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Le casse-tête de la prévention primaire

Dossier | publié le : 01.01.2020 | Catherine Abou El Khaïr

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Le casse-tête de la prévention primaire

Crédit photo Catherine Abou El Khaïr

Supprimer les risques professionnels à la source plutôt que réparer des dommages. Bien qu’il soit régulièrement rappelé, ce principe de prévention primaire peine à être intégré dans les entreprises.

Le travail continue de dégrader la santé des salariés. Même si, d’après les statistiques de l’Assurance-maladie, le nombre d’accidents est passé de 760 000 en 2002 à 651 000 en 2018, le recul semble avoir atteint un palier. En 2016, 49 538 maladies professionnelles ont été reconnues, un chiffre reparti à la hausse depuis l’an dernier et qui a doublé entre 2001 et 2016. Le problème est également financier : pour la cinquième année consécutive, le montant des indemnités journalières liées aux accidents du travail et aux maladies professionnelles augmente. L’absentéisme, enfin, reste perçu pour partie comme l’expression d’un mal-être. Dans un tel contexte, l’enjeu pour les pouvoirs publics est de trouver une nouvelle approche, en faisant de l’entreprise un « lieu de santé ». Il faut, en outre, prévenir plutôt que guérir : ce principe de la prévention primaire, qui consiste à supprimer les risques professionnels à la source, a été réaffirmé dans le plan santé au travail 2016-2020, qui en appelle à un « renouvellement profond » en la matière. Il s’agit désormais, « plus en amont encore de la survenance des accidents ou maladies, [de] concevoir de manière plus ambitieuse un travail qui prenne en compte les enjeux de santé ». Pas gagné. Le rapport Lecocq l’a rappelé l’an dernier : la culture de prévention peine à faire son chemin. Le système de santé au travail français répare bien les dommages mais il est confronté à des nouveaux enjeux, comme celui des risques psychosociaux, « plus complexes » à traiter « dans une culture de la prévention marquée par son approche mécaniste ».

Cadences et process

L’un des « risques » prioritaires à traiter, insiste le plan, est celui de l’organisation du travail. Or, même si les entreprises disposent aujourd’hui de compétences sur la prévention, « dans le même temps le travail a changé de visage. Il y a eu une intensification de celui-ci, avec une exposition forte aux troubles musculosquelettiques dans un certain nombre de structures. Dans certaines activités, comme les soins à la personne, beaucoup d’actions sont menées alors que l’activité continue de s’accroître », détaille Agnès Aublet-Cuvelier, chef du département homme au travail à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS). En 2016 comme en 2013, 35 % des salariés déclaraient au moins trois contraintes de rythme de travail (cadence, normes de production, exigence de réponse immédiate, contrôle informatisé…), selon la Dares. Par ailleurs, en 2016, 43 % des salariés indiquaient répéter « continuellement une même série de gestes ou d’opérations ». Un taux en hausse depuis 2013.

La situation dans les entreprises peine aussi à avancer en raison des modes de management. Les organisations privilégient une prévention de type secondaire, qui consiste à prémunir des risques par des protections individuelles. « La prévention primaire n’est pas le sujet de préoccupation premier. On en parle plus qu’on en fait, déplore Patricia Monnier, conseil qualité de vie au travail chez Ayming, une société qui accompagne les entreprises en matière de performance. Les managers sont davantage sollicités pour faire du reporting à leur hiérarchie que pour savoir comment le travail est réellement exercé. » « Les entreprises sont soumises à des objectifs de production à court terme, ce qui se heurte parfois à la finalité de la prévention », estime Agnès Aublet-Cuvelier.

La prévention primaire, qui nécessite de se pencher sur les manières d’exercer le travail et d’engager un dialogue, se heurte à des modèles. « Il y a des entreprises dont les politiques sont déterminées à des niveaux très éloignés du terrain. Les processus de travail et d’organisation sont très standardisés. L’une des conséquences, c’est que cela rend difficile l’accès aux vrais décideurs. Il est alors très compliqué d’infléchir des modes de production et d’organisation », confirme Agnès Aublet-Cuvelier, de l’INRS.

Des études qui s’empilent

Les diagnostics santé-sécurité ou concernant les risques psychosociaux finissent souvent dans les placards. « Ce type d’études, c’est ce qu’il y a de plus facile. Mais beaucoup d’entreprises ont du mal à passer à des actions concrètes. Aujourd’hui, elles sont en demande de conseil opérationnel sur le sujet », observe François Cochet, président de la Fédération des intervenants en risques psychosociaux (FIRPS). Faute de temps ou parce que cela s’avère trop compliqué, également, elles ne s’engagent pas plus en profondeur. « Le levier financier du taux de cotisation est souvent déterminant pour développer une démarche de prévention. Or, même si le gain à terme peut être important, les entreprises restent fréquemment dans leur zone de confort, car la prévention primaire remettrait profondément en question l’organisation, le management, la communication… » souligne Patricia Monnier.

Le cadre légal, enfin, ne conduit pas assez à s’emparer de ces questions. « L’esprit de la loi sur la pénibilité était de compenser et de prévenir, notamment, quatre risques : les postures, les manutentions, les vibrations et les agents chimiques dangereux. Cela aurait pu faire évoluer les pratiques afin de mieux prévenir les TMS. Mais devant la complexité du sujet, le législateur a simplifié les démarches. Et la prévention sur ces quatre risques s’est allégée… Qui en sort véritablement gagnant ? » interroge Patricia Monnier. Quant au document unique d’évaluation des risques, s’il s’est bien généralisé parmi les sociétés de plus de 50 salariés, il fait défaut dans les entreprises de plus petite taille. Et dans tous les cas, il est davantage perçu comme une obligation légale qu’en tant qu’outil de prévention.

Un dialogue difficile

Les experts auprès des ex-CHSCT sont eux aussi dubitatifs sur les progrès accomplis en matière de prévention primaire. « La logique même des cabinets d’expertise est de s’intéresser au type de prévention qui va éliminer les risques. Mais cela vient déranger l’employeur, dont les modes de gestion et d’organisation sont remis en cause », souligne Dominique Lanoë, le conseiller du groupe d’expertise Apex-Isast, citant le cas d’une entreprise qui met en place un flex office pour gagner des mètres carrés sans tenir compte des conditions réelles d’exercice ; ou, dans le milieu industriel, la question des cadences rendues un peu plus supportables par l’emploi de travailleurs temporaires ou par des systèmes de rotation des tâches pas toujours choisis par les salariés. « En soi, introduire de la polyvalence peut être source d’enrichissement au travail. Mais tout dépend de la manière dont elle est mise en œuvre – est-elle subie, choisie, correctement accompagnée par de la formation ? – et des raisons pour lesquelles elle est mise en place, relève Boris Augros, président du cabinet Degest. Par exemple, si son objectif premier est de réduire les effectifs, comme cela est souvent le cas, la polyvalence risque de se traduire par une dégradation des conditions de travail. »

Tout l’enjeu est pourtant d’« associer l’ensemble des parties prenantes », insiste Agnès Aublet-Cuvelier. La prévention primaire implique d’orchestrer un collectif à différents niveaux hiérarchiques, des décideurs aux encadrants en passant par les opérateurs. De quoi, normalement, remettre à plat tout ce qui pose problème. « Dès que l’on commence à travailler sur les questions de prévention, il faut embarquer les acteurs », insiste Emmanuel Abord de Chatillon, responsable de la chaire management de la santé au travail de l’université Grenoble-Alpes. Intervenant dans une entreprise du CAC 40 qui connaît une épidémie de burn-out, sa stratégie a ainsi consisté à embarquer une dizaine de salariés dans la démarche pour réfléchir à des actions de prévention. « Au début, il y avait une vraie réticence du côté de la direction, mais les salariés ont fini par la faire fléchir. On crée ainsi une forme de contre-pouvoir qui n’existait pas. »

Les élus du personnel profitent-ils aussi de ces démarches participatives ? Sébastien Millet, conseil auprès d’employeurs, constate l’absence d’une culture de négociation sur ces sujets. « On a assez peu d’accords de méthode que l’on pourrait imaginer sur des anticipations de restructurations, ou sur des accompagnements de la transformation. Ces éléments vont être traités dans le cadre d’une consultation », regrette l’avocat spécialisé du cabinet Ellipse. « On observe désormais quelques demandes de démarches de type paritaire, relève François Cochet, président de la Firps. Sur le sujet des risques psychosociaux, des IRP vont chercher à embarquer la direction dans leur démarche de diagnostic en considérant qu’en définitive elle est décisionnaire. » Mais ces initiatives qui visent à renouer le dialogue demeurent minoritaires.

Le retour des partenaires sociaux ?

En juillet 2019, les partenaires sociaux ont échoué à définir ensemble les thèmes d’une négociation interprofessionnelle en vue de la réforme de la santé au travail voulue par le Gouvernement. Mais, le 19 novembre dernier, le Medef a rouvert la porte : « Dans le cadre de la réforme de la retraite, ce sujet doit nous préoccuper », a souligné son président, Geoffroy Roux de Bézieux. Celui-ci propose aux organisations syndicales et patronales trois têtes de chapitre de négociation : la prévention, la qualité de vie au travail, l’organisation et la gouvernance des services de santé au travail. Un dernier sujet très sensible sur lequel le patronat souhaite garder la main, alors que le rapport Lecocq proposait des guichets uniques régionaux regroupant l’ensemble des services de prévention, dont ceux de santé interentreprises. « Je ne nie pas qu’il y a des dysfonctionnements, des problèmes d’efficacité, mais on souhaite garder le système paritaire tout en l’améliorant », a averti le leader du Medef.

Si tout reste encore à faire, y compris entre syndicats, cette main tendue est bien reçue du côté de la CFDT. « Dans les services de santé au travail interentreprises ou autonomes, on pousse en faveur de compétences plus appuyées en matière de prévention, sur le champ de l’analyse du travail et de son organisation », souligne Catherine Pinchaut, secrétaire nationale de la CFDT. De l’issue sur ce sujet dépendra aussi l’avancée de l’élaboration du quatrième plan santé au travail, qui définit la stratégie des pouvoirs publics et des employeurs sur la prévention des risques professionnels.

Auteur

  • Catherine Abou El Khaïr