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“Contre les RPS, il faut réinstaller l’humain au cœur de l’entreprise”

Actu | Entretien | publié le : 01.02.2020 | Laurence Estival

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“Contre les RPS, il faut réinstaller l’humain au cœur de l’entreprise”

Crédit photo Laurence Estival

Saluant le jugement du procès de France Télécom, le président fondateur du groupe Technologia, spécialiste des risques psychosociaux, espère que le verdict va accélérer la prise en compte de la prévention. Même si le combat n’est pas gagné d’avance.

Vous avez qualifié le jugement du procès de France Télécom d’historique. En quoi l’est-il ?

Jean-Claude Delgènes : C’est un tournant car, jusqu’à présent, le harcèlement moral était essentiellement considéré comme un conflit entre deux personnes. Le jugement reconnaît qu’il peut devenir un moyen de pression institutionnel vis-à-vis de collectifs de personnes, à condition qu’il s’agisse de politiques structurées, d’agissements dégradants, et que ces comportements aillent au-delà du pouvoir de direction. La décision du tribunal sanctionne un interdit. Entendons-nous bien : les juges n’interdisent pas aux dirigeants de diriger et ils ont rappelé que la stratégie relève de la direction… Sauf que si les modalités d’exécutions de la stratégie s’écartent du cadre légal, il peut y avoir suspicion de harcèlement moral institutionnel.

Quelle portée aura ce jugement pour le futur ?

J.-C. D. : Dans toutes les entreprises qui avancent à marche forcée en matière de réorganisation et qui ne tiennent pas compte de l’usure psychologique des gens ou des alertes, il peut y avoir des actions en requalification en harcèlement moral institutionnel. Le jugement accélère par ailleurs la prise de conscience. Et même si les trois dirigeants jugés ne feront pas de prison, mettre un bracelet électronique à un capitaine d’industrie est une fin de carrière assez pathétique ! Jusqu’à présent, ces derniers étaient dans le déni total. Ce n’était pas de leur faute… Heureusement que la justice n’a pas été dans ce sens-là. Sinon, cela aurait été un encouragement à toutes les actions délétères : allez-y les gars, faites n’importe quoi et de toutes les façons vous ne subirez aucune conséquence ! Le jugement permet de dire ce qui est interdit en matière de conduite des hommes, les moyens utilisés ayant été considérés comme anxiogènes, négatifs sur les conditions de travail, et générant des troubles psychiques sur les individus.

Ce jugement est-il aussi de nature à renforcer la prévention des risques psychosociaux, ce que vous avez souvent appelé de vos vœux, en regrettant que la France n’en fasse pas plus en la matière ?

J.-C. D. : La peur de la sanction chez les dirigeants devrait favoriser la prévention. Et comme on ne peut rien faire sans les dirigeants car les DRH ont perdu la main, c’est un signal fort. D’autant que l’absence de prévention des risques psychosociaux, une des spécificités françaises, a un prix élevé pour les entreprises en matière de réputation, mais aussi d’un point de vue financier. Les effets collatéraux de comportements managériaux délétères comme ceux de conditions de travail inadaptées sont de l’ordre de 80 milliards d’euros. Nous avons suffisamment de données pour calibrer le coût des risques psychosociaux : quand une personne est harcelée, le taux d’absentéisme des salariés de son équipe augmente de 26 %. On sait aussi qu’en moyenne, un burn-out, c’est neuf mois d’arrêt de travail. C’est énorme ! Cette prise de conscience devrait se traduire par des modes de management moins hiérarchiques, plus empathiques, bienveillants, participatifs, pour permettre la mise en œuvre d’une autre approche du changement. Pour les entreprises, il est indispensable de trouver les moyens d’embarquer tout le monde. Et dans ce cadre, la politique RH, la prévention des risques et une gouvernance des hommes respectueuse sont des impératifs. Il faut tenir compte de ce qui se passe au plus près du terrain, du ressenti des salariés, faire régulièrement des actions de prévention.

Ce qui n’est pas le cas ?

