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Le temps du rodage

Dossier | publié le : 01.12.2019 | Judith Chétrit

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Le temps du rodage

Crédit photo Judith Chétrit

Alors que les CSE doivent être installés d’ici la fin du mois dans les entreprises françaises, la négociation des accords, la préparation des élections et les premières tenues d’instance n’ont pas encore apporté toutes les réponses aux craintes et aux questionnements des acteurs du dialogue social. Les accords collectifs sont restés rares et les discussions ont essentiellement tourné autour des moyens des élus.

À l’hôtel Méridien de Nice, le passage au comité social et économique (CSE) s’est apparenté à une manœuvre en terrain miné. Dans cet établissement qui emploie un peu plus de 200 personnes durant la saison, les esprits n’étaient pas tant à la fusion des instances qu’à la négociation, qui s’annonçait crispée, sur un nouveau système de rémunération fixe. « On avait des élus bien implantés qui avaient une démarche plus conflictuelle que constructive », raconte Marie Condé, la DRH. Arrivée fin 2017, celle-ci se félicite du renouvellement des profils dans les instances après le départ d’un poids lourd syndical. La rédaction du protocole d’accord a repris peu ou prou ce que disait la loi, à l’exception de quelques heures de délégation supplémentaires pour les suppléants et de la tenue dans les faits d’une réunion mensuelle. En revanche, cela fut niet pour une commission santé, sécurité et conditions de travail. L’hôtel a financé une formation en plus pour les élus. « On est encore en rodage. Cela ne change pas grand-chose pour l’instant, hormis un gain de temps avec moins de réunions à organiser », juge Marie Condé.

Si, dans les entreprises de moins de onze salariés, la course contre la montre a beau être lancée depuis la promulgation des ordonnances fin 2017, il se pourrait néanmoins que la date couperet du 1er janvier 2020 devienne une réalité pour certaines d’entre elles qui n’ont pas évalué à sa juste mesure l’ampleur de la transformation. À en croire la lettre adressée à la ministre du Travail par la CGT, FO, la CFE-CGC et la CFTC, ce retard de mise en place des nouvelles instances représentatives du personnel risque de nuire aux intérêts des salariés qui n’ont pas encore pu élire les membres du CSE, dont l’obligation incombe à l’employeur, et qui est punissable d’un délit d’entrave. D’où le souhait commun des syndicats de voir les délégués du personnel, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et le comité d’entreprise (CE) subsister le cas échéant ou lorsqu’il y a eu carence de candidatures aux élections.

« Contrainte administrative »

D’après la Direction générale du travail, qui dispose de données datées de septembre, 42 700 CSE ont été installés. Toutefois, l’administration n’est pas en mesure de préciser le nombre anticipé de comités ou d’entreprises concernées. Cette photographie très générale en dit peu sur les cheminements et sur les compromis qu’a entraînés cette réforme de l’architecture du dialogue social en France, souvent vécue comme un saut dans l’inconnu pour les directions, les mandatés et les élus représentant les salariés. Cela a été moins le cas pour les entreprises de moins de 50 salariés où les petits changements de fonctionnement des instances représentatives du personnel (IRP) ont seulement été consignés dans un protocole d’accord préélectoral. « L’espace donné aux acteurs n’a pas toujours été saisi pour réinventer le dialogue social. Dans les plus petites structures, le CSE est surtout vu comme une nouvelle contrainte administrative à mettre en place », témoigne Marion Gilles, chargée de mission à l’Agence nationale de l’amélioration des conditions de travail (Anact).

Arithmétique oblige, la diminution du nombre d’élus est plus importante dans les grandes entreprises, confrontées à des transitions plus importantes. D’où une stratégie défensive des syndicats sur le nombre de mandats et d’heures de délégation. « Factuellement, la tendance à la centralisation est évidente avec la réduction du nombre d’instances et d’élus. C’est un paradoxe : le discours patronal est de promouvoir une plus grande efficacité avec une nouvelle organisation et un interlocuteur unique qui est associé à une baisse de ressources », pointe Rémi Bourguignon, professeur à l’université Paris-Est Créteil.

