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L’actionnariat salarié veut réconcilier capital et travail

Décodages | Gouvernance | publié le : 01.11.2019 | Laurence Estival

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L’actionnariat salarié veut réconcilier capital et travail

Crédit photo Laurence Estival

Intégrées dans les packages de rémunération et encouragées par la loi Pacte, la distribution d’actions gratuites et la possibilité donnée aux collaborateurs d’investir dans leur entreprise ne font pas l’unanimité. Retour sur ce débat autour de trois points clés.

Ce n’est plus une vague mais un véritable raz de marée : en 2018, 81,4 % des entreprises du SBF 120 avaient obtenu une autorisation de procéder à des augmentations de capital réservées aux salariés, selon l’étude annuelle publiée en septembre par le cabinet Eres. Seules 37 % d’entre elles sont passées à l’acte, dont L’Oréal et Sanofi qui ont déclenché leur première opération. Le 10 octobre, le groupe Spie a lancé, pour sa part, sa troisième ouverture d’actionnariat salarié depuis son entrée en Bourse en 2015, avec l’ambition de proposer 2 % du capital à 43 000 de ses 46 000 collaborateurs dans le monde. Les entreprises non cotées sont elles aussi de plus en plus nombreuses à s’intéresser à l’actionnariat salarié. En témoigne l’exemple de la société Pierre Fabre où il a été développé en parallèle d’une fondation d’utilité publique pour sécuriser, en 2005, la poursuite de l’activité du laboratoire pharmaceutique après la disparition du fondateur, sans héritiers. « Aujourd’hui, les salariés détiennent 8,5 % du capital et notre objectif est d’atteindre les 10 % », illustre Christophe Latouche, président du FCPE Laboratoire Pierre Fabre. Même les PME commencent à tendre l’oreille : 80 % d’entre elles seraient intéressées, selon Eres, mais elles ne sont que 4 % à s’être jetées à l’eau.

Pourquoi un tel engouement ? Parce que l’actionnariat salarié est considéré comme l’un des moyens de récompenser les collaborateurs en leur permettant d’entrer au capital de leur société. À ce titre, la loi Pacte, adoptée le 11 avril dernier, vise à favoriser son développement dans le privé comme dans le public, à travers la simplification des procédures et de nouvelles incitations fiscales (voir encadré, page 42). Non sans raison, selon Loïc Desmouceaux, président de la FAS (Fédération française des associations d’actionnaires salariés et anciens salariés), une structure regroupant les associations d’actionnaires salariés d’une vingtaine d’entreprises : « Il permet d’aligner les intérêts des entreprises et ceux de leurs collaborateurs. » Dans certaines sociétés, à l’instar de Thales, les actionnaires salariés voient leur représentant siéger au conseil stratégique. « L’idée est d’aller au-delà d’un simple contrat de travail », renchérit Christophe Latouche. « Les salariés deviennent copropriétaires de l’entreprise et ils participent à sa gouvernance », précise quant à lui Sébastien Kuntz, directeur actionnariat salarié d’EssilorLuxottica, dont les employés détenaient 8 % du capital avant la fusion avec Luxottica, qui a divisé leur poids par deux.

Un dispositif gagnant-gagnant ?

L’actionnariat salarié serait-il un moyen de créer de la confiance et d’en finir avec l’opposition entre capital et travail ? L’affirmation ne fait pas l’unanimité du côté des syndicats. Le comportement des salariés semble pourtant donner raison à ses promoteurs : en atteste le pourcentage de ceux qui détiennent des parts, en propre ou au travers de FCPE, dans les entreprises où il fait partie de la culture maison. Au niveau mondial, 68 % des salariés d’Essilor sont actionnaires. Chez Spie, en quatre ans, un tiers des salariés du groupe sont devenus actionnaires de leur entreprise et le pourcentage s’élève même 50 % pour les 18 000 collaborateurs français. L’objectif avoué du spécialiste de l’énergie est d’atteindre un jour les 100 %, selon Cédric Olier, directeur rémunérations et avantages sociaux. « Chez Thales, où près de la moitié des salariés sont actionnaires, les dernières opérations d’actionnariat salarié ont été des succès et l’entreprise n’a pu satisfaire toutes les demandes. Chacun a bien acquis des actions, mais sans forcément recevoir le volume demandé », met en avant Sylvain Masiéro, président de l’Apat, l’association du personnel actionnaire de Thales. Les salariés ont de bonnes raisons – financières – de placer leur épargne dans leur entreprise. Toujours selon l’étude d’Eres, pour 100 euros investis en 2018, les détenteurs d’actions ont réalisé un gain moyen compris entre 109 % sans abondement et 675 % avec un abondement de 300 %. Car pour inciter leurs collaborateurs à investir, les employeurs doublent, voire triplent la mise de ceux qui desserrent les cordons de leur bourse ou leur accordent une décote par rapport au cours des actions pour les aider à entrer au capital.

