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Le retour de l’entreprise paternaliste ?

À la une | publié le : 01.12.2019 | Nathalie Tran

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Le retour de l’entreprise paternaliste ?

Crédit photo Nathalie Tran

Afin d’avoir des collaborateurs engagés et performants, un nombre grandissant d’entreprises misent sur la qualité de vie au travail et multiplient les initiatives pour répondre à leurs attentes, jusqu’à vouloir faciliter certains aspects de leur vie privée. Une prise en charge holistique, dans laquelle certains voient poindre des accents de paternalisme. Regard sur un néopaternalisme émergent, maternant, humaniste et assumé.

Locaux végétalisés, restaurants bistronomes, conseils en nutrition, murs d’escalade, manucure, services d’assistance aux personnes atteintes d’une maladie grave, coach parental pour les salariés ayant des difficultés avec leurs adolescents… Les entreprises se donnent assurément du mal pour offrir un environnement de travail épanouissant à leurs collaborateurs et pour faciliter leur quotidien. Des petites attentions qui n’ont toutefois rien de philanthropique : « Nous sommes convaincus que l’épanouissement de l’équipe est le moteur de notre croissance et la clé de notre succès », explique Marine Morel, directrice marketing chez Innovorder, scale-up spécialisée dans la digitalisation des points de vente. Offrir du bien-être (ou du mieux-être) en instituant des rituels tels que des petits déjeuners et des soirées conviviales, ou en proposant des cours de crossfit et des massages dans ses locaux pour que les salariés s’accordent une pause détente, est aussi une façon pour cette société en hypercroissance de les aider à pallier un stress induit par le rythme fluctuant auxquels ils sont soumis.

Partant du postulat qu’un salarié épanoui est plus performant, car plus engagé, plus attentif aux clients, plus créatif, et qu’il ne peut pas se sentir bien au travail si les autres dimensions de sa vie sont mises à mal, les entreprises s’aventurent actuellement de plus en plus loin sur le terrain du « hors-travail ». « C’est un cercle vertueux. On participe à l’engagement des collaborateurs, à leur qualité de vie au travail (QVT) et à la performance de l’entreprise », résume Stéphanie Le Dorner, responsable de la QVT chez Malakoff Médéric Humanis. Certains employeurs vont même jusqu’à recourir au nudge – ou « coup de pouce » – pour favoriser les bons comportements, en matière de santé notamment. C’est le principe, par exemple, des corbeilles de fruits disposées à tous les étages pour encourager les collaborateurs à manger raisonnablement lorsqu’ils ont un petit creux, plutôt que de se jeter sur une viennoiserie. Des pratiques que Jérôme Vivenza, de la CGT, juge « infantilisantes » et « symptomatiques d’un lien de plus en plus poreux entre vie professionnelle et vie privée ».

Bref, une prise en charge holistique de la vie des salariés qui n’est pas sans rappeler le temps où, à l’image d’entreprises comme Schneider au Creusot, Michelin à Clermont-Ferrand ou Peugeot à Sochaux, le patron logeait ses ouvriers, prenait en charge leurs frais médicaux et l’éducation des enfants, organisait leurs loisirs et favorisait l’adoption de modes de vie sains. Améliorer les conditions de vie des ouvriers et prendre soin d’eux, cela permettait de développer la fierté d’appartenance à l’entreprise, de les rendre consciencieux au travail et fidèles à leur employeur, à une époque où les grandes industries se livraient une bataille féroce pour attirer la main-d’œuvre… et pour contribuer au progrès social. Si on n’est plus aujourd’hui dans un modèle d’emploi à vie, la logique n’est, néanmoins, pas très éloignée. Lorsque la SNCF, consciente de la difficulté de se loger en Île-de-France, investit 20 millions d’euros par an pour proposer aux nouveaux embauchés des logements à prix attractifs pour les non-cadres, et une aide dans la recherche d’un appartement pour les cadres, c’est dans une même optique d’attraction et de rétention des talents. « Nous devons être d’autant plus offensifs que les besoins de l’entreprise portent principalement sur des métiers techniques très demandés tels que le génie électrique, les SI ou les télécoms. Dans le cadre du Grand Paris, la concurrence entre maîtres d’ouvrage est particulièrement forte sur les métiers du BTP », reconnaissait Guillaume Marbach, directeur général SNCF Réseau Île-de-France, lors du lancement de l’initiative, en janvier 2019. Même argument chez Moneway. Pour faire venir jusqu’à elle des développeurs de talent, cette fintech située dans le Doubs, à Villers-le-Lac, une commune de moins de 5 000 habitants, n’hésite pas à mettre à leur disposition des appartements de 100 m2 ainsi qu’un potager pour un loyer minime.