Si le regroupement des anciennes instances a ainsi pu se décliner différemment sur le terrain, avec l’apparition de mesures supra-légales comme des représentants de proximité et des commissions facultatives, la maîtrise d’un ordre du jour équilibré et de l’organisation de la charge de travail incombant aux titulaires et délégués syndicaux reste la principale inquiétude quant aux conditions d’exercice. « L’appropriation par les acteurs est progressive. On demande aux membres d’un CSE une palette de compétences et de connaissances supérieure à ce qui existait précédemment », abonde Jean-François Pilliard, coprésident du comité d’évaluation des ordonnances, qui rendra une seconde note d’étape au premier trimestre 2020. « Avant d’entamer les trois réunions de négociation, nous avons eu une première séance d’information, animée par une avocate, commune à la direction et aux élus du personnel. Son but : comprendre l’ampleur des discussions et ce qui était discutable », se remémore Matthieu Beraud, délégué syndical CFDT de Tractebel, une filiale d’Engie spécialisée notamment dans la réalisation de barrages. Trois ans auparavant, il y avait déjà eu un regroupement du CE et des délégués du personnel pour représenter les 600 salariés, essentiellement des cadres. À côté des délégués syndicaux, ces élus ont même participé aux négociations, au détour de groupes de travail, « pour réfléchir aux usages, et non à une norme de squelette sociale ». Au menu des revendications, il y avait, par exemple, un « besoin de fluidité » entre les titulaires et les suppléants, au nombre de 26, vu la quantité de déplacements dans le cadre de leur travail, « l’optique de pénurie de représentants du personnel » et la participation plus ou moins active de certains aux réunions passées.

« Rendez-vous manqué »

Comme l’illustre un rapport commandé par la Dares, peu d’accords ont été précédés de la réalisation d’un bilan qualitatif du dialogue social pour jauger ce qu’il était utile d’abandonner, d’améliorer ou de poursuivre, que cela concerne la périodicité de réunions ou le périmètre d’implantation des CSE. D’autres ont même inclus des managers dans la préparation des négociations pour changer d’un huis clos social habituel. « Quelques constats ont pu émerger, comme des crédits d’heures non utilisées ou des élus présents à plusieurs niveaux qui assistaient aux mêmes présentations. De plus, lorsqu’existaient des majorités distinctes, il n’y avait parfois pas de continuité entre le comité d’entreprise, qui s’occupait de la partie stratégique considérée comme noble, et le CHSCT, qui montrait son existence en pointant ce qui ne fonctionnait pas dans les conséquences du travail », souligne Philippe Bourgallé, directeur de l’association Dialogues, qui accompagne des entreprises, comme Michelin et Orange, en amont des négociations.

Partir d’un état des lieux n’a pas empêché la confrontation, selon lui : « Assez souvent, la déception qui a prévalu côté syndicats était cristallisée autour des moyens avant même de statuer sur ce qui était le plus utile. Dans des entreprises où il y avait un mauvais dialogue social, cela a pu amplifier le mal-être et s’avérer un rendez-vous manqué. » Un constat que partage Zahir Mechkour, président de l’Association nationale des CSE (Ancse), créée au printemps dernier. À l’image de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), l’Ancse, qui « veut dépasser le référentiel syndical » et « répondre à l’isolement et au désarroi des élus dans de plus petites structures », compte proposer des modules de tutorat et des partenariats aux représentants des 240 entreprises adhérentes. « Le discours n’a pas vraiment bougé : ils ont encore du mal à imaginer la fusion des rôles et redoutent la confusion des tâches. Mais cela doit être une opportunité pour eux de se saisir de l’ensemble des mécanismes d’une entreprise. Il ne faut pas en avoir peur en déléguant certaines de leurs missions à des interlocuteurs extérieurs », analyse-t-il. Il est même arrivé que la rédaction d’un règlement intérieur se déroule avec plus de tracas que la préparation des élections. « On voulait une homogénéité dans le fonctionnement des différents CSE d’établissement. On avait soumis un schéma de règlement intérieur mais on a eu le tort de ne pas faire de réunion avec les délégués syndicaux centraux devant les instances », détaille Anne Broches, DRH de Lidl.

