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Manager l’expression religieuse des collaborateurs : vers de nouvelles avancées ?

Idées | Recherche | publié le : 01.01.2020 | Delphine Philip de Saint Julien

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Manager l’expression religieuse des collaborateurs : vers de nouvelles avancées ?

Crédit photo Delphine Philip de Saint Julien

La lutte pour l’égalité de traitement des personnes au travail n’est pas un sujet nouveau en gestion des ressources humaines. Parmi les différentes caractéristiques de diversité, calquées pour bonne partie sur les critères de discriminations définis par la loi, l’expression religieuse des collaborateurs a pu faire exception dans un contexte français où elle occupe une place singulière, bien que de nouvelles avancées soient notables.

Un incubateur sociétal, professionnel et juridique

La hausse de la visibilité de l’expression religieuse au travail ces dernières années peut s’expliquer par la mise au jour de trois mouvements consubstantiels.

Une évolution sociétale d’abord, avec une part minoritaire mais stable de croyants et pratiquants, qu’il faut mettre en perspective d’un nombre d’individus non affiliés religieusement lui en hausse, ce qui entraîne une véritable loupe sociétale sur le fait religieux en général, et le fait religieux au travail en particulier, qui est observé par plus de 70 % des managers de manière régulière ou occasionnelle1.

La laïcité à la française, singulière à l’échelle internationale et parfois instrumentalisée, ajoute du sel à la volonté pour certains pratiquants de concilier considérations métaphysiques et activité professionnelle.

Une évolution des pratiques de gestion des ressources humaines, ensuite. L’orientation des pratiques de GRH s’est relativement individualisée et personnalisée (gestion des carrières, rémunération, temps et lieux de travail, modalités de communication). Cette évolution s’opère en alignement avec une situation où les individus bénéficient de plus en plus d’options de choix dans la sphère extraprofessionnelle (consommation, vie de couple, adhésion à des communautés spirituelles, religieuses ou pas), à laquelle nous pouvons ajouter un affaiblissement tangible des corps intermédiaires et de la représentativité.

Une évolution juridique, enfin. Par les lois Auroux puis par les lois Aubry qui posent un postulat de lutte contre les discriminations, puis en 2004 le lancement de la Charte de la diversité aboutissant sur la désignation dans la plupart des structures de taille suffisante d’un référent, voire d’un responsable diversité (et inclusion parfois), dont la mission est double : lutter contre les actes discriminatoires et promouvoir la diversité (et l’inclusion parfois).

« Venez comme vous êtes. » Voici le message que bon nombre de salariés croyants et/ou pratiquants peuvent interpréter lorsqu’il s’agit d’exprimer leurs convictions personnelles, en particulier religieuses, sur leur lieu de travail, d’autant que bon nombre d’entreprises communiquent sur leur « ouverture à la diversité » ou leur caractère « inclusif ». Une promesse tenue ?

Un environnement juridique et pratique en consolidation

Les entreprises ont longtemps opté pour un immobilisme peu engageant sur cette question de la religion, les outils légaux à leur disposition n’étant pas clairement définis, et les pratiques managériales encore exploratoires.

Une consolidation juridique. La loi française protège les individus dans leur diversité sans distinction. Les politiques de lutte contre les discriminations sont désormais bien ancrées (à défaut parfois d’être efficaces) dans les entreprises. Dans le secteur privé, les personnels bénéficient par principe d’une liberté totale de pratique religieuse, et ne sont pas soumis à l’exigence de neutralité, comme peuvent par exemple l’être les agents publics.

La liberté religieuse est constitutionnelle, le droit de croire et de pratiquer donc, mais aussi de ne pas ou ne plus croire, et de changer de religion. Ce principe s’applique à l’entreprise, avec toutefois des restrictions possibles, lorsque l’expression religieuse met en danger la santé ou la sécurité des individus, lorsque le fonctionnement de l’entreprise est altéré, ou lorsque l’entreprise ne souhaite pas que ses collaborateurs affichent leur appartenance religieuse face à la clientèle.

Depuis la loi travail, les entreprises peuvent introduire ces restrictions à leur règlement intérieur, restrictions qui doivent être « justifiées par la nature de la tâche à accomplir [et] proportionnées au but recherché »2. Pour prendre un exemple très concret, l’interdiction pour un collaborateur de porter un signe religieux face à la clientèle ne vaut que lorsqu’il est effectivement face au client. Il n’est tout simplement pas possible d’interdire tel ou tel signe religieux, ou l’ensemble des signes religieux de manière générale et injustifiée.

