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Politique sociale

Les recruteurs font leur marché dans les lycées professionnels

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.04.2001 | Valérie Lespez

Distribution de tracts à la sortie des établissements, main basse sur les fichiers : de la mécanique au bâtiment, les secteurs en panne de main-d'œuvre utilisent les grands moyens pour débaucher les élèves des lycées professionnels en cours d'études. Une stratégie à courte vue, dont ni les jeunes ni les entreprises ne sortent gagnants.

On s'arrache les jeunes des lycées professionnels ! En rendant visite à plusieurs entreprises régionales, cet enseignant d'un établissement alsacien s'est vu réclamer à quatre reprises un précieux sésame : la liste des élèves. « J'aurais pu caser mes 22 jeunes en un clin d'œil. L'une des entreprises était prête à en embaucher 8 sur-le-champ. » Un véritable plébiscite pour sa classe de bac pro en productique mécanique, option usinage, dont les élèves tant convoités n'ont même pas encore décroché leur diplôme. Puiser dans le vivier des lycées professionnels en cours d'année est devenu un sport très prisé des entreprises. Selon l'estimation de l'Éducation nationale, près de 15 000 élèves de BEP et de bac pro auraient ainsi quitté prématurément les bancs de l'école pour rejoindre le marché du travail.

« Les démissions de jeunes ont toujours existé dans les lycées professionnels, observe Gérard Brignon, proviseur du lycée professionnel économique de Sélestat (Bas-Rhin). Mais, jusqu'ici, elles étaient plutôt rares. » Or, selon un sondage de l'Éducation nationale réalisé auprès de 250 des 1 770 proviseurs de lycées professionnels français, 80 % auraient signalé des cas de démission, en moyenne 10 par établissement. « Dans pratiquement chaque filière représentée au lycée (bois, énergie, maçonnerie ou menuiserie aluminium PVC), nous avons constaté une ou deux démissions », indique Jean-Claude Arbez, chef de travaux au lycée André-Boulloche de Saint-Nazaire, en Loire-Atlantique. « Les lycées professionnels des Pays de la Loire ont perdu 1 000 jeunes cette année, notamment au profit des entreprises de métallurgie », déplore Danièle Pasqueraud, responsable du Sgen-CFDT à l'académie de Nantes.

Même constat en Alsace, l'une des premières à avoir tiré le signal d'alarme. Dans cette région où le taux de chômage est très bas (5,5 %, contre 9,2 % au niveau national) et où de nombreux salariés désertent le marché local, attirés par les salaires proposés en Allemagne ou en Suisse, c'est une véritable razzia que les entreprises ont effectué sur les lycées professionnels : 1 259 élèves ont fait défection à la rentrée 2000. Et l'hémorragie s'est poursuivie ensuite. « Entre septembre et la Toussaint, j'ai perdu jusqu'à deux élèves par semaine », regrette Jean-Pierre Leyder, proviseur du lycée professionnel des métiers du transport Émile-Mathis à Schiltigheim (Bas-Rhin).

Méthodes de chasseurs de têtes

Pour trouver de la main-d'œuvre, certains recruteurs utilisent des méthodes dignes des chasseurs de têtes. « Les entreprises ont fait pression sur les proviseurs pour récupérer des fichiers d'élèves et ont distribué des tracts à la sortie des lycées », rapporte Albert Ritzent-haler, secrétaire général adjoint du Sgen-CFDT du Bas-Rhin. Secteurs incriminés : la restauration rapide et le travail temporaire. « Je vais effectivement présenter l'intérim dans les lycées professionnels, souvent d'ailleurs à la demande des proviseurs. Mais j'explique aux élèves qu'ils doivent décrocher leur diplôme avant de se lancer définitivement sur le marché du travail. Et quand je fais circuler des fiches où les jeunes peuvent inscrire leurs coordonnées, c'est pour des jobs d'été. Je ne réclame pas de listes d'élèves. Mais il arrive qu'une entreprise accueillant un lycéen pendant les vacances le débauche à l'issue de sa mission », se défend Bernard Marck, responsable du centre de recrutement de Vedior-Bis pour l'Alsace.

