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Prendre le harcèlement moral au sérieux !

Idées | Juridique | publié le : 01.02.2020 |

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Prendre le harcèlement moral au sérieux !

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La reconnaissance par le TGI de Paris du harcèlement institutionnel dans le procès France Télécom rend d’autant plus nécessaire la maîtrise par les entreprises et leurs salariés de la mécanique du harcèlement moral. Mécanique complexe car la notion est entourée d’un certain flou !

Une qualification délicate

Remarques humiliantes (traiter régulièrement un salarié de « nabot incompétent, voleur, vendeur nul et incompétent, faux cul » relève du harcèlement moral, jugeait la Cour de cassation en 2011), mise au placard (suspension de la ligne téléphonique et de la messagerie électronique), intimidations (menaces sur la carrière, brimades)… les situations de harcèlement moral sont nombreuses et malheureusement connues. Contrairement à d’autres pays, notamment les pays de common law, le droit français a fait le choix de créer une qualification spécifique de harcèlement moral ; il s’agit d’agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale, ou de compromettre son avenir professionnel. Certains y ont vu et y verront sans doute encore davantage après le jugement France Télécom, des critères insécurisants ; les partisans du barème des indemnités prud’homales n’ont d’ailleurs pas manqué d’afficher leur crainte de voir celui-ci dévoyé par des salariés qui se placeraient sur le terrain du harcèlement moral dans le seul but de passer outre le plafonnement. Cette insécurité est néanmoins inhérente à la qualification de harcèlement moral qui vise à saisir des situations et des effets, notamment l’atteinte à la dignité, qui ne peuvent être enfermés dans une définition stricte.

Insécurité qui doit également être tempérée par la vigilance des juges, qui écartent dans de nombreux cas la qualification de harcèlement moral, soit parce que les griefs sont insuffisamment sérieux pour constituer un harcèlement (de simples rappels à l’ordre par exemple), soit parce qu’ils correspondent à un fait isolé. Si un fait unique ne peut constituer un harcèlement, il n’est pas pour autant indispensable que le harcèlement ait duré plusieurs mois, voire années, comme dans l’affaire France Télécom. Une période de quinze jours a par exemple été jugée suffisante.

Les raisons de l’échec de l’action en harcèlement moral tiennent souvent aux difficultés de preuve, même si celle-ci a été aménagée au profit du salarié comme en cas de discrimination. Il n’a pas à prouver le harcèlement mais doit présenter dans un premier temps des éléments de fait le laissant supposer : il faudra des attestations, des courriers, des SMS puisque la Cour de cassation admet ce mode de preuve (celui qui les envoie est censé savoir qu’ils s’enregistrent dans le téléphone de son destinataire, contrairement à une conversation téléphonique qui ne peut être enregistrée à l’insu d’autrui). Dans un second temps, au vu de ces éléments, il incombe à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

La reconnaissance du harcèlement institutionnel

Jusque-là, le paysage est classique… Le procès France Télécom pourrait contribuer à le modifier en faisant entrer dans la qualification de harcèlement moral des agissements d’un nouveau type. La jurisprudence a en effet progressivement ouvert la voie à la reconnaissance d’un harcèlement qui n’est plus celui d’un individu à l’encontre d’un ou plusieurs autres précisément identifiés, mais d’un harcèlement plus diffus, lié à des méthodes de management agressives, tel le management par la punition ou par la peur, voire, si l’on suit le récent jugement dans l’affaire France Télécom, à la politique ou la stratégie de l’entreprise, en l’espèce un plan drastique de réduction des effectifs. Quelques leçons même, s’il ne s’agit que d’une première décision !

Une affirmation, d’abord : le harcèlement peut être reconnu lorsqu’il concerne l’ensemble de la collectivité du personnel plutôt que des individus nommément désignés, ce qui dispense, comme c’était le cas en l’espèce, de prouver, pour chaque salarié visé, le lien de causalité entre le travail et le dommage subi.

Une confirmation, ensuite : la restructuration d’une entreprise, de surcroît lorsqu’elle passe par des suppressions massives d’effectifs, doit être menée en veillant scrupuleusement au respect de la santé et de la sécurité des salariés. Le harcèlement institutionnel devient, à la lecture du jugement France Télécom, une nouvelle forme – particulièrement grave par ses effets – d’abus dans l’exercice du pouvoir de direction de l’employeur, qui impacte la politique de rémunération de l’entreprise (le tribunal reproche à l’entreprise d’avoir modulé le variable des managers selon l’importance des baisses d’effectifs de leurs unités en application du plan de restructuration) et plus largement la politique de gestion du personnel (il est reproché à France Télécom d’avoir appliqué des quotas impératifs de départs et de mobilités internes).

Une incertitude enfin : quels critères ? Le jugement en élabore trois, cumulatifs : que les agissements procèdent d’une politique d’entreprise ayant pour but de structurer le travail de tout ou partie d’une collectivité d’agents et la mettent en œuvre ; que ces agissements soient porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d’une dégradation (potentielle ou effective) des conditions de travail de cette collectivité ; et enfin que ces agissements outrepassent les limites du pouvoir de direction. On mesure, à lire ces critères, la portée potentielle du harcèlement institutionnel, qui constitue une nouvelle limite, d’une redoutable efficacité au vu des sanctions attachées par le Code du travail au harcèlement, dans la définition des stratégies d’entreprise.

La diversité d’acteurs

L’importance du harcèlement moral trouve un autre écho dans la pluralité d’acteurs mobilisés pour le réprimer et, plus encore, pour le prévenir.

Le médecin du travail, en premier lieu, qui peut bien sûr, attester de l’état de santé mental du salarié, notamment d’un état dépressif (les services de santé au travail ont aussi, depuis 2012, un rôle de conseil auprès des employeurs sur la prévention du harcèlement moral) mais n’a aucun pouvoir de qualification de la situation en harcèlement, laquelle appartient au seul pouvoir du juge.

L’employeur, en second lieu, qui, outre son obligation de prévention du harcèlement moral explicitement inscrite dans le Code du travail, doit afficher, sur le lieu de travail, ainsi que dans les locaux ou à la porte des locaux où se fait l’embauche, les dispositions légales sur le harcèlement moral et les rappeler dans le règlement intérieur. Le règlement peut aller au-delà et désigner, par exemple, un interlocuteur pour les victimes ; le référent obligatoirement désigné, depuis le 1er janvier 2019, par le CSE l’est en effet uniquement en matière de harcèlement sexuel et d’agissements sexistes.

Le comité social et économique, en troisième lieu, qui peut exercer son droit d’alerte lorsque l’un de ses membres a connaissance d’une situation de harcèlement. L’employeur est alors tenu de mener, sans délai, une enquête avec lui. Il peut aussi susciter toute initiative qu’il estime utile et proposer notamment des actions de prévention du harcèlement moral.

Les collègues et autres témoins, en quatrième lieu, qui sont protégés contre toute représailles patronale s’ils dénoncent des faits de harcèlement. La jurisprudence s’est montrée protectrice, à la fois pour la victime et pour ses témoins, puisque celui qui, confondant pression et harcèlement, dénonce ce qu’il croit à tort être un harcèlement, reste protégé. Seule la mauvaise foi l’expose à une sanction, laquelle sera retenue s’il est conscient que les faits qu’il dénonce sont mensongers, non lorsqu’il commet une erreur d’appréciation sur la nature des faits allégués.

Les organes de l’État, en dernier lieu, que ce soit l’inspecteur du travail ou le juge, qui peuvent être actionnés notamment par la victime

Rupture et réparation

Le salarié victime d’un harcèlement moral dispose d’un certain nombre de leviers d’action. Il peut d’abord se fonder sur les faits de harcèlement pour rompre le contrat de travail, soit par une demande de résiliation judiciaire soit, s’il entend quitter immédiatement l’entreprise, par une prise d’acte, à la condition que ces faits ne soient pas trop anciens (deux ans, alors que l’employeur a immédiatement diligenté une enquête et pris des sanctions à l’égard de l’auteure du harcèlement, c’est trop long vient de juger la Cour de cassation le 19 juin 2019).

Si le contrat de travail a été rompu parce que le salarié refusait de subir un harcèlement moral ou qu’il dénonçait une telle situation, il pourra obtenir la nullité de la rupture. Il en ira ainsi en cas de licenciement mais pas nécessairement de rupture conventionnelle puisque la nullité suppose dans ce dernier cas que le salarié démontre que la situation de harcèlement a vicié son consentement.

Le salarié peut également, indépendamment de la rupture de son contrat de travail, engager la responsabilité de l’auteur du harcèlement et, ce qui constitue souvent un enjeu central, de son employeur. Ce dernier est en effet responsable de la santé et de la sécurité des salariés de l’entreprise, au titre de son obligation de sécurité, à moins qu’il ne démontre avoir pris toutes les mesures de prévention nécessaires pour éviter le dommage subi par le salarié. Cela veut dire, concrètement, d’une part faire immédiatement cesser le harcèlement dès lors qu’il en a connaissance, d’autre part avoir pris toutes les mesures de prévention contre le harcèlement moral dans l’entreprise, y compris sanctionné les auteurs de harcèlement à supposer qu’ils soient salariés de l’entreprise (les juges considèrent qu’il peut aussi s’agir d’un tiers, par exemple d’un client).

Sans surprise, le mot d’ordre à adresser aux entreprises est, au vu de ce qui précède, de mettre le paquet sur la prévention du harcèlement. S’il fallait les en convaincre, un dernier arrêt de la Cour de cassation, en date du 27 novembre 2019, achèverait de le faire en exigeant que l’employeur réagisse à tout signalement d’un potentiel harcèlement, le cas échéant par une enquête interne, même si la qualification de harcèlement moral est ultérieurement écartée par les juges. Dans un contexte de déréglementation des relations de travail, le régime du harcèlement, et plus largement celui des droits fondamentaux, reste un îlot protégé. Espérons qu’il le reste tant il est essentiel, pour le bien des salariés mais aussi de l’entreprise, de protéger la santé physique et mentale des salariés.