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Serge Perrot : « Il n’y a pas d’engagement sans objet de l’engagement »

À la une | publié le : 01.11.2019 | Muriel Jaouën

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Serge Perrot : « Il n’y a pas d’engagement sans objet de l’engagement »

Crédit photo Muriel Jaouën

Professeur des universités en management à Paris-Dauphine, chercheur au sein du laboratoire Dauphine Recherches en management, Serge Perrot est spécialiste de la thématique de l’engagement en entreprise. Il travaille notamment en partenariat avec l’Observatoire de l’engagement, avec lequel il étudie depuis plusieurs années les ressorts et les pratiques de la mobilisation dans les organisations.

Comment expliquez-vous l’omniprésence de la notion d’engagement dans le discours managérial ?

Serge Perrot : Avant l’engagement, il y avait d’autres concepts comme la satisfaction au travail, la motivation, etc. L’engagement a l’avantage de porter une promesse que les cabinets conseil relaient aux entreprises : celle d’une performance accrue, car un salarié engagé contribue à faire un client satisfait. Et, comme souvent, on a un effet mimétique et les entreprises se mettent toutes à prendre le pouls de leurs troupes. Avec la notion d’engagement, la logique mimétique s’est sans doute trouvée renforcée par deux phénomènes. Pour la fonction RH, dans un contexte de reporting, l’engagement est porteur de dimensions sensiblement plus positives et attractives que d’autres métriques RH comme la masse salariale, le turnover, l’absentéisme, l’accidentologie. Par ailleurs, le concept d’engagement a sans doute plus que d’autres bénéficié du zèle des consultants et des éditeurs spécialisés dans les études internes dans leur ardeur à défendre un effet levier direct sur performance globale. En témoigne l’écho suscité par le principe de la symétrie des attentions, qui pose l’hypothèse que ce qui est bon pour le collaborateur est bon pour le client, et donc pour le chiffre d’affaires de l’entreprise.

Le concept d’engagement est-il solidement renseigné par la recherche ?

S. P. : Pour ne parler que de la notion d’engagement, le psychologue Gordon Willard Allport a, dans les années 1940, décrit l’engagement comme une attitude positive se traduisant par une participation active de l’individu. Le sociologue Robert Dubin (1956) a développé sa théorie sur les centres d’intérêt principaux : c’est parce qu’il perçoit le travail comme un facteur important de satisfaction personnelle que le salarié s’engage. Idée reprise et développée par le professeur de management Rabindra Kanungo, qui propose une échelle de l’engagement au travail selon une approche moins marquée culturellement. Richard Mowday, Lyman Porter et Richard Steers ont pour leur part conceptualisé trois dimensions principales de l’engagement : la croyance dans les buts et valeurs, les efforts déployés, et la loyauté ou fidélité. Quant à John P. Meyer et Natalie Allen, ils mettent en évidence trois dimensions de l’engagement : la dimension affective (je suis engagé car j’aime mon entreprise et je m’identifie à elle), la dimension normative (je suis engagé car je dois beaucoup à mon entreprise), et la dimension calculée ou cognitive (je suis engagé par intérêt).

La théorie académique a-t-elle essaimé dans les pratiques d’entreprise ?

S. P. : Oui, puisque l’on retrouve des dimensions inspirées de Meyer et Allen dans les cœurs de modèle des outils de mesure mis en place dans les entreprises. Plus récemment, mais cela n’est pas suffisamment pris en compte dans les pratiques actuelles, la recherche a démontré qu’on ne peut parler d’engagement sans parler d’objet de l’engagement. L’engagement évalue à un moment donné le rapport d’un sujet (le salarié) à un objet précisément identifié : son entreprise, son manager, ses clients, ses collègues, son travail, sa mission… Il me semble important de faire ces distinctions, car on peut être très engagé dans son travail et peu vis-à-vis de son entreprise.

S’il fallait circonscrire une vision dominante de l’engagement en entreprise, quelle serait-elle ?

S. P. : Dans l’ensemble des entreprises, quelle que soit leur taille, l’engagement est ressenti comme un facteur essentiel de réponse aux divers enjeux business. Le lien entre engagement et performance est sans doute plus immédiat dans les métiers moins processés. Dans la première étude réalisée avec l’Observatoire de l’engagement, la représentation de l’engagement par les dirigeants était très axée sur l’idée de contribution à l’entreprise par le dépassement des attentes et du prescrit. Cette représentation en matière de contribution englobe plusieurs facettes : contribution dans la réalisation du travail (quantitativement et qualitativement), contribution aux autres par le partage et par le jeu collectif, contribution aux clients, contribution globale à l’entreprise, etc.

L’hypothèse d’une démobilisation des salariés pèse-t-elle dans la consécration de l’engagement ?

S. P. : Paradoxalement, les dirigeants ne s’alarment pas tant d’un désengagement de leurs troupes. Ils s’inquiètent même sans doute plus souvent des risques de surengagement que sont les risques psychosociaux. La dernière étude présentée à Dauphine avec l’Observatoire de l’engagement et Opinion Way montre également que les niveaux d’engagement perçus sont bien plus élevés que ce que certains se complaisent à dire.

Quid des managers dans la valorisation de l’engagement ?

S. P. : Les organisations, à tous leurs niveaux fonctionnels et hiérarchiques, font du manager la figure clé de l’engagement. Après, des nuances commencent à apparaître dès lors que l’on segmente le management en management de proximité, en middle et en top management. Comme le montre la dernière étude avec l’Observatoire de l’engagement, on observe même un certain découplage entre le discours et les pratiques. Il semble que les dispositifs de soutien aux managers de proximité sont moins prioritaires que ceux dédiés aux middle et aux top managers. Par ailleurs, le changement opérationnel est souvent mis en œuvre avant que ne soient pensées les logiques d’accompagnement des managers de proximité.