Même l'usine Peugeot de Mulhouse, l'un des gros employeurs locaux, se livre désormais à ce genre de débauchage, alors que ça n'était pas dans les habitudes de la maison. « Si le phénomène existe, il résulte d'initiatives individuelles au sein de l'entreprise. En aucun cas d'une volonté délibérée du groupe, jure Alain Rochette, responsable des relations avec l'enseignement chez PSA. Mais il est clair que cette situation risque de nous porter préjudice. » PSA entretient en effet un partenariat poussé avec l'Éducation nationale depuis près de trente ans. Le constructeur automobile accueille plus de 6 500 stagiaires par an, organise des journées thématiques pour 1 800 inspecteurs, chefs d'établissement et enseignants, participe à 150 jurys d'examen par an… Et verse près de 7 millions de francs par an de taxe d'apprentissage aux lycées professionnels. Ces recrutements intempestifs sont d'autant plus mal acceptés dans les établissements que les lycées professionnels, plus que l'enseignement général, entretiennent des relations cordiales et fructueuses avec les entreprises : 90 % des proviseurs sondés par l'Éducation nationale assurent développer avec elles des relations nourries.

Échanges de bons procédés

Le lycée professionnel économique de Sélestat concocte ainsi tous les ans, avec trois autres établissements, un calendrier exhaustif des stages, diffusé à toutes les entreprises du bassin d'emploi. À travers le comité local éducation/économie, qui rassemble des responsables d'établissement et d'entreprise de la région, il propose aux industriels de réaliser des CD-ROM de présentation de leurs activités, à destination des centres d'information et d'orientation (CIO) et des collégiens. Le lycée François-Arago de Nantes met ses locaux à disposition de ses partenaires pour former les salariés. En échange, les chefs d'entreprise fournissent des équipements au titre de la taxe d'apprentissage. L'établissement s'apprête également à ouvrir une formation complémentaire en alternance post-BEP, à la demande des grands noms de l'électroménager. À Paris, le lycée du Bâtiment développe des formations à destination des salariés de la RATP, de la Ville de Paris ou des adhérents des fédérations professionnelles du BTP.

En contrepartie, les entreprises ouvrent volontiers leurs portes aux enseignants. Spécialiste des produits d'hygiène et de soin, Hartmann organise des stages de deux à trois jours pour des futurs profs. Depuis deux ans, l'Union technique du bâtiment (450 salariés) accueille un enseignant une partie de l'année scolaire. Le groupe Accor, qui a monté une formation de réceptionniste de nuit avec le lycée hôtelier de Metz, accueille l'ensemble de la promotion en stage et recrute les élèves à l'issue du cursus. L'entreprise vient également d'élaborer une charte des stages. Bref, même si certains proviseurs regrettent que les entreprises ne s'engagent pas suffisamment, et si des professionnels se plaignent encore du manque d'ouverture et de la pesanteur de l'Éducation nationale, la nécessité d'une collaboration est depuis longtemps reconnue par tous.

C'est cette belle entente que les tentatives isolées de pillage risquent de fissurer. « Depuis quelques mois, on sent une suspicion réciproque », reconnaît Jean-Louis Crema, directeur général de Pneumax, une PME industrielle alsacienne, et farouche partisan des partenariats. Et l'on assiste à des scènes ubuesques. « En mai dernier, dans un lycée rochelais, raconte un inspecteur de l'Inspection générale de l'administration de l'Éducation nationale, le proviseur n'a pas vu revenir de stage une partie de ses élèves. Il est allé les chercher dans les entreprises et les a convaincus de rester un mois de plus au lycée pour décrocher leur diplôme. Les cours ont été réorganisés de telle sorte que les élèves n'aient pas le temps d'aller travailler ! En plaçant des cours le samedi matin par exemple. » Cette année, le proviseur du lycée rochelais a mis les choses au clair : élèves et entreprises sont priés d'attendre la fin des cours pour faire affaire.