Une consolidation des pratiques. En parallèle, un certain nombre d’entreprises – trop peu à ce jour – se sont dotées d’outils de gestion des comportements religieux. Des guides ont par exemple été créés, ou encore des chartes, qui définissent – suivant à qui ils sont destinés (les managers ou tous les salariés) – quelle est la posture de l’entreprise sur ces questions.

Des formations aussi existent, pour mieux appréhender la question religieuse, déconstruire les stéréotypes qui peuvent y être attachés. Les approches sont plurielles, certaines axent le travail sur la connaissance du pluralisme confessionnel, alors que d’autres sont plus appliquées, et cherchent à créer des automatismes de traitement des situations chez les managers concernés. D’autres encore traitent directement du fait religieux, ou abordent la question sous l’angle de la lutte contre les discriminations ou encore de l’inclusion.

Enfin, même si le recul est faible et le nombre d’entreprises encore difficile à apprécier, la prise de position dans le cadre du règlement intérieur permet aussi d’acter définitivement la posture de l’entreprise dans un document dont la force n’est plus à démontrer.

Vers une posture conforme au droit, claire, factuelle et respectueuse des personnes

Les travaux sur le fait religieux au travail permettent de formuler quelques recommandations en trois temps.

L’importance du règlement intérieur et les documents internes. Le besoin de soutien organisationnel est important chez les individus en charge de réguler l’expression religieuse au travail. La prise de position par le règlement intérieur constitue un acte de politique d’entreprise fort. Le principal critère que distingueront les entreprises dans leur choix sera celui de l’expression religieuse dans le cadre de la relation client. Un tel positionnement doit s’inscrire plus largement dans une politique diversité affirmée, et ne doit pas faire exception par rapport à d’autres sujets, comme les opinions politiques et philosophiques.

Les guides constituent également des outils importants, à condition qu’ils donnent une philosophie à suivre et pas un mode d’emploi déresponsabilisant des situations managériales marquées par le fait religieux. Il ne s’agirait pas non plus de lister les pratiques observées par religion (cela existe), au risque de devenir un prescripteur de la norme religieuse plutôt que la ligne de régulation.

Les managers de proximité au cœur de la démarche de régulation. Dans ces processus de régulation, les manageurs de proximité apparaissent comme des acteurs centraux, avec les départements diversité et les services supports, notamment RH.

La formation de ces individus, plutôt sous une forme pratique et opérationnelle, est essentielle non pas pour créer des méthodes universelles, mais bien pour diffuser la politique diversité et proposer des réflexes de régulation. Se poser les questions que sont « Comment aurais-je réagi si cette demande n’était pas motivée par un argument religieux ? » ou encore « En quoi le travail lui-même va être impacté par ce comportement ou cette demande ? » est un point de départ important qui permet de résoudre bon nombre d’incertitudes sur la posture individuelle à adopter.

Le respect des personnes comme impératif salutaire. Enfin, gérer les ressources humaines est aussi considéré pleinement les individus dans leur altérité. La question du climat de justice à l’œuvre dans l’entreprise et donc dans les collectifs de travail est cruciale.

Une fois garantie la conformité à la loi et à la posture de l’entreprise de la décision, il convient de s’assurer que cette décision prise le sera également pour toute situation équivalente, peu importe la religion concernée. Aborder les situations de régulation au prisme de la justice est à la fois une nécessité pour respecter la dignité des individus et tenir la promesse du « venez comme vous êtes », mais aussi une opportunité pour garantir l’application des restrictions définies dans le règlement intérieur.

Conclusion

L’inclusion ne constitue pas ici un vain mot, mais la condition première de régulations acceptées et comprises, dans un climat de justice respectueux de l’altérité sans jamais omettre le projet commun qui réunit les acteurs. Ce projet d’entreprise constitue le seul motif sur lequel s’appuient ces mêmes régulations, outre les impératifs de santé et de sécurité des personnes. Il convient également de proscrire tout prosélytisme, tel que la loi le prévoit déjà, car l’entreprise est aussi le lieu de celles et ceux qui ne croient pas.

Hugo Gaillard

Docteur ès sciences de gestion, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à Le Mans Université.

Membre du laboratoire Gains-Argu’Mans.

Conférencier et intervenant-formateur pour le CNFPT notamment, dans le domaine du management de la diversité.

(1) Voir le dernier rapport de l’Observatoire du fait religieux en entreprise (Ofre) – Institut Montaigne, piloté par le Pr Lionel Honoré (IAE de Brest), présenté en novembre 2019.

(2) Article L1321-2-1 introduit au Code du travail par la loi travail du 8 août 2016.

Source : Gaillard H. (2019). « Postures de régulation du fait religieux au travail et justice organisationnelle. Une étude cas multiples enchâssés ». Thèse de doctorat de Le Mans Université, 3 décembre 2019.

Auteur

  • Delphine Philip de Saint Julien