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Salariés, engagez-vous !

À la une | publié le : 01.11.2019 | Muriel Jaouën

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Salariés, engagez-vous !

Crédit photo Muriel Jaouën

Hier, elles ne juraient que par la satisfaction, puis par la motivation de leurs salariés. Aujourd’hui, les entreprises veulent des collaborateurs engagés. Mais cette injonction n’est-elle pas le symptôme d’un management de plus en plus à la peine ?

Il est partout. Dans la catéchèse managériale, dans les bibles de « valeurs » dont les directions d’entreprise se montrent si fières, dans les séminaires et dans les formations… L’engagement est devenu le nouveau mantra des entreprises.

Engagement : terme polysémique s’il en est, qui, selon le cadre où on l’emploie (armée, tribunal, syndicat, église, etc.), peut renvoyer à des notions diverses : enrôlement, contrat, action, promesse, lien… La forme verbale utilisée n’est pas non plus neutre : transitive (« engager »), elle fait de l’individu un objet ; pronominale (« s’engager »), un sujet. Surtout, l’engagement est à la fois porteur d’une face cachée, immatérielle, faite de principes (credo, conviction intime…) et d’une face visible, revendiquée, performative (l’engagement politique ou militaire…). De quel engagement parle-t-on dans le monde de l’entreprise ? Faut-il voir dans cette fièvre « engagiste » l’une de ces modes lexicales dont les DRH sont coutumiers ? S’agit-il plutôt d’une légitime préoccupation d’organisations soumises à des enjeux inédits ? Ou bien encore d’un slogan agité pour masquer – plutôt mal que bien – l’impéritie d’un management épuisé par ses propres errances ? Et si c’était un peu tout cela à la fois ?

Pas d’engagement sans condition

S’il y a un commun dénominateur à tous les usages du mot « engagement », c’est le lien. L’engagement lie toujours quelqu’un à quelque chose, quelque chose à quelqu’un ou quelqu’un à quelqu’un (ne serait-ce qu’à lui-même). « La question du lien entre les salariés et l’entreprise est de plus en plus centrale pour les organisations. Il faut croire qu’aujourd’hui, les dirigeants ont décidé d’y répondre de manière un peu fébrile, voire obsessionnelle, par un engagement inconditionnel. Or, l’engagement est toujours suspendu à un lot de conditions », analyse Martin Richer, consultant, fondateur de Management &RSE et coordinateur du pôle entreprise, travail et emploi de Terra Nova.

Petit flash-back sur la construction étymologique du terme. Apparu au milieu du Moyen Âge, le verbe « gager » se renforce très vite du préfixe « en- », qui indique un mouvement. Engager, puis s’engager, expriment dès lors l’action de « mettre en gage ». « Dans le champ lexical du management et des ressources humaines, la notion d’engagement résonne le plus souvent comme un levier de mobilisation globale, sans objet précis. On est dans le registre attitudinal, dans la disposition a priori. Pourtant, il s’agit bien de mettre quelque chose en gage », explique Bernard Benattar, philosophe. L’engagement est, en outre, soumis à des conditions contextuelles. Les vagues successives de licenciements qui ont frappé, et frappent encore aujourd’hui, des pans entiers de l’économie ont donné lieu à un phénomène très largement négligé : le syndrome du survivant. Loin d’être définitivement épargnés, « ceux qui restent » cumulent des sentiments négatifs : incompréhension, peur, culpabilité, méfiance. Bref, un cocktail peu propice à une mobilisation collective spontanée. Et plus la confiance est altérée, plus le management aura besoin de temps pour le restaurer. « L’engagement est indissociable d’une part d’affect. C’est bien parce qu’elles permettent l’expression d’un management plus affectif que les entreprises familiales sont plus propices aux dynamiques individuelles et collectives d’engagement », note Jacques-Antoine Malarewicz, psychiatre.