Une tendance qui s’accentue

Derrière cette prise en charge de plus en plus étendue de la vie des collaborateurs, ne voit-on pas ressurgir une forme de paternalisme ? « Si les services proposés ont pour but de créer ou de renforcer un contrat de confiance entre l’entreprise et les salariés, le contexte n’est plus le même. Le paternalisme trouvait ses racines dans la volonté d’éviter les mouvements ouvriers et de devancer des revendications salariales », rappelle Lionel Prud’homme, directeur de l’école IGS-RH Groupe IGS et du Lispe (Laboratoire d’innovation sociale et de la performance économique). Surtout, l’entreprise du xxie siècle ne régente plus la vie des salariés, elle les aide à mieux gérer les contraintes personnelles qui interfèrent dans leur travail. Son champ d’action : l’équilibre des temps de vie, la parentalité à 360° et les habitudes de vie. Ce qui, dans la revue « Droit social » de janvier 2004, amenait déjà Jean-Emmanuel Ray, professeur à l’université Paris-1 Sorbonne et chroniqueur à « Liaisons sociales magazine », à parler d’entreprise « maternante », qui cherche à concilier vie professionnelle et vie privée. Le néopaternalisme ressemblerait plutôt à du « maternalisme ». La tendance est apparue dans les années 2000 avec la création des crèches et des conciergeries d’entreprise. Elle s’accentue à présent, facilitée par le développement d’applications RH permettant aux collaborateurs d’accéder, en quelques clics, à toute une palette de services. Catherine Pinchaut, secrétaire nationale de la CFDT, met néanmoins en garde contre le risque de dérives : « Sous couvert de QVT et de politique RSE, certaines entreprises entrent dans une logique de bonheur. Or, l’entreprise n’a pas à assumer un quelconque rôle en la matière. On attend principalement d’elle qu’elle mette en place des modes d’organisation permettant aux salariés d’être bien au travail et de ne pas avoir de problèmes de santé. Là, on est dans le domaine individuel, alors que la QVT s’inscrit dans un cadre collectif. »

« Programme complet » chez l’Oréal

Chez L’Oréal, la QVT est appréhendée sous trois angles : l’environnement de travail, une organisation qui concourt à l’équilibre des temps de vie et, cerise sur le gâteau, une ambiance conviviale. Car « on peut avoir de beaux locaux et une bonne organisation sans pour autant que les gens soient engagés et aient envie de travailler ensemble », concède Emmanuelle Lievremont-Janicot, directrice santé et qualité de vie au travail. Trois étages d’une fusée qui, in fine, offre « des mesures très différentes mais qui permettent de mailler tous les bénéfices auxquels peut avoir recours un collaborateur et de se sentir accompagné », résume-t-elle. Mais la QVT constitue également l’un des quatre piliers du programme Share &Care du groupe de cosmétiques, avec la prévoyance (Protect), la santé (Care) et la conciliation vie professionnelle-vie personnelle (Balance). L’objectif de ce programme, déployé depuis 2013 : faire bénéficier l’ensemble des salariés du groupe d’un socle commun de protection sociale, tout en permettant à chaque filiale de l’adapter en fonction de la législation, de la culture et des besoins des collaborateurs au niveau local. Et, au bout du compte, positionner L’Oréal comme l’un des employeurs les plus responsables et attractifs de chaque pays. L’idée est de « créer les conditions pour permettre aux salariés de continuer à se développer professionnellement et de s’épanouir, en les libérant d’un certain nombre de tracas à travers un programme complet », précise Emmanuelle Lievremont-Janicot. Par exemple, en 2018, l’opération de sensibilisation aux risques du soleil a permis à 1 216 collaborateurs, de 19 sites de L’Oréal, de se faire dépister contre le mélanome solaire. « Nous savons que peu de personnes voient un dermatologue pour se faire dépister. C’est pourquoi l’entreprise propose une consultation qui, chaque année, permet de détecter des situations qui pourraient s’avérer problématiques », ajoute Emmanuelle Lievremont-Janicot. Rien d’obligatoire. L’entreprise propose, le salarié, quant à lui, dispose. « La QVT est très individuelle, nous essayons de ne pas aller dans le gadget mais de mettre en place des actions qui font sens et qui répondent aux besoins du plus grand nombre de nos collaborateurs », précise-t-elle.

Jusqu’où, en effet, les entreprises sont-elles prêtes à aller pour le bien-être de leurs salariés ? « Elles ont pris conscience de l’importance croissante de fidéliser leurs collaborateurs. Aussi veillent-elles notamment à ce qu’ils soient le mieux possible dans leur équilibre de vie et à leur offrir une expérience positive de travail. Ce n’est pas un hasard si l’on parle aujourd’hui d’“expérience collaborateur”. L’entreprise a une vision différente du salarié, elle est à l’écoute de son vécu et, forcément, il y a un moment où l’on déborde sur des éléments de vie privée », admet Yves Grandmontagne, président du Lab RH et consultant en ressources humaines. C’est en effet dans un nouveau rapport a` l’autorité, fondé sur le leadership et sur la coconstruction, que s’inscrit ce paternalisme nouvelle tendance. Chez Innovorder, par exemple, cette « écoute » a permis d’organiser, en avril dernier, un atelier pour ceux qui souhaitaient arrêter la cigarette. Depuis, les fumeurs – qui représentaient environ 80 % des effectifs – sont minoritaires. « Il est important que cela vienne de l’équipe. Nous mesurons le NPS1 (Net Promoter Score) tous les mois et nous réalisons chaque trimestre un sondage auprès des salariés pour tester le bien-être de chacun, faire remonter des idées et nous assurer que la communication est bien faite. Nous partageons ensuite les résultats avec l’équipe », explique Marine Morel, la directrice marketing.

