on informe les chauffeurs en activité ou non qu'ils vont pouvoir se faire rembourser les charges indûment perçues. Et cela sur dix ans, souligne Jean-Marc Domart, secrétaire général de la chambre syndicale des cochers-chauffeurs de la CGT. Les dossiers sont prêts à partir. » Pour Alain Jancou, qui travaille avec ce syndicat, la requalification en contrat salarié était le seul moyen de sortir de l'impasse. Dans son bureau, il a conservé des tracts émanant des patrons qui menaçaient d'augmenter le prix de location s'ils devaient payer les charges patronales. « C'est d'ailleurs ce qu'ils ont fait. Depuis trois ans, la distinction salariale/patronale est clairement mentionnée sur l'attestation, mais le prix du loyer a augmenté. »

Si le régime de la location a pu perdurer contre vents et marées, des chauffeurs de taxi suggèrent que les amitiés mitterrandiennes d'André Rousselet, le P-DG de la G7 – qui a passé la main à son fils, Nicolas –, n'y sont pas étrangères. Les gouvernements de gauche comme de droite sont toujours demeurés silencieux sur ce sujet. Seul le parti communiste a déposé une proposition de loi en 1998 pour supprimer la location. Autre particularité, les taxis ne dépendent pas du ministère des Transports mais de celui de l'Intérieur. Et, exception parisienne – partout en France, la gestion des taxis relève des mairies –, c'est la préfecture de police qui, depuis 1970, réglemente les taxis de la capitale.

Menace de procès à répétition

La justice a donc jeté un joli pavé dans la mare. Certes, l'arrêt de la Cour de cassation ne concerne que deux petites sociétés de location, avec leurs contrats spécifiques. Mais il devrait faire jurisprudence. D'ailleurs, la cour d'appel, qui devait examiner le 22 mars plusieurs affaires concernant des sociétés de la G7, a sciemment attendu la décision des juges du Quai de l'Horloge avant de se prononcer. La menace de procès à répétition pourrait aboutir à un changement de réglementation, avance la CGT. Ne serait-ce que parce que les sociétés de location devront rembourser aux chauffeurs les cotisations sociales. Et, à raison de 3 500 francs mensuels sur dix ans, l'ardoise atteint 420 000 francs, qu'il faut multiplier par autant de chauffeurs.

Mais, pour ces 6 000 chauffeurs locataires, le problème reste entier : salariat ou artisanat est leur seule alternative. L'Association de défense des taxis locataires, le collectif G7 ou encore la CGT souhaitent l'abolition de la location. Les autres syndicats, pour la plupart divisés et peu implantés, restent favorables au statu quo ou ne se prononcent pas. Car le salariat n'a pas que des avantages. « Il ne faut pas en rester au système archaïque du salariat fondé sur la recette à 30 %, explique Hadj Laarag, mais négocier une revalorisation du pourcentage. » Aujourd'hui, les rares chauffeurs de taxi salariés perçoivent un tiers de la recette, plus un salaire fixe de 60 francs brut journaliers. Mais si les taxis ont au moins la garantie de toucher un montant de la recette, et le bénéfice de jours de congés, ils ne s'y retrouvent pas non plus financièrement. Et surtout, ils sont obligés de rendre la voiture tous les jours au garage.

Les employeurs, c'est sûr, ne prisent guère le salariat. Michel Levieuge condamne l'arrêt « politique » de la Cour de cassation. « Si les juges veulent la mort de la location, qu'ils le disent clairement. Personne ne veut être salarié. Surtout pas les chauffeurs. Ils préfèrent la location. Je suis prêt à trouver une place de salarié à tous ceux qui rejettent le système. Mais je n'ai aucune demande. » Ne plus avoir à s'exempter du droit du travail est une chose, ne pas contrôler les recettes en est une autre. « Avant le système de la location, certains salariés avaient pris la fâcheuse habitude de ne pas toujours mettre le compteur et d'empocher la course », souligne Michel Levieuge, qui milite pour la transparence totale de la recette et la généralisation de la Carte bleue. « Idem pour les suppléments bagages aux aéroports, les patrons n'en voyaient jamais la couleur. » Avec la location, le chauffeur a évidemment tout intérêt à se défoncer pour gagner sa vie.

Les taxis caressent tous le rêve de devenir artisans. Mais au prix de la licence à Paris, près de 800 000 francs, très peu en ont les moyens. Pendant longtemps, des licences gratuites étaient distribuées aux taxis inscrits sur une liste d'attente. Il suffisait qu'un artisan parte à la retraite et rende son numéro gratuit à la préfecture pour que celui-ci soit remis dans le circuit. En 1995, sous le puissant lobbying de la Fédération nationale des artisans du taxi, Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur, a permis aux bénéficiaires de ces plaques de les revendre après quinze ans d'activité. Un beau cadeau. Car les prix flambent. En quatre ans, la valeur de la licence a doublé. « Charles Pasqua, j'aimerais bien le charger un jour, grogne un taxi locataire. J'aurais quelques questions à lui poser. » En attendant des jours meilleurs, les taxis parisiens continuent à s'entasser à Orly et à Roissy. Une course à 300 francs vaut bien quelques heures d'attente.

L'hôtellerie en ligne de mire

Derrière le prétendu contrat de location se cache en réalité un contrat de travail. Dans son arrêt du 19 décembre 2000, la chambre sociale de la Cour de cassation a clairement reconnu les liens de subordination entre un chauffeur de taxi et l'entreprise de location. Depuis 1993, Mohamed Labbane louait un véhicule équipé taxi à la société Bastille Taxi. Son contrat était reconductible de mois en mois. Lorsque l'entreprise rompt son contrat, Mohamed Labbane se tourne alors vers les prud'hommes pour réclamer des indemnités de rupture. Il est débouté sous prétexte qu'il n'est pas salarié. Même échec en appel. Certes, il ne reçoit pas directement de la société d'instructions sur le nombre de clients à prendre en charge ni sur le nombre d'heures à effectuer. En outre, le paiement de la redevance – incluant les charges sociales –, qui impose de fait un certain volume de travail, ne suffit pas à prouver la relation de travail salarié. Mais ajouté aux nombreuses obligations et recommandations concernant le véhicule (effectuer des révisions régulières, assurer la propreté en utilisant les installations du loueur…), les juges ont reconnu à Mohamed Labbane le statut de salarié.

Par extension, plusieurs milliers de taxis pourraient demander à devenir salariés. Leurs employeurs devraient ainsi leur verser, rétroactivement, les cotisations sociales et de retraite complémentaire.

Si ce principe de réalité continue d'être appliqué, l'industrie hôtelière pourrait bien trembler elle aussi. Les prud'hommes doivent prochainement se prononcer sur des contrats en gérance de Formule 1 (groupe Accor). Une vingtaine de couples demandent en effet la requalification de leur contrat commercial en contrat salarié.

Auteur

  • Sandrine Foulon