La doxa managériale, qui voudrait que l’on puisse transformer les comportements par la promesse d’avantages individuels (autonomie et flexibilité renforcées, télétravail…) ou par l’introduction dans les organigrammes de fonctions fantoches (« chief happiness officer »), renvoie à une confusion fréquente entre structure et organisation. Comme si changer les organigrammes et les procédures suffisait à transformer les organisations.

Dissonance cognitive

L’idée d’engagement renvoie immédiatement à la dimension psychologique. Et la psychologie est à cet égard catégorique : l’engagement ne se décrète pas. L’injonction résonne ici comme un oxymore, une « dissonance cognitive ». Dire « engage-toi », c’est provoquer un état de tension entre différentes sources de connaissances et d’informations et obliger l’individu à mettre en œuvre des stratégies inconscientes pour restaurer son équilibre intérieur. Jusqu’à modifier ses croyances, ses convictions, ses attitudes et ses comportements. C’est le commercial qui, sous la pression des objectifs qu’on lui a fixés, va vendre des produits à des clients qui n’en ont pas besoin, en se donnant de fausses raisons pour apaiser sa conscience. C’est le manager qui va exiger de ses équipes un objectif de productivité qu’il sait inatteignable. « Les messages génériques, collectifs jusqu’à l’abstraction, sont tout simplement antinomiques avec les mécanismes de l’engagement. L’individu est le seul sujet de sa motivation. Dès lors qu’il est intermédié, le processus s’apparente à de la manipulation. L’engagement en entreprise devrait donc rester strictement permissif : “Libre à toi de t’engager, si et quand tu le souhaites” », explique Sophie Péters, psychanalyste et coach. Car nul ne peut être engagé tout le temps. Pas plus que tout le monde ne peut l’être en même temps. Ni que l’on puisse l’être sur tous les fronts. « Le burn-out n’arrive qu’aux personnes très engagées », rappelle Sophie Péters.

Le contrat social déséquilibré

Dès lors, en élevant bien souvent l’engagement au rang de « valeur » corporate, les directions d’entreprise ne risquent-elles pas d’envoyer un contre-message ? Pour Martin Richer, l’abus d’injonctions peut finir par nuire au contrat tacite passé entre les salariés et leur employeur : « L’exigence normative d’engagement traduit le déséquilibre d’un contrat social, c’est-à-dire d’attentes mutuelles – implicites autant qu’explicites – entre les deux parties. Les entreprises voudraient que les salariés soient engagés dans leur travail, alors même qu’elles ont tendance à mettre à mal la durabilité au nom d’une nécessaire hyperflexibilité à laquelle le collaborateur n’a pas d’autre choix que de se soumettre. Lorsque l’engagement n’est pas mutuel, c’est ce contrat social qui est faussé. » Le contrat « loyauté contre protection », qui a longtemps fondé les organisations, n’a-t-il pas de facto explosé depuis déjà bien longtemps ? Elle est bien lointaine la logique taylorienne, qui, en consacrant l’autorité des petits chefs, la répétition et la prévisibilité des tâches, en excluant toute autonomie, et en assurant chacun d’être récompensé si le travail est fait au mieux, s’avérait finalement assez protectrice. « En cessant de protéger leurs salariés, les entreprises, qui avaient pourtant besoin d’un engagement maximal de leur part, ont au contraire obtenu un retrait rapide de la confiance », affirme François Dupuy, sociologue des organisations.

Loin de ressouder les liens, la crise a creusé le fossé, avec d’autant plus d’intensité qu’elle a pris un visage de mutante. Les entreprises ne sont plus confrontées à des chocs monofactoriels (hausse des prix des matières premières, apparition d’un nouveau concurrent ou encore conflit social), elles doivent faire face à des perturbations multiples et répétées : ininterruption des mutations technologiques, pression des marchés financiers, augmentation du degré d’incertitude, multiplication des chocs environnementaux…

Avec sa thèse sur l’« hypercompétition », génératrice d’« hypercrises », le professeur de stratégie américain Richard D’Aveni a posé le diagnostic dès les années 1990 : pour les entreprises, la crise est devenue la norme. Dans un tel contexte, le phénomène de démobilisation aurait pris une ampleur accrue, laissant le management désemparé.