Des critères à définir

Certes, la qualité des échanges dépend déjà beaucoup de la santé économique de l’entreprise. Mais la fusion des instances a pu greffer de nouvelles inquiétudes – notamment une diminution de moyens – à un fonctionnement déjà peu propice à des négociations sereines. Encore faut-il avoir le temps de travailler sur des contre-propositions susceptibles d’être, au minimum, débattues avec les ressources humaines. Dans la filiale Air Liquide France Industrie, où neuf CE existants sur des périmètres géographiques ont été remplacés par six CSE construits autour de branches d’activités en complément d’un central, le délégué syndical central de la CFDT signataire, Luc Durand, parle d’un « sacré recul » pour les informations que les élus parviennent à obtenir. « La direction ne nous donne que le strict minimum. Lors des réunions dans les CSE d’activités, certaines réponses sont renvoyées en CSE central. Le périmètre des commissions santé, sécurité et conditions de travail est parfois trop important pour que les représentants puissent se voir régulièrement entre eux pour des réunions préparatoires. »

Sa filiale, qui compte environ 2 800 salariés répartis sur 88 établissements, est néanmoins la seule du groupe à avoir obtenu une quarantaine de représentants de proximité qui ne sont pas nécessairement élus du CSE : « On a fait le choix d’avoir en priorité des représentants dans les usines qui n’avaient pas de membre CSE pour continuer à faire vivre les activités sociales et culturelles », poursuit-il. Une articulation sur laquelle travaille également le groupe Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN). D’ici la fin de l’année, les membres des six CSE pourront consulter sur une plateforme l’ensemble des situations et des questions dans leur domaine de mandat, émanant notamment des 214 représentants de proximité. « Il faut que cela soit surtout facile d’utilisation, et effectivement utilisé. Mais je pense que cela responsabilisera aussi les acteurs, y compris les managers locaux qui ne veulent pas que tout le monde voie leurs problèmes non réglés », plaide Frédéric Pauthier, le directeur des ressources humaines. Sur cet espace, la direction promet une réponse en une semaine concernant les réclamations individuelles et collectives ou l’application d’un accord.

Si la grille de lecture reste essentiellement figée sur les moyens, les critères qualitatifs restent à définir. « Comment la qualité du dialogue social évolue-t-elle ? La qualité de l’information et de l’association des salariés à la marche de l’entreprise progresse-t-elle ? Est-ce que les conditions de vie au travail, la prévention en matière de sécurité s’améliorent ? » esquisse Jean-François Pilliard. En fonction des heures de délégation attribuées, libre aux organisations syndicales de repenser leur fonctionnement et le militantisme, quitte à dépasser le cadre des accords en formant d’autres personnes. « Le travail au quotidien pourrait être mieux réparti entre les titulaires et les suppléants. Si elles veulent maintenir une attractivité, c’est aussi à elles d’organiser une montée en compétences », suggère Rémi Bourguignon. À bon entendeur…

Les suppléants personæ non gratæ ?

Avant le CSE, être suppléant était bien souvent un moyen de vérifier la compatibilité d’un exercice syndical avec une carrière ou avec une personnalité. Mais la fusion des instances a changé la répartition des rôles entre les titulaires et les suppléants. Si ces derniers continuent de recevoir l’ordre du jour, nombreux sont ceux qui ne peuvent plus assister aux réunions plénières et préparatoires et qui n’ont pas toujours d’heures de délégation spécifiquement dédiées. La raison souvent évoquée ? Éviter des réunions interminables avec trop de monde autour de la table. Seule l’absence du titulaire rend leur présence possible. Les contours de cette fonction globalement amoindrie ont été un enjeu des négociations. Plusieurs syndicats ont fait en sorte que les mandatés des CSSCT soient des suppléants CSE, afin de mieux équilibrer la charge de travail. Comme chez Total ou chez Naval Group, à raison de deux réunions par an, les suppléants du CSE de Presstalis, le leader français de la distribution de presse qui compte environ 1 200 salariés, peuvent être présents – sans avoir le droit de voter. Et ce, afin de « leur mettre le pied à l’étrier », confie Bruno Turbé, délégué syndical CFE-CGC. Les titulaires, qui disposent de 28 heures mensuelles de délégation, en attribuent éventuellement une part à leurs suppléants. L’accord Manpower prévoit une autre architecture : avec 35 titulaires, pas de présence des suppléants mais la possibilité d’avoir douze « siégeants », dont le nombre par organisation syndicale sera déterminé en fonction des résultats aux élections. « On ne voulait pas de cacophonie avec 70 personnes lors des réunions du CSE, mais on comprenait aussi le besoin des syndicats de maintenir un vivier », explique Fabrice Larcher, directeur des relations sociales.

Auteur

  • Judith Chétrit