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Vie des entreprises

Le droit de la preuve à l'épreuve des NTIC

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.04.2001 | Jean-Emmanuel Ray

Vidéosurveillance numérique, badgeage, disque dur, mails… les nouvelles technologies de l'information et de la communication multiplient les possibilités de preuve des chefs d'entreprise à l'encontre de collaborateurs indélicats, ou des salariés à l'égard d'employeurs malintentionnés. Attention toutefois à ne pas employer de moyens déloyaux.

Le fantôme de « Little Brother », ce petit logiciel de contrôle approfondi des connexions renvoyant son grand frère au rayon de la « Bibliothèque rose », rôde désormais dans nombre d'entreprises. Car, après le contremaître physiquement repérable contrôlant des actes matériels bien visibles, l'autocommutateur téléphonique, la vidéosurveillance et les centaines de logiciels existant désormais sur ce marché porteur sont autrement plus précis, et jamais fatigués. Avec le tout numérique, aucun détail ne peut leur échapper, et ces cybersurveillants bénéficient d'une mémoire… d'ordinateur.

La loi du 13 mars 2000 sur l'« adaptation du droit de la preuve aux technologies de l'information » a bouleversé le régime probatoire de l'acte juridique : mais celui du fait juridique (l'immense majorité du contentieux en droit du travail) n'est pas modifié. Ainsi, en matière de licenciement, l'employeur a sans doute le privilège du préalable : mais bien qu'il soit ensuite défendeur devant le conseil de prud'-hommes, la règle selon laquelle (ici) « le doute profite au salarié » l'oblige concrètement à convaincre le juge de la véracité de ce qu'il a énoncé dans la lettre motivée.

Les nouvelles technologies de l'information et de la communication, fondées sur le tout numérique, peuvent aujourd'hui lui fournir plus de preuves qu'il n'en demande. Mais c'est alors que les difficultés commencent.

A. – Présentation par l'employeur de preuve illégalement obtenue : l'arroseur arrosé

Forme de « courrier oral » banalisé, les mails commencent à épaissir les dossiers contentieux. Certaines entreprises en viennent à inviter leur encadrement à systématiquement imprimer le courrier un tant soit peu officiel avant de l'envoyer : mail de félicitations ponctuel, rapports hiérarchiques flatteurs pourront ensuite invalider un licenciement pour insuffisance professionnelle, heures nocturnes d'envoi permettant de constater des amplitudes journalières excessives, dérapages verbaux-écrits en matière de discrimination ou d'histoires gauloises nominatives : leurs auteurs ont eu l'impression de s'exprimer oralement… mais c'est un écrit qui sera produit en justice, dans une ambiance à tout point de vue différente.

L'employeur peut alors se retrouver dans la position de l'arroseur arrosé : non seulement cette preuve peut être déclarée irrecevable, mais en produisant par exemple le contenu d'un mail, il peut lui être reproché d'avoir commis une violation de la correspondance privée (si elle est commise « de mauvaise foi » : C. pén., art. 226-15 ; T. corr. Paris, 2 novembre 2000), un délit d'entrave au comité d'entreprise, une infraction à la loi informatique et libertés, etc.

1° Car la liste des textes devant être respectés en amont est en effet fort longue

• Loi informatique et libertés, article 25 :

« La collecte de données opérée par tout moyen frauduleux, déloyal ou illicite est interdite » (C. pén., art. 226-18 : cinq ans de prison et 2 millions de francs d'amende). Voir également les huit articles suivants réprimant « les atteintes aux droits de la personne résultant des traitements informatiques » : détournement de la finalité déclarée, transfert illégal de fichier, communication à des tiers non autorisés…

• En droit individuel du travail :

C. trav., art. L. 121-8 : « Aucune information concernant personnellement un salarié […] ne peut être collectée par un dispositif qui n'a pas été porté préalablement à la connaissance » de celui-ci (exemple : vidéosurveillance, badgeage déclaré pour une finalité spécifiée… et oubliée).

C. trav., art. L. 121-7 : Le salarié « est expressément informé, préalablement à leur mise en œuvre, […] des méthodes et techniques d'évaluation professionnelle mises en œuvre à son égard » (exemple : logiciels préinstallés de productivité).

• Dans les rapports collectifs de travail :

C. trav., art. L. 432-2-1 : « Le comité d'entreprise est informé et consulté, préalablement à la décision de mise en œuvre dans l'entreprise, sur les moyens et techniques permettant un contrôle de l'activité des salariés. » Est-il excessif d'écrire qu'aucun employeur n'est alors vraiment tranquille ? Car le texte ne parle pas de « moyens destinés à » mais « permettant de ». Vu la ludique créativité des informaticiens, combien de DRH (délégataires) savent exactement quelles généreuses possibilités de contrôle recèlent par exemple la moindre badgeuse sécurité ou une modeste webcam ?

C. trav., art. L. 422-1-1 : « Si un délégué du personnel constate […] qu'il existe une atteinte aux droits des personnes ou aux libertés individuelles […] il en saisit immédiatement l'employeur. » En cas de carence, il « saisit le bureau de jugement […] qui peut ordonner toutes mesures propres à faire cesser cette atteinte ». C'est sur la base de ce texte que la chambre sociale avait rendu au visa de l'article L. 120-2 du Code du travail son arrêt Euromarché du 10 décembre 1997 à propos d'un enregistrement vidéo : le délégué du personnel « peut agir afin d'obtenir le retrait d'éléments de preuve obtenus par des moyens frauduleux qui constituent une atteinte aux droits des personnes ».

