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Décodages

Au boulot, l’habit fait souvent le moine

Décodages | Travail | publié le : 01.02.2020 | Irène Lopez

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Au boulot, l’habit fait souvent le moine

Crédit photo Irène Lopez

La cravate a beau devenir désuète dans le secteur bancaire, le milieu professionnel n’est toujours pas reconnu comme un espace débridé en matière de style vestimentaire. Quels sont les collaborateurs qui peuvent se permettre un certain relâchement ? Au contraire, qui sont ceux contraints de porter un uniforme et comment tentent-ils de s’en affranchir ? Que risquent-ils à contrevenir aux codes de l’entreprise ?

La contestation est venue du pays où on s’y attendait le moins. Il y a un an, les Japonaises ont donné naissance au mouvement #KuToo, déclinaison locale de la vague #MeToo. Il s’agissait alors d’un jeu de mots à partir des termes « kutsu » (chaussures) et « kutsuu » (douleur) pour dénoncer l’obligation de porter des talons hauts sur leur lieu de travail. Outre son caractère sexiste, cette contrainte provoque des douleurs, des saignements aux pieds et des maux de dos. La fronde a été lancée sur les réseaux sociaux par Yumi Ishikawa, une actrice japonaise : « J’aimerais me débarrasser un jour de la coutume selon laquelle les femmes doivent avoir des talons et des escarpins au travail. Quand j’étais hôtesse pendant un mois à temps partiel, je ne pouvais plus utiliser mes pieds à force de porter des talons hauts et j’ai arrêté ce travail. Si les femmes avaient droit aux chaussures plates, nos emplois seraient moins inconfortables. » La comédienne était loin d’imaginer que son tweet allait devenir viral. Il a rassemblé plus de 68 000 « likes » et des milliers de messages ont repris le hashtag #KuToo. Et le ministre du Travail a lui-même défendu les entreprises qui imposent cette règle à leurs salariées.

Depuis le début du mois de novembre 2019, ce sont les lunettes qui provoquent l’ire des Japonaises. Elles réclament le droit d’en porter en répandant sur Internet le hashtag #LesLunettesSontInterdites. Au pays du Soleil-Levant, les entreprises sont nombreuses à les proscrire : les compagnies aériennes invoquent des raisons de sécurité, l’industrie cosmétique trouve dommage que les clients soient privés du maquillage des employées, la grande distribution argue que les lunettes donnent une « impression de froideur », etc. Pourtant, il n’y a aucun problème à ce que les hommes en mettent.

En France, les hôtesses présentes sur les podiums du Tour de France ont dénoncé l’image de potiche qu’elles renvoyaient en portant des jupes courtes, voire très courtes, et des hauts moulants. Là aussi, une pétition remettant en cause les tenues sexistes des hôtesses a fait le buzz sur Internet. Elle a été signée par plus de 37 000 personnes. Désormais, lors des Salons automobiles, les talons ne sont plus légion, ils commencent à être remplacés par des baskets blanches et les pantalons font une timide apparition…

Le monde de la Formule 1, sûrement incapable de se décider à rhabiller ses « grid girls », des jeunes femmes chargées de tenir les drapeaux, a décidé de les exclure purement et simplement de ses manifestations. Mais il faut reconnaître que c’est d’abord chez les hommes que la liberté vestimentaire a pris son essor. Le costume-cravate est désormais en option chez Goldman Sachs. La banque d’affaires américaine a opté pour un code vestimentaire plus souple pour tous ses employés. Cette « révolution » a été annoncée dans une note de service envoyée aux 36 000 salariés, où il est précisé que « ce bouleversement est la conséquence du caractère changeant des lieux de travail dans leur ensemble, allant vers un environnement plus informel ». En revanche, la note ne précise pas quels vêtements sont désormais acceptables. Seule information : « Une tenue décontractée ne convient ni pour tous les jours ni pour tous les types d’interactions et nous vous faisons confiance pour faire preuve de discernement en la matière. » Tout de même !

Casser les codes en s’affichant en tee-shirt et en jean.

Le vêtement imposé a cependant ses justifications, notamment dans le milieu médical. Lors d’une étude réalisée en 2016 auprès de 4 062 patients dans dix hôpitaux universitaires américains, plusieurs photos d’hommes et de femmes, arborant des vêtements différents, étaient présentées. Et les cobayes devaient indiquer ce que ces praticiens et leur tenue leur inspiraient. Les résultats ont été publiés dans le « British Medical Journal » du 29 mai 2018 : la blouse blanche a fait l’unanimité, pour les médecins hommes comme pour les femmes. D’une manière générale, les tenues strictes, professionnelles, l’emportent sur les tenues moins formelles (jean, sweat-shirt). « Cela a une importance dans la perception des soins reçus et dans la relation médecin-patient », résument les auteurs de l’étude.

Le vêtement se justifie également quand il fait office de communication. Anne Monjaret, directrice de publication de la revue « Ethnologie française », fait une distinction entre « le vêtement de travail et le vêtement au travail », dans un article paru en 2015 dans « Hommes &Migrations ». Elle rappelle que le second est conçu pour… travailler. Aux couleurs de l’entreprise, doté d’un logo, il ressemble à un uniforme et montre une appartenance au groupe professionnel, à un métier : la couleur orange d’un grand opérateur téléphonique est unique et reconnaissable entre mille, la chemisette portée chez McDonald’s est facilement identifiable. Alain Quemin, qui a codirigé l’ouvrage « Pour une sociologie de la mode et du vêtement », souligne que « la fonction réelle ou première de la tenue n’est pas tant pratique, protéger du froid par exemple, comme on le croit souvent ; c’est la fonction esthétique et sociale qui prime sur toutes les autres ». Les autres secteurs où le vêtement est imposé sont bien entendu le bâtiment ou l’industrie, là où sécurité et hygiène l’emportent sur les desiderata personnels : casque, chaussures et masques de protection, bleu de travail… Dans son livre « Le vêtement de travail, une deuxième peau » (2008), Ginette Francequin, chercheuse du laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Cnam/CNRS), remarque que l’on parle de « corps de métier » : « Le vêtement définit la fonction de chacun, et cela passe par la façon dont on se vêtit », a-t-elle expliqué dans le quotidien « La Croix ».

Mais alors, qui sont ceux qui optent pour des « libertés vestimentaires », se permettant de casser les codes en s’affichant en tee-shirt et jean ? « Ils sont en haut de la hiérarchie et des hommes, répond Agnès Ceccarelli, professeure associée à l’ICN Business School dans une thèse sur la discrimination et l’apparence dans l’entretien de recrutement, citée par “La Croix”. Il est plus facile de venir au bureau avec un tee-shirt à clous quand c’est vous le patron. » Sébastien Bazin a pu ainsi se permettre d’animer des conventions pieds nus. Mais a-t-on déjà vu Sophie Bellon, PDG de Sodexo et unique femme à présider le conseil d’administration d’un groupe du CAC 40, faire un discours en tee-shirt ? Pour les femmes, à ce niveau de poste, la jupe sous le genou ou le tailleur restent souvent incontournables. Chez les hommes, les patrons du numérique ont longtemps fait figure de rebelles, tel Jacques-Antoine Grandjeon, le fondateur de Vente Privée, devenu Veepee. Pour Ginette Francequin, « il s’agit d’une fausse décontraction. Même ces cadres s’affichent tels que la société les attend. Si vous êtes un graphiste dans la pub, venir en costume-cravate ne renverra pas vraiment l’image d’une créativité débordante. » En clair, dites-moi ce que vous portez et je vous dirai dans quel domaine vous travaillez…

Auteur

  • Irène Lopez