Comment les managers de proximité perçoivent-ils cette idée d’engagement ?

S. P. : La bonne nouvelle, c’est qu’ils ne sont pas désengagés, pas plus qu’ils ne considèrent que les collaborateurs sont désengagés. C’est même tout le contraire. Ensuite, quand il s’agit d’identifier les facteurs propices au développement de l’engagement, ils citent en priorité la reconnaissance du travail de chacun et la bonne ambiance, le développement de l’autonomie et la responsabilisation, le développement des compétences et du potentiel de chacun. Dans leur ensemble, les managers de proximité estiment qu’au-delà du soutien réel de leur propre N+1, les directions transverses (DRH, direction de la communication) restent plus en retrait.

Quels leviers « opérationnels » les organisations vont-elles privilégier pour provoquer et entretenir l’engagement ?

S. P. : L’engagement est une question de management au sens large. Il y a bien entendu le manager de proximité, et des facteurs essentiels comme le travail (ce que l’on fait), le sens (pourquoi on le fait), et les gens avec qui on travaille. On peut également évoquer d’autres leviers : la capacité à donner une vision, à faire vivre des valeurs et à rendre concrète la stratégie ; la création d’une dynamique collective autour des projets de l’entreprise ; l’enracinement de valeurs comme la fierté, la justice ou le travail ; la mise en place de pratiques RH incitatives (formation, parcours professionnels, reconnaissance et rétribution). Les dispositifs de mesure de l’engagement peuvent être également l’occasion de mettre en mouvement, à condition bien entendu que la lecture de ces mesures se traduise en actions concrètes. Cela dit, la mesure de l’engagement renvoie à des pratiques très contrastées. Il y a bien entendu des systèmes assez formalisés d’enquête interne. Il existe aussi un vaste ensemble d’indicateurs liés aux contextes spécifiques des entreprises, et aujourd’hui des dispositifs beaucoup plus courts, digitalisés, plus réactifs et plus fréquents.

Ces différents outils sont-ils bien perçus par les différents acteurs au sein des organisations ?

S. P. : L’analyse de la perception de ces outils est parfois surprenante. Les DRH voient dans la mesure de l’engagement une métrique susceptible d’asseoir leur crédibilité dans l’organisation de l’entreprise, ainsi qu’un outil pour tracer les évolutions et donner le cap. Ils expriment toutefois quelques bémols quant au surcroît de travail induit, à la facture forcément réductrice de méthodologies souvent aveugles aux spécificités de l’entreprise puisqu’inspirées par une logique de benchmark, ainsi qu’à un risque d’instrumentalisation de la part des institutions représentatives du personnel. Les IRP, de leur côté, se montrent paradoxalement au mieux indifférentes à la mesure de l’engagement, sinon défiantes. En cause : le risque de démagogie, voire de manipulation de la part de la direction de l’entreprise (non-respect de la confidentialité des données, inaction post-mesure, outil de pression sur le management). Les managers, eux, se montrent assez partagés. La mesure de l’engagement est parfois présentée comme un outil permettant d’avancer, parfois comme un barème de jugement et un instrument supplémentaire de justification de la pression exercée sur les équipes et sur les individus. Parfois, également, le sujet ne leur apparaît pas comme prioritaire dans la mesure où ils se sentent les mieux outillés et les plus compétents pour connaître les équipes. Enfin, les collaborateurs expriment eux aussi des avis divers sur la pertinence et sur le fondement de la mesure de l’engagement : la perception fluctue de l’indifférence à une attitude désabusée, en passant par la reconnaissance d’une volonté d’écoute de la part du management. En fait, il apparaît surtout que pour les salariés, la clé n’est pas dans la seule écoute, mais dans le côté perceptible, tangible et coconstruit des actions mises en œuvre.

Peut-on établir une typologie comportementale pour décrire les différents degrés d’engagement ?

S. P. : Oui, c’est un projet de recherche que nous allons démarrer cette année. L’objectif est de dépasser les approches qui décrivent les collaborateurs selon leur niveau d’engagement (un peu, beaucoup…). Cela nous semble insuffisant pour construire une typologie. Lors de la première étude sur l’engagement des collaborateurs vu par les dirigeants, nous avions repéré plusieurs profils comportementaux. L’opportuniste, qui détermine ses comportements en fonction de l’évaluation positive qu’ils vont susciter et des rétributions associées (salaire, carrière, employabilité). Le missionnaire, qui exprime un fort sentiment d’adhésion à sa mission et peut multiplier les objets de son engagement (entreprise, métier, équipe), quitte à créer des zones de conflit intérieur. Le professionnel, lui, s’identifie d’abord à son métier. Il est sensible au travail bien fait et développe une relation affective avec le résultat de son travail (qu’il autoévalue le plus souvent), à la différence du prisonnier, qui s’implique dans son travail parce qu’il pense le devoir (besoin d’avoir un emploi par exemple). Autre profil, l’hédoniste va adhérer à certains aspects de son travail mais pas à d’autres et s’impliquer de façon pointilliste et ponctuelle. Enfin, l’affectif s’engage parce qu’il aime ce qu’il fait et/ou son entreprise. Cet engagement reste fragile car très dépendant des contours de l’emploi et de la ligne managériale.

Auteur

  • Muriel Jaouën