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Importer par portable sa vie personnelle au bureau : le droit à la déconnexion, vu côté entreprise

Idées | Juridique | publié le : 01.01.2020 | Jean-Emmanuel Ray

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Importer par portable sa vie personnelle au bureau : le droit à la déconnexion, vu côté entreprise

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

Une bien rude expérience pour un manager de plus 50 ans ? Comptabiliser exactement le nombre et les durées de connexions manifestement extraprofessionnelles de ses jeunes collaboratrices et collaborateurs tout au long d’une journée : de www.equipe.fr à 9 h 02 à Tinder à 18 h 11…

Alors qu’à leur âge, lui passait ses trois coups de téléphone personnels, forcément à partir du téléphone filaire professionnel, plutôt pendant les pauses ou en fin de matinée, l’utilisation de leur téléphone portable (mais aussi de leur ordinateur professionnel) pour des activités pas du tout professionnelles se fait en continu, tout au long de la journée. Des dizaines, parfois plus d’une centaine de coupures par jour, en particulier du fait des notifications permanentes sur leur engin toujours laissé connecté.

Un test révélateur de ce choc des générations ? Demandez-leur de commenter l’arrêt de la cour d’appel de Chambéry du 25 février 2016, où un directeur Web se voyait reprocher, entre autres, l’envoi de 90 tweets en deux mois. Fautif, pensez-vous ?

« OK, Boomer ! » (traduction 2019 de : « Vieux con ! ») : « Le fait d’avoir pu consacrer un temps aussi limité à l’envoi de tweets non professionnels ne peut être retenu comme fautif. »

La génération Alpha : un produit nouveau, connecté en permanence

Née au troisième millénaire, la génération Alpha avait 3, 5 ou 7 ans en 2007, année de l’apparition du révolutionnaire iPhone détrônant le très sélect BlackBerry ; et dès le CP, elle a été dotée d’un portable par des parents inquiets. Portable ne servant plus à téléphoner, mais devenu couteau suisse indispensable à toute sa vie personnelle, sociale et professionnelle : télégraphe-SMS et tweets ; prise puis annulation de RDV ; appareil photo ; Instagram ; groupe FB ; Spotify ; Apple Music ; météo ; plans. Sans parler des jeux évitant de se retrouver une seconde seul face à soi-même…

Un portable partout emporté, devenu une troisième main envoyant plus de 90 messages par jour (textos, WhatsApp, Messenger, Insta…). Car « née dans le digital », Alpha ne se connecte plus : elle vit connectée, dans un joyeux mélange professionnel/personnel, dès avant l’Internet des objets et la 5G décuplant les débits.

Et si son manager lui fait une acerbe remarque sur cette « polyactivité » permanente lui semblant relever de l’agitation psychiatrique, ce n’est plus forcément un visage terrorisé qui répond. Mais une question, une seule : « Est-ce que je fais le job ? » Si la réponse est « Bien sûr, super bien ! », qui se sent dépassé ?

Mais dans les très open spaces en particulier, l’utilisation continue des portables personnel et professionnel (876 sonneries quotidiennes les plus diverses, puis discussions parfois hautes en couleur comme en intensité) rend la vie collective de plus en plus difficile : l’impact de ces incivilités numériques à répétition sur notre qualité de vie, mais aussi sur la qualité de notre travail, est tout sauf négligeable.

Sans parler de la musique dans les écouteurs (avec battements de pied), voire sur haut-parleur. L’acmé : « membre du CHSCT, M. A., qui partageait un bureau avec des collègues, y écoutait de la musique à partir de son téléphone portable dont il avait activé le haut-parleur. Malgré l’ordre donné par un supérieur hiérarchique de faire cesser cette nuisance, interdite par le règlement intérieur de l’entreprise, M. A. n’a pas obtempéré. Un de ses collègues s’étant emparé du téléphone afin de faire cesser ce trouble aux conditions de travail, M. A l’a alors violemment agressé, provoquant un arrêt de travail de dix jours » (faute d’une gravité suffisante, autorisation de licenciement, cour administrative d’appel de Versailles, 18 octobre 2011).

Le Smic de la vie en collectivité, dans le train comme au bureau : le mode silencieux ou vibreur, avec des espaces proches pour passer nos « coups de fil ».

Mais rien de vraiment nouveau dans cette importation de la vie personnelle au bureau. Il y a 40 ans, c’était sur le téléphone fixe professionnel que l’on appelait belle-maman ou que l’on échangeait longuement sur les vacances ; et il y a 30 ans, grâce au Minitel que l’on réservait des places au théâtre, voire que l’on consultait en dehors du domicile familial des sites particuliers… Problème : dans les bureaux aujourd’hui, la durée hebdomadaire de ces expéditions extraprofessionnelles semble sans rapport avec celle d’hier.

