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Une interrogation sur soi-même avant tout !

Dossier | publié le : 01.02.2020 | Sophie Massieu

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Une interrogation sur soi-même avant tout !

Crédit photo Sophie Massieu

Tu te questionneras sur tes croyances, tes pratiques, ton langage, tes pensées les plus profondes… Voilà quel pourrait être le premier commandement d’un manager qui doit animer une équipe riche de plusieurs nationalités. Des outils existent, mais la volonté pourrait bien être le premier facteur de succès…Par Laurence Estival et Sophie Massieu

Un Italien en Italie, un Espagnol en Espagne… Sur les 80 collaborateurs de Toucan Toco, une start-up du secteur numérique, ils sont aujourd’hui une dizaine à travailler à l’étranger. « Nous ne sommes pas encore vraiment une entreprise multiculturelle, indique son cofondateur Kilian Bazin, mais nous allons basculer et nous nous y préparons. » En renforçant la pratique de l’anglais au sein de l’entreprise, quitte à former les moins à l’aise avec la langue de Shakespeare, mais également en recrutant des personnes choisies dans cette optique à des postes clés pour permettre l’évolution de l’organisation. Toucan Toco prévoit aussi d’installer des fonctions support sur place, aux États-Unis, afin de mettre en œuvre, localement, des modes de fonctionnement américains au lieu de plaquer des façons de faire françaises. « On ne se dit pas : “Développons-nous à l’étranger sans plus y réfléchir que ça, et les choses se passeront bien d’elles-mêmes.” Nous anticipons, parce que oui, sans doute, il y aura des challenges internes à relever », prévoit le dirigeant de la jeune pousse.

Nawal Mrani Alaoui, directrice stratégie sociale chez EY, confirme que le management interculturel représente un « défi au quotidien : la façon de communiquer, le rapport à la hiérarchie, à l’espace, au temps, à la notion d’équipe, tout cela diffère. Et si l’on n’y prend pas garde, il peut y avoir rapidement des blocages. À l’inverse, si on traite d’emblée ces différences, elles peuvent cohabiter ». Selon elle, l’enjeu premier est donc celui de la communication. Ce que confirme et décrypte Ana Camargo, doctorante au laboratoire psychologie et ergonomie appliquée de l’université Paris-Descartes et membre du Lab RH : « Il y a vraiment une transposition des valeurs de la société au sein de l’entreprise. Par exemple, au Japon, la personne qui parle en premier est la plus âgée. Ailleurs, ce sera la plus pertinente sur le sujet du jour… »

Bref, le management interculturel ne s’improvise pas, alors que parfois il peut s’imposer assez brutalement à une entreprise, au moment d’une fusion ou d’une acquisition par exemple. « Il nous interpelle nous-mêmes dans nos catégories de pensée », explique Jean-François Chanlat, professeur émérite à Paris-Dauphine, qui a cofondé en 2008 et codirigé son master dédié. « Il faut se laisser questionner, c’est cela le management interculturel », abonde Philippe Pierre, sociologue et enseignant à Sciences-Po. Celui-ci invite à bien distinguer cette notion de celle de la diversité, qui à ses yeux « est plus une question de tableaux de bord, d’indicateurs de progrès, de lutte contre les discriminations ». Ingrid Bianchi, dirigeante du cabinet Diversity Source Manager, ajoute, pour séparer ces deux notions, que la diversité a une vocation inclusive, étrangère au management interculturel, qui « reconnaît à la personne qu’elle possède une autre culture ».

Risques d’incompréhension faute de langage commun

C’est ce qui explique pourquoi les enjeux de communication sont si importants. Il ne suffit pas de parler la même langue, de prononcer les mêmes mots, pour dire la même chose : « Un Chinois et un Français échangeant en anglais utilisent des mots identiques mais qui renvoient à des univers de sens nationaux », pointe Jean-François Chanlat. Et même deux personnes partageant la même langue maternelle peuvent ne pas vouloir dire la même chose en utilisant la même expression. La chercheuse Ana Camardo prend l’exemple d’une demande de rendu de dossier à une date donnée par un Américain ou par un Britannique. Le premier spécifiera clairement le délai, le second pourra utiliser des formules plus indirectes qui pourraient laisser croire que le délai est indicatif, alors qu’il n’en est rien. Pour limiter ces risques d’incompréhension, Vincent Galvagnon, directeur produit chez Eurécia, une PME éditrice de logiciels, a pris l’habitude, au sein de son équipe très multinationale (composée d’un Syrien, d’une Irlandaise, d’un Marocain, d’un Algérien…), de demander une reformulation des attentes.