Unité contre diversité

Au-delà du biais dans lequel elle place le contrat social, l’injonction à l’engagement interroge également la capacité réelle des entreprises à accepter la diversité au sein de leurs organisations. « Il n’est pas impossible que cette notion d’engagement soit un voile normatif jeté sur l’hétérogénéité du corps social de l’entreprise pour donner l’illusion d’une unité », commente Gilles-Laurent Rayssac, fondateur de Res Publica, structure spécialisée dans le dialogue collaboratif. Une unité bien pratique, au nom de laquelle le management peut protéger l’organisation des risques associés au débat, à la discussion, à la dispute, bref à tous les tenants d’un conflit dont la sociologie des organisations a pourtant montré la dimension vertueuse pour les entreprises. Ne serait-ce que pour sa capacité à mettre en œuvre, à animer et à réguler des dynamiques de compromis.

Une entreprise « engagée » est une entreprise « unie ». Et une entreprise « unie » est une entreprise où l’on « coopère ». Mais là encore surgit le piège de l’injonction. « La vision collective ne va pas de soi. Bien sûr, personne ne dira qu’il ne souhaite pas coopérer. Mais la coopération n’est pas un comportement spontané. Elle requiert un haut niveau de régulation, au sein de l’organisation, et de la part des individus, contraints de devenir interdépendants tant dans l’exercice de leur mission que dans son appréciation », insiste Thierry Weil, professeur de management, titulaire de la chaire futurs de l’industrie et du travail de Mines ParisTech.

L’injonction à la coopération, tout autant que celle à l’engagement, reste souvent stérile quand elle exprime une distorsion entre le message et le contexte. Créer les conditions d’une cohérence entre un discours et des comportements attendus passe par un travail sur la globalité des organisations. Globalité de plus en plus complexe.

Les théories de la libération face à la complexité du réel

La clé de l’engagement serait-elle alors dans l’entreprise libérée, figure très en vogue dans la théorie managériale, dont quelques analyses monographiques commencent pourtant à pointer les fragilités ? La théorie de la « libération » s’appuie notamment sur un postulat : en donnant de l’autonomie aux individus, on leur permet de s’épanouir au travail. Raisonnement sans doute incontestable, mais peut-être insuffisant, selon François Dupuy : « Les théories de la “libération” de l’entreprise s’appuient sur une vision assez sommaire des rapports sociaux. Leurs auteurs restent prisonniers de la pyramide de Maslow, dont on sait à quel point elle s’avère insuffisante pour décrire l’ensemble des ressorts qui sous-tendent la réalité d’une entreprise (enjeux de pouvoir, stratégies d’acteurs, pression des parties prenantes, données culturelles, etc.). » D’une certaine manière, le « libérationnisme », en prétendant sortir les entreprises de l’impasse du désengagement, reproduirait la lecture par trop simplificatrice qui les y a menées.

En management comme en politique, le vocabulaire a souvent une fonction compensatoire des pratiques : on n’appelle jamais autant qu’à ce dont on manque. Cette consécration à l’unisson de l’engagement ne serait-elle pas d’abord la réponse – même maladroite – à un phénomène de renoncement, voire de capitulation des salariés ? Dans son édition 2018, l’Ibet, outil statistique et sectoriel conçu par Mozart Consulting et le groupe Apicil pour mesurer les performances sociales de l’entreprise par le prisme de l’engagement réciproque et de la disponibilité des acteurs du travail, évalue même le coût du désengagement « réciproque et de non-disponibilité » à 13 340 euros par an et par salarié (en hausse de 6 % par rapport à 2017). Si les DRH sont à ce point obnubilés par la thématique de l’engagement, n’est-ce pas parce qu’ils ont conscience d’avoir perdu la main sur les choses et sur les gens ?