Mais le gain n’est pas garanti. Chez Spie, les nombreux salariés qui avaient acquis l’équivalent de 1 % du capital du groupe en achetant en 2018 les actions maison au prix de 14,33 euros (après décote) ont vu le cours du titre dévisser à 11,50 euros au début de l’année 2019. « Les avantages consentis par les entreprises, dont certaines distribuent aussi des actions gratuites, couvrent le risque éventuel pris par les souscripteurs », affirme Loïc Desmouceaux. Le président de la FAS répond ainsi aux accusations de Fabrice Angei, secrétaire national de la CGT en charge de ce dossier. Le syndicaliste pointe « la double peine menaçant les salariés qui prennent le risque, si la situation de l’entreprise devient critique, de perdre à la fois leur travail et leur épargne ». Philippe Portier, secrétaire national de la CFDT, n’est pas certain non plus que le jeu en vaille la chandelle : réduits à un seul membre dans les conseils d’administration, les administrateurs représentant les actionnaires salariés pèsent peu dans les débats. Idem lors des assemblées générales, où ce collège est dilué. « Il y a des moyens plus efficaces d’être associé à la conduite de l’entreprise », insiste-t-il, citant la cogestion allemande (les salariés siègent à parité avec les employeurs au conseil de surveillance) ou la « codétermination à la française », chère au syndicat, qui réclame que des salariés représentent 30 % des membres dans les conseils d’administration.

Des salariés écoutés et entendus ?

Cependant, l’argument est balayé par Marc Maouche, président de l’Aasgo, l’association d’actionnariat salarié du groupe Orange. « Avec 5,3 % du capital, 9 % des voix, mais, en réalité, un poids représentant entre 10 % et 12 % lors des votes en assemblées générales, les salariés, deuxième actionnaire de l’opérateur téléphonique après l’État, sont écoutés », rappelle-t-il. À leur actif : avoir obtenu un bon équilibre sur la répartition de la valeur ajoutée, entre augmentation de la masse salariale, investissements et rétribution des actionnaires. En 2019, l’enveloppe dédiée par l’opérateur aux augmentations de salaires a ainsi progressé de 3 %, un taux au-dessus de la moyenne. « Chez Pierre Fabre, les actionnaires salariés participent, à travers le conseil d’administration, à certains choix stratégiques comme l’achat de nouvelles molécules », mentionne Christophe Latouche. En déposant avant l’assemblée générale une résolution demandant la nomination d’un administrateur indépendant pour en finir avec la guerre des chefs qui, depuis la fusion entre Essilor et Luxottica, avait fait chuter le cours en Bourse, Valoptec (association des actionnaires salariés d’Essilor) a mis en évidence l’inquiétude des salariés et leur souhait d’aller de l’avant. Résultat : si la résolution n’a pas été retenue, l’association a obtenu d’entrer au conseil stratégique et au comité d’intégration du groupe, un moyen d’avoir un regard sur la bonne marche de la fusion.