Outre l’incompréhension, l’un des pièges du management interculturel consiste à « attribuer tout comportement d’une personne à une cause culturelle, à travailler avec un Allemand plutôt qu’avec Wolfgang », prévient Jean Pralong, enseignant et titulaire de la chaire compétences, employabilité, décision RH à l’EM Normandie. Autre écueil : estimer que sa propre culture est dominante. « On peut reconnaître le droit à l’autre d’avoir sa propre culture, tout en considérant qu’il doit s’adapter à la nôtre ! » Relativement simples à énoncer, ces difficultés requièrent du temps pour être contournées : « Il convient de ne pas ouvrir les autres à la raison, mais de s’ouvrir soi-même, patiemment, aux bonnes raisons des autres », indique Philippe Pierre, désappointé que les DRH, aujourd’hui, ne travaillent plus ce temps long, qu’ils privilégient une approche de gestion plus que d’anthropologie.

Les contours de l’intelligence interculturelle

Seul un travail dans la durée permet de mettre en œuvre les clés d’un management interculturel réussi. Une communication efficiente, d’abord. « Il faut prendre le temps de se parler, et beaucoup de recul. Ce sont des sujets humains, à traiter comme tels », résume Nawal Mrani Alaoui, de Ey. Une lutte contre les stéréotypes, ensuite, qui « généralisent et enferment dans une image fixe », ajoute Ingrid Bianchi. Enfin, et le chantier peut être vaste, il convient d’articuler ces cultures nationales avec celles de l’organisation et du métier, souligne Jean-François Chanlat. « Il faut une culture de groupe, pour réaliser une culture collective, celle d’une équipe. La réponse est là », confirme Jean Pralong. Et cela, prévient-il, exige du manager qu’il dispose de compétences spécifiques : « Il doit interpréter les comportements dans les référentiels qui leur correspondent. » Bref, il doit être doté d’une intelligence interculturelle.

Celle-là même qu’Ana Camargo décortique dans sa thèse. Selon elle, cette forme d’intelligence se compose de quatre dimensions. La première est métacognitive : c’est le fait de prendre en compte le facteur culturel dans une interaction. La facette cognitive, elle, rassemble les connaissances relatives aux différentes cultures (systèmes économique et éducatif, religion…). La troisième s’intéresse à la volonté de se mettre dans des situations interculturelles et à la confiance en ses capacités pour y parvenir : elle est motivationnelle. Enfin, l’intelligence interculturelle revêt une dimension comportementale, qui traduit la capacité à adopter des attitudes verbales et non verbales adaptées au contexte où l’on se trouve.

Ce cadre théorique posé, la chercheuse note que, pour le traduire dans les faits, des concepts de management peuvent être utilisés : l’empathie culturelle, l’intelligence émotionnelle, etc. Jean Pralong invite à aller au-delà de seuls concepts et à mettre en place des procédures, « notamment pour repérer les dysfonctionnements, pour créer les conditions du dialogue… » Mais il prévient : cela aboutit si, et seulement si, ces procédures sont « ajustées avec le travail réel, et si elles ne peuvent faire l’objet d’interprétations ».

Aux yeux d’Ana Camargo, plus que n’importe quel outil ou n’importe quelle formation, la réussite d’un management interculturel tiendra à la motivation de celui qui est en charge de le mettre en œuvre. Et cela ne s’apprend pas… Ce qui conduit certaines entreprises, comme Schneider Electric, à choisir ses responsables selon leurs appétences initiales. « Le multiculturalisme constitue un facteur d’attractivité, note Nawal Mrani Alaoui. Cela fait partie de la marque employeur. » Dès lors, on ne serait pas recruté par une entreprise multiculturelle par hasard… mais par volonté ! Et une partie essentielle du chemin serait ainsi réalisée…

Auteur

  • Sophie Massieu