Un danger pour le climat social

Mais la plupart des chefs d'établissement s'avouent incapables d'empêcher les élèves d'interrompre leurs études. « Difficile de les retenir », reconnaît Lionel Davy, proviseur dans un lycée préparant aux métiers du BTP à Laval. « On a beau leur expliquer que, sans qualification, ils seront les premiers touchés au moindre retournement de conjoncture, ils veulent profiter de la reprise économique sans attendre. » D'autant que les entreprises ont des arguments à faire valoir : « La formation tout au long de la vie, avec la validation des acquis professionnels (VAP), permettra aux jeunes de continuer leur apprentissage au sein de l'entreprise », assure un industriel. Mais, à jouer ce petit jeu, les entreprises risquent des déconvenues. « Ce genre de pratique pourrait détériorer le climat social dans les usines, les élèves recrutés avant leur examen étant certainement moins bien payés que leurs camarades diplômés », estime Alain Rochette, de PSA. De surcroît, les jeunes débauchés avant la fin de leur cursus ne sont pas forcément des recrues idéales, car ils sont plus facilement infidèles. Ils entrent sur le marché du travail davantage par opportunisme que par intérêt réel pour un métier ou pour l'entreprise. « Ceux qui partent sont en général démotivés par l'école et cherchent une porte de sortie bien payée », indique un enseignant. « Les bons élèves sont conscients que la réussite est au bout du diplôme », renchérit Jean-Pierre Leyder, du lycée professionnel de Schiltigheim.

Pénurie d'élèves dans les lycées

Certains d'entre eux quittent toutefois l'école parce qu'ils sont contraints de gagner leur vie. C'est la raison pour laquelle, reprenant à son compte une idée de Claude Allègre, le ministre délégué à l'enseignement professionnel, Jean-Luc Mélenchon, veut justement apporter aux lycéens professionnels « une plus grande indépendance matérielle et morale ». Notamment en généralisant la rétribution des stagiaires, laissée à la libre appréciation des entreprises et située entre quelques centaines et quelques milliers de francs par mois. « Le ministre joue avec l'argent des autres. Un groupe comme le nôtre rémunère ses stagiaires. Mais c'est sans doute moins facile pour une PME », remarque Alain Rochette, de PSA.

Soucieux de ne pas braquer les entreprises, Jean-Luc Mélenchon prône un système « financièrement neutre » pour elles. Toujours est-il que l'idée fait son chemin. La Capeb est la première fédération professionnelle à « encourager », dans une convention de partenariat signée avec l'Éducation nationale, « les possibilités de rétributions versées aux élèves durant leur période de formation en entreprise ». L'enjeu est d'importance : il s'agit non seulement de conserver les élèves, mais aussi d'en attirer d'autres. Car, pendant que les entreprises piaffent devant les lycées professionnels, non seulement les effectifs des établissements baissent, en raison de l'arrivée de classes creuses, mais les jeunes s'orientent plus volontiers vers les filières généralistes ou l'apprentissage. À la rentrée 2000, les lycées professionnels ont ainsi « perdu » 30 000 élèves. Deux fois plus qu'en 1999. Raison de plus pour que leur vivier ne soit pas pillé.

Des diplômés très recherchés

Depuis 1997, l'insertion des élèves de lycées professionnels – titulaires de CAP, BEP ou bac pro – ne cesse de s'améliorer. Un tiers étaient au chômage en mars 1997. Il n'y en avait plus qu'un sur cinq trois ans plus tard. Sept mois après avoir quitté le lycée, 42 % des CAP-BEP et la moitié des bac pro sont en entreprise ou dans un service public. Tous diplômes confondus, l'industrie, d'une part, le commerce et la réparation automobile d'autre part, sont les plus gros recruteurs (respectivement 22,7 % et 16,7 %). Loin devant l'hôtellerie-restauration (8,9 %) et le BTP (6,1 %).

Reste que les conditions d'insertion ne sont pas toujours idéales, le CDD et l'intérim restant les portes d'entrée les plus fréquentes. Seuls 11,4 % des CAP-BEP et 12,8 % des bac pro décrochent d'emblée un CDI. Mais, cinq ans après l'obtention de leur diplôme, leur situation s'améliore très nettement. Les plus gâtés sont les bac pro industriels (mécanique, électricité, électronique…) : 93 % d'entre eux occupent un emploi, en moyenne dans la même entreprise depuis au moins deux ans et demi. Les mêmes connaissent la plus forte progression de salaire : 1 800 francs de plus après cinq ans d'activité, pour un salaire net médian de 7 300 francs, contre 500 francs de plus seulement pour les titulaires de bac tertiaire (comptabilité, gestion, secrétariat, vente…), qui affichent un salaire net médian de 6 000 francs.

Chaque année, plus de 220 000 élèves quittent le lycée un CAP en poche, environ 200 000 avec un BEP et 88 000 avec un bac pro. Les 1 722 lycées professionnels français, dont 635 établissements publics, ont accueilli, à la rentrée 2000, 696 900 élèves. Soit une moyenne de 342 jeunes par lycée.

Auteur

  • Valérie Lespez