« Quand leur poids est important, les actionnaires salariés sont en outre capables de mobiliser d’autres actionnaires pour arriver à faire pencher la balance de leur côté. Certaines décisions, comme la rémunération des dirigeants, doivent être approuvées par deux tiers des voix », ajoute Sébastien Crozier, président CFE-CGC d’Orange, qui défend le dispositif. Le responsable, par ailleurs administrateur au titre de représentant des collaborateurs, rappelle comment les salariés actionnaires de Bouygues, qui étaient le premier actionnaire de l’entreprise sans avoir pour autant la majorité du capital, ont pesé à deux reprises pour contrer le raid lancé par Vincent Bolloré, en 1998, et les avances de Numericable-SFR, en 2015. L’année suivante, c’était au tour de ceux de la Société Générale de faire front commun avec la direction pour repousser l’assaut de la BNP… Ces faits d’armes laissent Fabrice Angei sceptique : « Les actionnaires salariés se comportent comme des actionnaires dans l’attente d’un retour sur investissement, moins comme des salariés attachés à améliorer leurs conditions de travail. Les intérêts de ces derniers sont en réalité portés par les administrateurs salariés, des syndicalistes élus, et c’est avec eux que se bâtit le dialogue social dans les entreprises. »

Des contreparties salariales ?

Philippe Portier critique quant à lui les plans généreux d’actionnariat salarié intégrés aux packages de rémunération qui se développent au détriment des augmentations de salaires. « Bénéficiant d’une fiscalité intéressante, ils sont considérés comme des primes et ne pèsent donc pas de manière continue sur la masse salariale », note-t-il. Siégeant au comité de suivi de l’application de la loi Pacte, la CGT a notamment obtenu qu’une étude approfondie soit effectuée sur le lien entre le développement de l’actionnariat salarié, les augmentations de salaires, mais aussi les créations d’emplois et les conditions de travail. « À court terme, il peut y avoir des différences entre les actionnaires et les actionnaires salariés. Mais à long terme, les intérêts sont les mêmes », insiste Sylvain Masiéro. « C’est un facteur de motivation et de fidélisation des talents », ajoute Sébastien Kuntz. L’étude d’Eres apporte de l’eau à son moulin : le taux de départ des collaborateurs dans les entreprises à forte culture d’actionnariat salarié est de 6,9 %, contre 9,6 % ailleurs. Reste que, globalement, seul un tiers des salariés souscrivent aux opérations et que le cours atteint par les actions commence à poser la question de la démocratisation du dispositif. Plusieurs entreprises, à l’instar d’EssilorLuxottica, ont pris des mesures pour élargir l’accès au plus grand nombre. « La politique d’actionnariat salarié fait partie de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) », estime Marc Maouche. Orange, comme d’autres groupes d’ailleurs, travaille à définir et à faire voter la raison d’être du groupe, lors de la prochaine assemblée générale. De quoi lever les oppositions des réfractaires ? « Si demain, le profit n’était pas le seul élément pris en compte par les actionnaires, nous modifierions peut-être notre perception. Mais nous n’en sommes pas encore là », conclut Philippe Portier. Une main tendue, tout en restant prudent.

Objectif 10 %

Il y a deux ans, s’exprimant devant les membres de la FAS (fédération française des associations d’actionnaires salariés et anciens salariés), le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, s’était fixé un objectif ambitieux : mettre tout en œuvre pour que 10 % du capital des entreprises soient dans les mains des salariés. Un taux deux fois plus élevé qu’actuellement. Si, à l’image de Bouygues (20 % du capital) ou d’Eiffage (17,6 % du capital), quelques entreprises sont déjà au-delà, la plupart doivent mettre les bouchées doubles. Et cela risque de prendre du temps… Pour accélérer la cadence, la loi Pacte contient plusieurs mesures phares : l’abondement des entreprises bénéficie désormais d’une baisse de 20 % à 10 % pour celles de plus de 50 salariés et le forfait social est supprimé pour celles qui ne franchissent pas ce seuil. L’abondement pourra également être attribué même en l’absence de versement des salariés, à condition d’une répartition uniforme et d’une indisponibilité des fonds pendant cinq ans. Enfin, le taux de décote pourra passer de 20 % à 30 % et de 30 % à 40 % pour une durée de blocage de dix ans ou plus.

Auteur

  • Laurence Estival