logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

Des DRH en veille permanente

À la une | publié le : 01.11.2019 | Muriel Jaouën

Image

Des DRH en veille permanente

Crédit photo Muriel Jaouën

Pour prendre le pouls de leur corps social, les entreprises ont multiplié les dispositifs d’enquête. Même les baromètres sociaux d’hier deviennent aujourd’hui des études d’engagement.

La notion d’engagement n’est pas seulement polysémique, elle actionne des ressorts fonctionnels et symboliques multiples, où le registre le plus intime de la psychologie le dispute à l’intérêt social le plus partagé. Autant dire qu’avec ce sujet a priori consensuel, les DRH, s’ils n’ont pas pris toute la mesure des enjeux sous-jacents, risquent d’avancer en terrain miné. Le « marché » l’a d’ailleurs bien compris, qui les inonde d’offres en tout genre, avec la promesse de transformer leurs collaborateurs en bataillons tout dévolus à la cause. « Je reçois chaque jour dix sollicitations de consultants RH et de prestataires me proposant leurs services autour de l’engagement », confirme Isabelle Calvez, DRH du groupe Suez.

Les entreprises n’ont pas attendu ce grand démarchage pour consacrer des sommes non négligeables – parfois plusieurs millions d’euros – à l’auscultation de leur corps social. « Hier, les entreprises mesuraient la motivation, aujourd’hui elles évaluent l’engagement. Le terme est un peu plus académique, mais la logique reste la même : comprendre et mettre en œuvre les leviers qui donnent envie aux salariés de venir travailler. Pour un DRH, mesurer l’engagement relève du bon sens », résume Isabelle Calvez.

D’abord plutôt axées sur la mesure de la satisfaction au travail, les enquêtes se sont progressivement enrichies des notions d’attachement, de fidélité, pour évoluer ensuite vers les questions d’engagement. « Le décollage des enquêtes d’engagement remonte aux années 1990 aux États-Unis, avec un déploiement progressif en France dans les années 2000. Aujourd’hui, la plupart des grandes entreprises disposent de dispositifs de mesure de l’engagement des collaborateurs », confirme Fabienne Simon, fondatrice et dirigeante d’Osagan et vice-présidente de l’Observatoire de l’engagement.

Derrière cette obsession de la mesure, il y a le souci de contrôler en flux tendu les effets des mutations accélérées qui traversent les entreprises. « L’OIT estime le coût du stress à 3 % du PIB. S’occuper de ce sujet répond à un impératif économique », soutient Yves Desjacques, ancien directeur général adjoint, directeur des ressources humaines du groupe La Poste. La transformation numérique, en particulier, a agi comme un puissant accélérateur dans la sédimentation de la notion d’engagement. Les DRH ont eu besoin de savoir si les salariés « suivaient » ou pas. Et pour ce faire, de segmenter la population en fonction de l’engagement. « Les entreprises sont davantage soucieuses de savoir si leurs messages sont bien compris que de dire vers où il faut aller », note Éric Chauvet, directeur conseil chez Kantar, division insight.

Effet générationnel

Les employeurs doivent également composer avec la réalité générationnelle. « Une entreprise est un ensemble d’individus qui travaillent pour un bien commun. Or, nous sommes entrés dans une époque gagnée par un hyperindividualisme. Les jeunes sont dans le “j’aime, j’aime pas”, la primarité, l’émotion. Réinscrire cette primarité dans une dynamique collective relève d’un travail permanent : il faut dire, expliquer, rappeler et rappeler sans cesse. Le management est entré dans le règne du rituel », développe Diane Deperrois, directrice des ressources humaines d’Axa. Depuis 2017, Axa France, qui compte près de 14 000 salariés, a renouvelé un sixième de ses effectifs.

Mesurer, donc. Mais mesurer quoi ? En 2016, l’Observatoire de l’engagement a interrogé vingt directeurs d’entreprise ayant mis en place des outils de diagnostic. Pour quatorze d’entre eux, la mesure de l’engagement s’intègre dans un spectre élargi de questions visant à comprendre la perception qu’auront les collaborateurs d’un plan global d’entreprise ou de mesures structurantes : évolutions stratégiques, ambitions de l’entreprise, priorités spécifiques (amélioration des performances, agilité, fluidité des modes de fonctionnement). Quant au focus sur l’engagement stricto, il est généralement ramassé autour de six à douze questions parmi une centaine, qui vont explicitement porter sur la fierté d’appartenance, sur la disposition à recommander l’entreprise à des tiers, sur l’investissement au travail, sur la compréhension de la stratégie, sur l’adhésion aux objectifs.

Comment les salariés reçoivent-ils cette prise de température ? « Étonnamment, la perception qu’ont les collaborateurs de ces enquêtes constitue une relative inconnue pour les DRH, sans doute ultra-focalisés sur les résultats et pas assez soucieux du contexte et des modes d’administration de leurs outils », note Fabienne Simon. Dommage, car l’évolution de la participation constitue un indice de la performance et donc de la pertinence de la mesure. « Le taux de réponse est une question absolument centrale, note Delphine Martelli-Banégas, directrice du département corporate d’Harris Interactive. Nous constatons tous une tendance historique à la baisse. Aujourd’hui, compte tenu de cette érosion régulière, une proportion de 50 % de réponses (70 % chez les cadres) est une bonne participation. » En cause : la lassitude, parfois la défiance de collaborateurs sursollicités. « Les entreprises doivent comprendre qu’il ne faut pas interroger leurs salariés plus de deux fois par an », poursuit Delphine Martelli-Banégas.

Message bien compris chez Suez. Après avoir testé en 2015 une enquête de 70 questions auprès de ses 90 000 salariés dans le monde, le groupe a finalement opté en 2018 pour une formule ramassée autour d’une vingtaine de questions, désormais menée tous les deux ans. Bingo ! La participation globale a été de 75 %. « Pour optimiser le taux de réponse, nous avons retenu un outil totalement digital, auquel le salarié peut accéder à tout moment, depuis son Smartphone ou son ordinateur. En sept minutes, l’enquête est finalisée. Tous les deux ans, c’est raisonnable », commente Isabelle Calvez.

Des données accessibles en 24 heures

La multiplication des études doit beaucoup à la numérisation d’outils devenus plus légers, agiles, réactifs. Il y a dix ans, une grande entreprise envoyait des questionnaires papier et il fallait des mois pour tout remonter, analyser, redescendre au management. « Aujourd’hui, une enquête nécessite dix jours de terrain et deux jours d’analyse. La diffusion et l’appropriation des résultats sont aussi beaucoup plus rapides. En 24 heures, les données sont accessibles aux managers sur les plateformes. Pour autant, il faut donner du temps à l’analyse. On est toujours dans cette tension entre une nécessaire agilité et le besoin de faire apparaître le sens », explique Delphine Martelli-Banégas.

Partagés entre le souci de ne pas pressurer leurs troupes et la nécessité d’un diagnostic permanent, les DRH sont de plus en plus nombreux à actionner des dispositifs hybrides, en complétant les questionnaires au long cours par des micro-enquêtes thématiques resserrées autour d’une dizaine d’indicateurs maximum. La FDJ joue ainsi sur les deux tableaux : une enquête benchmark menée par Harris Interactive tous les deux ans autour d’une cinquantaine de questions et une étude plus rapide, réalisée tous les six mois, autour de huit questions. Pour cette entreprise de 2 500 salariés, la mesure de l’engagement répond à de tangibles enjeux RH. Après deux tentatives avortées, la FDJ devait entrer à l’automne dans un processus de privatisation. « La dernière enquête fait apparaître une note d’adhésion de 77 sur 100. Nous avons déjà atteint par le passé les 79 sur 100. C’est un score de très haut niveau dans le benchmark d’Harris Interactive », se félicite Pierre-Marie Argouarc’h, directeur expérience collaborateur et transformation.

Au-delà de l’intensification des enquêtes, la grande nouveauté en matière de mesure sociale tient à l’intention performative qui sous-tend les dispositifs. « Il est très rare que l’on nous commande une étude sans plan d’action derrière. Ce qui était inimaginable il y a vingt ans. Les DRH sont en attentes d’outils permettant d’identifier très vite les leviers de correction et d’amélioration les plus immédiatement opérationnels », explique Laurent Bernelas, directeur délégué de BVA Opinion. Ce souci de transformation justifie un net resserrement des thématiques d’enquête autour de champs très concrets : environnement de travail, processus RH, prise de décision, entretien annuel…

Exit le « command and control »

La recherche d’opérationnalité a pour mérite de dédramatiser le concept d’engagement et de désamorcer le risque de fourvoiement auquel il pourrait exposer des DRH trop directives. « J’ai toujours considéré que les approches managériales trop coercitives mènent à une impasse. Une marge d’autonomie est indispensable. Si je veux de l’engagement, je dois garantir l’autonomie. Si je veux de l’autonomie, je dois garantir le droit à l’erreur », affirme Yves Desjacques. Chacun doit pouvoir s’exprimer librement. Les démarches visant à encourager le débat progressent. Il y a trois ans, la FDJ a ouvert un espace dédié à l’intelligence collective, où le management propose des ateliers de créativité et de coconstruction. « Nous y invitons les managers et les collaborateurs à dénouer les nœuds et à élaborer ensemble des solutions sur tous les sujets liés à l’organisation et au fonctionnement de l’entreprise », explique Pierre-Marie Argouarc’h. Les sessions sont concentrées sur trois demi-journées : une première pour lancer les idées, une autre pour chercher les convergences, une dernière pour aligner les planètes. 70 % des salariés du groupe sont passés par ces ateliers. Le partage et la discussion apparaissent comme des conditions de lisibilité, de responsabilité et de subsidiarité, elles-mêmes indispensables à la dynamique d’engagement. « Il faut également instaurer un management bienveillant : objectifs raisonnables, création des conditions d’une sécurité émotionnelle, équité et justesse dans les évaluations et dans les appréciations, expression quotidienne de la gratitude, feedback constructif, traitement des irritants, recadrage des comportements déviants… » souligne Yves Desjacques. Puissent les tenants de l’entreprise financiarisée entendre les arguments de l’ancien DRH du groupe La Poste…

La RSE est passée par là

Pour les entreprises, l’engagement devient même un enjeu sociétal. « La raison d’être, le sens, la responsabilité sociale sont devenus des leviers majeurs d’engagement pour la génération montante », constate Isabelle Calvez, DRH du groupe Suez. Les partenariats avec le tissu associatif engagés à l’initiative de fondations d’entreprise ou de départements RSE se multiplient. Ainsi, chez L’Oréal, près de 30 000 employés de 65 pays consacrent chaque année une journée entière de leur temps de travail à apporter leurs compétences à plusieurs centaines d’associations à vocation sociale et environnementale : ateliers bien-être auprès de personnes en situation de fragilité, rédaction de curriculum vitae pour des personnes à la recherche d’emploi, rénovation de centres accueillant des personnes âgées ou en difficulté, ou encore collecte de déchets sur les plages ou en forêt. Depuis 2010, plus d’un million d’heures cumulées ont ainsi été offertes à des centaines d’associations.

Plus récemment, la fondation The Human Safety Net de Generali a ouvert une plateforme où les collaborateurs du groupe, à commencer par les top managers, peuvent se porter volontaires pour agir auprès de populations vulnérables. L’objectif affiché par l’assureur étant d’obtenir un taux d’inscription de 100 % dans les deux ans. Ce calcul sociétal des entreprises est pertinent. Pour une grande majorité des salariés français, l’entreprise est en effet perçue comme légitime sur le sujet de l’engagement extraprofessionnel. « Proposer à ses collaborateurs de s’engager pour des causes “externes” est un bon moyen d’améliorer la marque employeur et la marque client », explique Fabienne Simon, vice-présidente de l’Observatoire de l’engagement.

Pour les entreprises, il s’agit également de mettre en exergue le potentiel générateur d’innovation de l’engagement, de constituer ainsi une R&D alternative, mais aussi de préparer leur résilience aux aléas du monde en s’inscrivant d’emblée dans une vision élargie des rapports sociaux et sociétaux.

Auteur

  • Muriel Jaouën