Gare au Gallup

Souvent imputé à la fameuse génération Y, ces 18-35 ans hyperindividualistes, dilettantes et même désinvoltes qui incarneraient le divorce avec l’entreprise, le phénomène de désengagement professionnel n’est pas réductible à ce seul facteur. Fruit d’un long processus de prise de distance face à des organisations incapables de tenir leurs promesses, il signe plutôt un nouveau mode de relation entre les salariés – de tous âges – et leurs employeurs.

Et il fait le buzz. Une simple requête composée des mots « salariés », « désengagement », « France » sur le moteur de recherche de Google suffit à faire remonter 310 000 résultats ! Dans ce maelstrom d’informations rarement sourcées, une référence se taille la part du lion : le sondage Gallup, qui mesure au fil du temps l’engagement des salariés pays par pays, en s’appuyant sur un noyau de douze questions. Véritable marronnier de la littérature et de la blogosphère managériales, l’étude Gallup rencontre un écho tout particulier en France. Et pour cause : d’une vague sur l’autre, l’Hexagone campe en toute fin de tableau des pays d’Europe occidentale. Ainsi, en 2018, seuls 6 % des salariés français approchés par Gallup s’affirmaient engagés au travail. Pire, un sur cinq s’estimait franchement désengagé. La France se situe ainsi à l’avant-dernier rang du classement des travailleurs européens, au même niveau que l’Espagne, et juste devant l’Italie (5 %) – la moyenne européenne s’établissant autour de 10 %. Soit. Mais franchement, quelle entreprise pourrait survivre plus d’un an avec 6 % de ses collaborateurs engagés et un quart d’activement désengagés ? « Non seulement le Gallup concentre tous les biais méthodologiques et culturels d’une enquête se voulant mondiale, mais il suffit de décrypter son cœur de modèle pour comprendre qu’il mesure la qualité du management, en aucun cas l’engagement », commente Martin Richer.

Voilà qui expliquerait le considérable fossé entre la situation décrite par Gallup et celle, nettement moins alarmiste et sensiblement plus détaillée, que pointent d’autres enquêtes régulièrement menées par des instituts français, comme Harris Interactive Kantar ou CSA (voir encadré). Car la situation est sans doute moins préoccupante que ne voudraient l’affirmer les tenants d’un désengagement massif et définitif. Les entreprises peuvent donc peut-être lâcher un peu de lest sur le registre de l’engagement. Avant de céder à de prochaines sirènes… À quand le « supplément d’âme » ?

Pas si désengagés que ça…

Désengagés, les salariés ? Et si c’était tout l’inverse ? Le Commitment Index de CSA, un indice de l’engagement agrégeant six dimensions1, situe le score global d’engagement des salariés français à 62,8 points (sur un total de 100) en 2018. Un résultat qui cache, il est vrai, des disparités parfois significatives. « Le milieu de carrière constitue un trou d’air dans l’engagement : les 35-44 ans sont les salariés les moins engagés (indice d’engagement de 60,7), alors que l’on retrouve les plus engagés aux deux extrêmes de la pyramide des âges (68,2 chez les 18-29 ans et 64 chez les plus de 55 ans). Autre variable très discriminante : le secteur. Les salariés du privé sont plus engagés que ceux des entreprises publiques (67,1 d’un côté, 61,9 de l’autre) ou que ceux de l’État et des collectivités locales (indice de 57,2) », détaille Julie Gaillot, directrice du pôle Society chez CSA.

(1) Les six items : fierté de travailler dans l’entreprise, recommandation des produits et services, adhésion aux valeurs et à la culture d’entreprise, recommandation de la marque employeur, confiance dans les dirigeants, confiance dans les orientations stratégiques.

Auteur

  • Muriel Jaouën