Malakoff Médéric Humanis, qui place également l’écoute et la prise en compte des attentes des collaborateurs au cœur de ses priorités, a imaginé, pour répondre aux besoins de ces derniers, un partenariat avec des universités Staps. Durant près de neuf mois, le groupe de protection sociale a accueilli des stagiaires de la filière qui, grâce à leurs conseils et à la mise en place de programmes sur mesure, collectifs (comme des séances de marche nordique) ou individuels, ont permis à des salariés éloignés du sport et désireux de retrouver une pratique régulière de s’y remettre doucement. « On œuvre ainsi à la prévention santé et à l’équilibre des temps de vie, explique Stéphanie Le Dorner. Notre baromètre interne annuel nous permet de mettre en lumière les situations personnelles et professionnelles qui touchent les collaborateurs, afin d’axer nos dispositifs sur les sujets les plus prégnants. Ceux-ci étant ensuite construits avec les intéressés. » L’aide aux aidants, l’accompagnement des personnes atteintes d’un cancer et, plus récemment, la monoparentalité font partie des thématiques qui émergent actuellement au sein de l’entreprise et sur lesquelles le groupe travaille.

« Supplément d’âme »

Toutefois, entre le fait d’aider les parents à trouver un moyen de garde pour leurs enfants et les soutenir lorsqu’ils rencontrent des difficultés personnelles – un problème financier, un divorce, un deuil, une maladie grave, ou le fait de subir des violences conjugales –, il y a un gap ! Selon une étude réalisée par Harris interactive pour Malakoff Médéric, publiée en juin 2018, plus d’un employeur sur deux (52 %) estime que l’entreprise est légitime pour aider les collaborateurs lorsqu’ils sont en situations de fragilité. Parce qu’elles ont un impact sur leur engagement, sur leur productivité, sur les relations au sein de l’équipe et, en définitive, sur la performance de l’organisation, les employeurs ont, en effet, tout intérêt à s’y intéresser. L’entreprise maternante ne se soucie donc plus uniquement du confort de vie de ses collaborateurs, elle se préoccupe aussi de leurs difficultés personnelles. Pour la moitié des dirigeants, aider les salariés dont le parcours est soumis aux aléas de l’existence est perçu comme un levier de performance et une source de progrès pour l’entreprise. Cette démarche répond aussi à une demande : coté salariés, 56 % des répondants ont déclaré vivre un moment de fragilité psychologique au moment de l’enquête et 63 % considéraient que leur entreprise offrait peu ou pas de soutien dans ce cas de figure.

« On parle aujourd’hui d’entreprise providence qui supplée le retrait ou le manque d’efficacité des pouvoirs publics. Si elle le fait, c’est parce qu’elle y croit et qu’elle y voit un intérêt pour ses salariés. Elle n’y est pas obligée. Certaines entreprises, comme Michelin, ont défini leur raison d’être parce qu’elles considèrent que leur mission ne s’arrête pas à faire du profit. Elles mobilisent sur un supplément d’âme », remarque Lionel Prud’homme. Ainsi, après avoir amélioré les conditions de vie des salariés, puis leurs conditions de travail, l’entreprise s’investit d’une nouvelle responsabilité : contribuer au bien-être général de la société. Un courant qu’Amélie Villéger, maître de conférences en sciences de gestion et membre du Cerege (Centre de recherche en gestion) de l’université de Poitiers, qualifie, quant à elle, de « patronhumanisme ». « Comme le paternaliste du xixe siècle, le patronhumaniste du xxie siècle va au-delà de ses obligations légales en matière sociale. Il œuvre pour l’amélioration de la qualité de vie au travail et intègre largement dans ses préoccupations les enjeux sociaux et sociétaux de son environnement. Mais son engagement est davantage fondé sur la solidarité que sur la charité, et sur la liberté que sur l’autorité », analysait l’enseignante dans « Les Annales des Mines », en mars dernier. Maternalisme ou patronhumanisme : quel que soit le nom qu’on lui donne, ce néopaternalisme solidaire, inclusif et libéral, encouragé par la loi Pacte, joue son rôle dès lors qu’il est fondé sur une conviction forte des dirigeants… et que les mesures mises en œuvre ne relèvent pas de l’artifice, mais concourent véritablement au bien-être des salariés et à l’amélioration de leurs conditions de travail. Une vision de l’entreprise gagnant-gagnant.

(1) Outil de mesure de la satisfaction client.

Auteur

  • Nathalie Tran