Un esprit bien chagrin pourrait d’ailleurs comparer ce présentéisme virtuel à la définition légale de la « durée du travail effectif » issue de l’article L. 3121-1 du Code du travail : « Temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives, sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. » Or, s’il reste « pendu au téléphone » (toujours le filaire) avec ses amies ou s’il visionne la dernière série de Netflix, le collaborateur semble donc pouvoir « vaquer à des occupations personnelles », en dehors des temps de pause officielle, et même officieuse. Mais il reste malgré tout à la disposition de l’employeur, devant le cas échéant se conformer à ses directives en interrompant brusquement « Game of Thrones ». Inhumain.

Que faire ?

Comme d’habitude avec les TIC, d’abord chercher une solution technique carrée pour éviter d’avoir à faire du juridique flou. Puis du consensus en forme de Code de savoir-vivre, plutôt que du contentieux.

Des brouilleurs ? Sauf pour les besoins de l’ordre public (prisons), de la Défense ou de la sécurité nationale, l’article L. 33-3-1 du Code des Postes et des communications interdit « l’installation, la détention et l’utilisation de tout dispositif destiné à rendre inopérants des appareils de communications électroniques, tant pour l’émission que pour la réception » (six mois d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende). Mais au-delà de cette hypocrite interdiction (voir les 68 modèles en vente sur Amazon…), le brouillage risque d’impacter également d’autres communications professionnelles (y compris de la sécurité), voire les systèmes de contrôle ou d’alarme à distance de voisins. Bref de dangereux effets collatéraux, parfois source de responsabilité, surtout en zone urbaine.

Revoir le règlement intérieur ? C’est la voie normale et obligée en matière de pouvoir disciplinaire. Mais il ne peut contenir que « des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » (L. 1321-3).

Correspondent à ses critères :

• pour des raisons de confidentialité ou de droit à l’image, l’interdiction des enregistrements sonores ou visuels dans l’entreprise ;

• les interdictions dues aux fonctions du salarié : manipulations de produits dangereux, VRP et autres routiers en rappelant l’article R. 121-6 du Code de la route (« l’usage du téléphone tenu en main, ou le port à l’oreille de tout dispositif susceptible d’émettre du son »). Ou celles liées au milieu de travail (perturbations des appareils électroniques : aviation, milieu hospitalier) ;

• enfin et surtout le rappel d’un usage raisonnable du portable personnel. Avec l’interdiction de l’utiliser en dehors des pauses pour les professions en contact permanent avec la clientèle. Car ces longues absences d’un salarié physiquement présent peuvent entraîner des sanctions disciplinaires, jusqu’au licenciement en cas d’excès avéré (Cass. Soc., 18 mars 2009).

Fait rare, mais excellente idée car témoignant d’un consensus : relatif à la qualité de vie au travail, l’accord Matmut du 15 mai 2019 ose évoquer dans son article 4 « l’objectif de respect des sphères privée et professionnelle, les parties s’accordant sur la nécessité de réserver l’utilisation du téléphone et/ou du Smartphone personnel sur le lieu de travail à un usage raisonnable pour les contingences d’organisation personnelle ».

Last but not least, les poursuites pénales pour abus de confiance, comme l’a confirmé la chambre criminelle le 3 mai 2018 : « Constitue le délit d’abus de confiance l’utilisation, par des salariés, de leur temps de travail à des fins autres que celles pour lesquelles ils perçoivent une rémunération de leur employeur. » Encore faudra-t-il le cas échéant prouver que ces interminables connexions du collaborateur étaient destinées à faire tourner sa petite entreprise dans la grande entreprise. Or s’il utilise son portable personnel et ne passe pas par les systèmes d’information de l’entreprise… restent les témoignages de collègues.

Enfin, en nos temps de passage d’une obligation de moyens à une obligation de résultat, des objectifs non atteints.

Mais cette balance importation de la vie personnelle au bureau/exportation de la vie professionnelle à la maison explique le peu de contentieux côté salarié concernant une éventuelle surconnexion professionnelle : consensus tacite pas toujours dans les clous, mais évitant de se mettre à calculer, chacun dans son coin, minute par minute, si elle est vraiment équilibrée.

Jean-Emmanuel Ray

Professeur de droit du travail à Paris 1 – Sorbonne. Il a publié la 28° édition de « Droit du travail, droit vivant » (septembre 2019, éditions WKRH », et « Moi, manager : mes droits et mes devoirs en droit du travail » (octobre 2019, groupe Revue Fiduciaire).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray