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Le télétravail modifie le rôle du manager

Décodages | Gestion des RH | publié le : 01.01.2020 | Lucie Tanneau

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Le télétravail modifie le rôle du manager

Crédit photo Lucie Tanneau

Avec la démocratisation du télétravail, les outils et les méthodes ont changé. La culture managériale s’en trouve bouleversée. Souvent pour le meilleur, avec une relation de confiance plus forte. À condition de fixer des cadres et des règles dès le départ.

Philippe travaille chez lui le lundi, Patrick le mardi, Valérie le mercredi… Pour les managers, il faut s’adapter au télétravail. Les entreprises ont dû inventer des règles pour préserver la performance et la communauté de travail. Mais c’est en premier lieu le manager qui doit revoir le fonctionnement de son équipe pour s’adapter à cette nouvelle modalité. Souvent, les groupes définissent en haut lieu, et pour tous, des critères de sélection. Chez le constructeur automobile Renault, où le premier accord date de 2007, 10 000 salariés télétravaillent d’un à trois jours par semaine, à une condition : avoir validé le module de formation en e-learning. Chez ADP, l’éditeur de logiciels RH, tous les salariés en CDI peuvent, après un an d’ancienneté et trois mois dans leur poste, en faire la demande, de manière régulière (un à trois jours par semaine) ou occasionnelle. Évidemment, le salarié doit être assuré et avoir une connexion lui permettant d’effectuer ses tâches correctement à domicile. L’assureur Aviva prend même à sa charge une partie de ce coût. « L’entreprise finance la moitié de l’abonnement ADSL du collaborateur dans la limite de 15 euros par mois, quel que soit le nombre de jours où il télétravaille, et notre service d’assistance technique est aussi disponible à distance pour répondre aux problèmes à domicile », indique Sylvie Chartier-Gueudet, directrice inclusion et bien-être au travail d’Aviva France.

Après cette première sélection objective liée à l’ancienneté, l’équipement du domicile et la mise à disposition d’outils par l’entreprise (téléphone et ordinateur portables, logiciels accessibles à distance, connexion VPN…), le manager intervient enfin. Chez Eurécia, le collaborateur doit justifier de six mois d’ancienneté pour prétendre travailler de chez lui un jour par semaine. Les contrats à mi-temps en sont exclus. « La demande est soumise à un processus de validation des managers, et je leur conseille de refuser s’ils sentent que le collaborateur n’est pas prêt : le bénéfice attendu doit être gagnant-gagnant », justifie Pascal Grémiaux, le dirigeant. DRH d’ADP, Élodie Gourmellet recommande la progressivité : « Je pense que la bonne formule est de commencer par trois mois en occasionnel. Ensuite, on décide du jour qui convient le mieux avant de choisir un jour fixe avec une flexibilité en cas de réunion ou de rendez-vous client. Ce test permet à chacun de comprendre les attendus de l’autre dans la relation collaborateur-manager avec la possibilité de revenir en arrière. »

« Un jour maximum par semaine. »

Le rôle de manager permet en théorie de fixer les limites, même si le télétravail est devenu une envie forte, presque un acquis social, alors qu’en réalité moins de 20 % des salariés français seraient concernés, selon l’Observatoire du télétravail. Reste que cette nouvelle manière de travailler en alternant le bureau et les journées à domicile s’inscrit dans une évolution forte de la culture managériale. « Est-ce le télétravail qui amène cette culture nouvelle ou le changement de mentalités qui a permis le télétravail ? C’est l’œuf ou la poule ! » intervient Olivier Brun, fondateur de Greenworking, un cabinet de conseil en innovations managériales. « Les managers sont aujourd’hui dans une situation inconfortable pour refuser. C’est un sujet complexe. Avant, les collaborateurs étaient vraiment sélectionnés. Maintenant, c’est vu comme une avancée sociétale. Je limite ce débat en conseillant de rester à un jour maximum de télétravail par semaine », tranche-t-il. Avec un cadre lourd sur les délais de réponses aux mails ou au téléphone, la gestion de l’agenda partagé, la flexibilité en cas de réunion, le comportement pendant les meetings, les horaires… quitte à l’alléger par la suite. Mais surtout, « le manager doit être clair sur ce qu’il attend de chacun en matière d’objectifs déclinés et de partage des contraintes et des retours : fonctionner à la va-comme-je-te-pousse n’est plus possible. Il faut avancer par objectifs », estime Olivier Brun. Pratiquement toutes les entreprises interrogées s’accordent sur un point. « Plus le management est mature, plus le télétravail se fera naturellement. L’enjeu est d’avoir un management basé sur des buts. Avec un management visuel ou directif, c’est plus difficile », explique Pascal Grémiaux. Chez Eurécia comme chez Aviva, où 40 % des collaborateurs télétravaillent, les formations ont été adaptées à partir de 2018. « 300 managers ont suivi trois ateliers de trois heures et demie autour de la thématique “Manager dans un nouvel environnement de travail”, avec un autodiagnostic, des conseils pour maintenir le lien, des échanges d’expériences… Le télétravail est une occasion de faire évoluer les pratiques » indique Sylvie Chartier-Gueudet.

Reste que les managers doivent apprendre à gérer au quotidien ces équipes éclatées. Il y a des « trucs » et habitudes qu’il est bon d’adopter. Un cadre d’ADP a décidé de changer, par exemple, son statut sur Skype chaque matin. « Le vendredi, j’indique que je suis en télétravail, ainsi mes collègues savent où et comment me joindre. C’est tout bête, ce n’est pas du flicage, c’est du savoir-vivre ensemble, de manière digitale », défend-il. Le manager doit également fixer des limites, au risque d’être lui-même débordé par ces nouveaux usages. Manager d’une équipe de 19 coordinateurs de l’Insead, à Fontainebleau, Ludivine de Neuville a dû revoir son mode de fonctionnement. « L’accord de télétravail a été signé il y a un an et après la phase de test, nous avons dû remettre des règles. Certains changeaient de jours chaque semaine et cela nous prenait beaucoup de temps d’un point de vue administratif, car nous devons déclarer chaque demande pour des questions d’assurance, rappelle-t-elle. Sur les habitudes de travail, rien ne change car le campus est grand et je n’ai pas tout le monde sous les yeux, d’autant que mes collaborateurs voyagent beaucoup. Je fonctionne à la confiance. Je ne sais pas ce qu’ils font de leur journée, qu’ils soient ici ou à la maison. En revanche, j’ai dû revoir mon agenda pour prendre le temps de rencontrer chacun. Comme nous avons pour principe de ne pas déranger les personnes en télétravail, je n’en fais que très rarement afin de ne pas laisser la charge des imprévus à ma collègue. »

Dans la plupart des entreprises, les agendas partagés permettent aussi de suivre l’activité et de caler les rendez-vous collectifs. « J’y tiens beaucoup », confirme Françoise Breux, product marketing director chez ADP. Dans son équipe de huit personnes, tout le monde télétravaille régulièrement. « Que l’on soit chez nous, à l’hôtel ou au bureau, on a un tableau de bord commun qui permet de voir objectifs, missions et livrables. Je sais exactement ce que chacun est en train de faire et je peux voir s’il y a des difficultés : avoir des outils et des temps en présentiel, en équipe et à deux, est très important », complète-elle. « Nous avons l’habitude de communiquer à distance car, comme la plupart des groupes internationaux, nous avons plusieurs sites. Les manières de faire avec les collaborateurs en télétravail sont les mêmes que celles entre nos neuf sites en France ou avec les autres collaborateurs en Europe », rappelle la DRH d’ADP.

Être attentif aux signaux faibles.

C’est là que le manager doit de nouveau s’affirmer, afin de maintenir une cohésion d’équipe, des relations sociales qui sont la base de la vie professionnelle du salarié. « Je suis partisan d’une à deux journées, au minimum, avec toute l’équipe réunie pour les réunions et pour le team building. Les autres jours, les trois cinquièmes ou les quatre cinquièmes de l’équipe sont présents et on en profite pour les points en bilatéral avec le manager, prône Olivier Brun. C’est important de conserver ce lien même si on ne peut pas reprocher au télétravail un délitement des relations : aujourd’hui, les équipes qui se voient cinq jours sur cinq n’existent plus et c’est pour cela que le rapport du manager à ses effectifs doit changer. » Pour lui, le management à distance (qu’il soit dû au télétravail ou non) demande davantage d’empathie et de temps de qualité. « On ne croise pas la personne tous les jours donc on doit être attentif aux signaux faibles pour s’assurer qu’elle va bien, ce qui est le rôle du manager » rappelle-il. Les outils digitaux, et notamment les monitorings sociaux, aident. « Le risque de la distance est de n’avoir que des temps froids avec une relation de donneur d’ordre à prestataire. Le manager doit éviter cela et renforcer sa communication positive. Souvent, à distance, on ne prend le temps de se contacter que pour les problèmes. On n’a plus le moment du café sympa du vendredi à 15 h ! »

Outre la cohésion, importante à la qualité de vie du collaborateur, le manager doit aussi être le garant de l’équilibre des journées. Car les télétravailleurs ont tendance à utiliser le temps gagné dans les transports pour faire plus d’heures et à oublier les pauses, absorbés dans une concentration souvent meilleure qu’en open space. Les entreprises viennent donc à la rescousse des managers pour répéter les règles. « Quelle que soit l’heure à laquelle vous recevez ce mail, vous n’êtes pas tenu d’y répondre immédiatement », prévient un message affiché automatiquement à la fin des mails des collaborateurs d’Aviva envoyés après les heures de travail. « Si vous vous connectez après 20 h, un pop-up s’affiche sur votre écran pour vous rappeler de respecter votre temps de repos et celui des autres, et vous propose deux options : rester connecté ou non », rapporte la DRH d’ADP.

« L’attachement à l’entreprise s’en ressent. »

Par ces mesures et ces règles établies au fur et à mesure des périodes de test dans les entreprises, le télétravail devient aujourd’hui un outil assez classique à mettre en place, mais il reste une amélioration appréciée des collaborateurs, qui bénéficie aussi à l’employeur et au manager… « L’attachement à l’entreprise et la motivation s’en ressentent clairement, constate Marie-Laure Greffier, general manager qualité de vie au travail chez Renault. Le télétravail renforce la confiance entre manager et collaborateur car le premier confie sujets et délais et fait confiance. » « Notre rôle de manager n’a pas évolué, estime Ludivine de Neuville, à l’Insead, mais les gens attendaient de pouvoir télétravailler depuis tellement longtemps que cela a amené une sérénité. » Au point de renforcer son statut. « Je fonctionnais déjà en confiance, donc cela n’a pas changé mon rapport personnel avec mon équipe, mais vis-à-vis de l’entreprise oui. Nous avons beaucoup de collaborateurs étrangers, le fait de pouvoir leur dire “Va passer une semaine chez ta mère qui est malade” ou “Reste travailler chez toi si tu es trop fatigué” n’était pas possible avant. Désormais, c’est une marque de confiance et de flexibilité appréciée », remarque-t-elle.

Face aux managers qui restent sceptiques, Pascal Grémiaux incite à expérimenter. « Je télétravaille moi-même, ce qui montre que c’est faisable. Et à domicile, même les plus réticents se rendent compte que l’efficacité est réelle. Je pense que la crainte du télétravail révèle en réalité une problématique de confiance. C’est donc sur la relation qu’il faut travailler, conseille-t-il. Quand le télétravail fonctionne bien, cela renforce l’efficacité de l’entreprise et le bien-être des collaborateurs, plus responsabilisés, plus autonomes. La question du management est au cœur du succès ou non de la démarche, car on ne peut pas considérer le bien-être d’une personne détachée du collectif. Donc il y a un équilibre à trouver, un lieu de vie à conserver, et c’est tout l’art du management que de s’adapter. »

Vincent Federico : Directeur de la transformation à la direction financière de la Société générale
« Je suis le même manager avec un télétravailleur »

« J’ai été parmi les premiers à faire du télétravail, en 2014, chez Société Générale. Beaucoup de choses ont évolué depuis. Aujourd’hui, c’est un dispositif massivement déployé, il est considéré comme un acquis par les équipes. Il fait partie intégrante du fonctionnement au travail, grâce à un environnement technologique et à des outils adaptés.

Il y a encore deux ou trois ans, on avait des règles strictes. Désormais, on a atteint un certain stade de maturité, les questions de la gestion et du contrôle des équipes en télétravail ne se posent plus. Le management se fait par objectifs, par livrables, il est donc identique pour ceux qui sont en télétravail et ceux qui se trouvent au bureau.

La sélection se faisait à partir de six mois d’ancienneté dans le service. Personnellement, j’ai accordé ce droit au télétravail à tous les collaborateurs, car établir des distinctions au sein même de mon équipe m’apparaissait destructeur en matière de management. Je crois au contraire que la marque de confiance accordée responsabilise les collaborateurs et les rend plus autonomes et plus engagés.

Aujourd’hui les managers sont eux-mêmes en charge d’activités opérationnelles et, si je prends mon exemple, je passe 70 à 80 % de mon temps en dehors du bureau, donc je ne pourrais plus faire de la supervision comme on l’entendait avant. C’est devenu naturel de fonctionner différemment, en se connectant sur Skype à chaque réunion par exemple ; il y a quelques années, la technologie ne le permettait pas aussi facilement.

Surtout, les collaborateurs n’attendent plus la même chose de leur manager : ils veulent quelqu’un à l’écoute qui les aide à se développer, plus seulement un manager-expert ayant un œil sur leur travail. Je conserve cependant deux jours par semaine où les équipes sont au complet pour organiser les réunions, pas du tout dans une logique de contrôle, mais vraiment pour la vie de groupe.

Société Générale a fait un gros effort sur la formation mais aujourd’hui, avec plus de 9 000 télétravailleurs en France (la moitié des effectifs) et 23 000 dans le monde, le télétravail est devenu un non-événement. Je suis le même manager avec un télétravailleur ou avec un collaborateur sur le plateau, seules les modalités de fonctionnement diffèrent. »

Auteur

  • Lucie Tanneau