J.-C. D. : Après les crises suicidaires chez France Télécom, ainsi qu’au Technocentre de Renault, on a assisté à une floraison de concepts. Mais dans les entreprises, pas grand-chose n’a réellement changé… La médiation utilisée en Scandinavie ou au Canada ne prend pas. Les managers sont toujours dans une logique hiérarchique, très néo-tayloriste. Il y a peu d’expérimentations, de discussions en amont. En face, des acteurs sociaux sont démunis. Même s’il fallait sans doute réformer le dialogue social devenu trop compliqué, les ordonnances de 2017, avec la disparition des CHSCT, aboutissent à un recul de la prévention car ces derniers avaient le pouvoir d’alerter. Dans ce pays aussi, les enseignements ne sont pas tirés dans la durée. Il n’y a pas de continuité. Beaucoup d’enseignements d’études auprès des collectifs de travail sont de ce fait perdus et ces comportements démoralisent ceux qui étaient les plus mobilisés et qui constituaient une source de changement. Les dirigeants sont incapables de sponsoriser du haut de leur responsabilité une prévention qui pourrait leur permettre d’éviter des troubles. Leur logique est toujours la même : ils impulsent des changements et pensent que l’intendance suivra.

Les pouvoirs publics peuvent-ils jouer ce rôle d’aiguillon ?

J.-C. D. : En France, nous sommes les champions des discours mais les actes ne suivent pas. Prenons par exemple la prévention des suicides. Plusieurs études ont montré que si le travail est un facteur de protection, il peut aussi, dans certaines circonstances, précipiter la crise : le harcèlement moral, l’épuisement professionnel, des mobilités professionnelles qui échouent par faute de préparation sont les trois causes les plus mises en avant dans les suicides d’origine professionnelle. L’épuisement professionnel se retrouve dans 40 % des cas ! Chez nous, où le taux de suicides est deux fois plus élevé que ce qu’il devrait être en comparaison des pays voisins, l’État préfère investir dans les ronds-points ou dans le millefeuille administratif que dans la prévention ! Sur le burn-out, il y a aussi un trou noir. La prévention évite la réparation mais si on ne fait pas de prévention, il faut sanctionner et donc permettre une meilleure instruction des dossiers. Or pour instruire un dossier, il faut prouver une incapacité permanente professionnelle de 25 %, qui correspond à une tentative de suicide avec séquelles… Tous les salariés concernés ne pouvant pas répondre à cette condition, leur dossier n’est pas pris en considération. Quand une maladie professionnelle est constatée, elle donne lieu à un débat dans l’entreprise entre les partenaires sociaux, les médecins du travail et l’employeur. Si ce n’est pas le cas, le secret médical s’impose et cela ne fait pas l’objet de discussion. En 2017, un rapport parlementaire (Sebaoun-Censi) avait proposé de baisser le taux d’incapacité de 25 % à 10 % mais cette mesure n’a jamais été appliquée. Si cela avait été le cas, 30 000 à 40 000 dossiers auraient été instruits et la question de la prévention du burn-out aurait été réglée…

À vous entendre, les chantiers sont de taille. Doit-on donc se demander quand sera la prochaine crise ?

J.-C. D. : En France, tout est pensé pour remplacer l’homme. C’est ce que j’appelle « l’anorexia corporate ». L’organisation bouffe les effectifs et ce choix débouche sur une embolie médicale et juridique qui coûte très cher. Nous vivons une période d’éclatement des collectifs et de putréfaction des relations sociales. Les salariés sont de plus en plus dans des logiques individuelles. Il y a malgré tout des points positifs : alors que les CHSCT étaient cantonnés à une fonction de dénonciation, les CSE peuvent constater les dérives. L’accent mis sur la RSE montre également que les entreprises les plus fructueuses sont celles qui donnent aux salariés la possibilité de s’épanouir et dans lesquelles il y a le moins de comportements délétères. Lutter contre les risques psychosociaux nécessite de réinstaller l’humain au cœur de l’entreprise. Et les actionnaires commencent à s’en apercevoir et à faire pression !

Jean-Claude Delgènes

Économiste et fondateur, en 1989, de Technologia, un cabinet spécialisé dans la prévention des risques et l’amélioration des conditions de travail, Jean-Claude Delgènes est également coauteur d’« Idées reçues sur le burn-out » et de « Suicide, un cri silencieux » (ÉD. LE CAVALIER BLEU), ÉCRIT avec Michel Debout, qui sera publié ce mois-ci.

Auteur

  • Laurence Estival