2° Chacune dans sa logique, chambre sociale et chambre criminelle ont une vision spécifique

Jurisprudence sociale de la chambre sociale : « L'employeur a le droit de contrôler et de surveiller l'activité de ses salariés pendant le temps de travail : seul l'emploi de procédés clandestins est illicite. Les salariés ayant été dûment avertis de ce que leurs conversations téléphoniques seraient écoutées, les écoutes réalisées constituaient un mode de preuve valable. » L'arrêt rendu par la Cour de cassation le 14 mars 2000 reprenait le principe posé par l'arrêt Néocel du 20 novembre 1991, légalisé par la loi du 31 décembre 1992.

Mais « l'employeur est libre de mettre en place des procédés de surveillance des locaux de rangement dans lesquels les salariés ne travaillent pas : le système de vidéosurveillance avait été installé dans un entrepôt et il n'enregistrait pas l'activité de salariés affectés à un poste de travail déterminé » (Cass. soc., 31 janvier 2001, faute grave pour le voleur récidiviste). Et un arrêt du 11 mars 2000 avait admis que les juges se fondent sur les relevés de facturation de France Télécom.

La chambre sociale écarte donc du débat judiciaire une preuve obtenue par des moyens déloyaux : les salariés concernés doivent avoir été préalablement avertis de l'existence et de la nature exacte des contrôles. Mais avertis ne signifie pas forcément accord exprès à la mesure envisagée.

Rigueur de la chambre criminelle : « Aucune disposition légale ne permet au juge répressif d'écarter des moyens de preuve produits par les parties au seul motif qu'ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale. » Légitimement soucieuse du respect de l'ordre public et souvent composée d'anciens membres du parquet n'ayant plus une totale confiance dans la naturelle droiture de la nature humaine, la chambre criminelle a adopté, le 6 avril 1994, une position inverse à celle de la chambre sociale, à propos d'une caméra cachée au-dessus de la caisse d'une pharmacie. On arriverait ainsi à ce paradoxe d'un délit correctionnel constitué, mais d'un licenciement non fondé si l'employeur n'avait que ce type de preuve.

Mais l'employeur n'est pas le seul à se servir en justice des mails : de plus en plus de salariés (mais aussi des « indépendants » soucieux de montrer la réalité d'un lien de télé- subordination) se présentent aux prud'hommes avec 43 mails afin de prouver une délégation de pouvoir sans pouvoirs, ou des objectifs hors de portée.

B. – Production par le salarié de documents émanant de l'entreprise

Problème classique : l'utilisation contentieuse par le salarié de renseignements obtenus au cours de son activité professionnelle, avec cependant la nouveauté de l'envoi électronique (a priori fautif) des documents en cause à une adresse extérieure… Finie, l'utilisation voyante de la photocopieuse du service ou la soustraction momentanée de volumineux dossiers.

1° Encore faut-il que le salarié ne se place pas lui-même dans l'illégalité

S'il détournait ou prenait illégalement connaissance du courrier de son supérieur hiérarchique ou de l'entreprise (Cass. soc., 3 février 1993 : faute lourde le fait d'avoir posé un micro caché dans le bureau du DRH afin d'écouter à distance ses conversations ; Cass. soc., 5 janvier 1995 : « L'installation d'un système d'écoutes clandestin permettant de capter des conversations tenues par les membres de l'entreprise ou des tiers constitue une faute grave, peu important l'utilisation que l'intéressé ait voulu en faire. »).

Si, pour parvenir à ces informations, il accédait ou se maintenait « frauduleusement dans tout ou partie d'un système de traitement informatisé » (C. pén., art. 323-1) et a fortiori introduisait ou soustrayait « frauduleusement des données » (C. pén., art. 323-3).

2° Là encore, chambre sociale et chambre criminelle développent leur propre partition

Pour la chambre sociale, un salarié peut produire en justice « des documents contenant des informations dont les membres du personnel pouvaient avoir normalement connaissance » (Cass. soc., 2 décembre 1998), donc l'essentiel des pages intranet accessibles sans code d'accès.

Pour la chambre criminelle, il peut par exemple s'agir d'un vol (Cass. crim., 16 mars 1999).

En matière de photocopie de documents de l'entreprise, cette divergence d'appréciation met parfois mal à l'aise les juges du fond. La cour d'appel de Paris a par exemple relaxé le 9 novembre 2000 un salarié accusé de vol : « En photocopiant à l'insu de son employeur et à des fins personnelles pour préparer sa défense dans une instance prud'homale des documents dont il a la légitime possession dans le cadre de ses fonctions, le salarié appréhende frauduleusement ces documents le temps de leur reproduction […]. Mais la chambre sociale de la Cour de cassation reconnaissant le droit d'un salarié à produire en justice des documents dont il a eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions, le salarié a pu légitimement considérer qu'il ne commettait pas un acte pénalement répréhensible » (erreur de droit, qu'il n'était pas en mesure d'éviter).

L'impression de mails en vue d'un éventuel contentieux, s'ils sont accessibles à tous sur l'intranet, entre dans cette tolérance. Aux entreprises de ne pas mettre en ligne des informations jugées trop sensibles, en sachant que des salariés sur le départ peuvent provoquer sur ce média oral-écrit des réponses singulières de la part d'une hiérarchie devant répondre dans l'heure à 23 mails et rarement sensibilisée à ces délicats problèmes.

Les nouvelles technologies de l'information et de la communication relancent donc un très vieux débat, comme le remarquait la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) dans son rapport 2000 : « Elles posent de façon nouvelle des questions qui avaient été réglées dans un contexte ancien. » Reste que pour licencier le directeur des services informatiques, cet homme clé qui n'ignore rien ni des infractions commises ni des secrets inavoués, pour peu qu'il ait fait un minimum de droit du travail…

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray