Souhaitant répondre au désir d’information des salariés, des entreprises se sont engagées à lever le tabou des salaires en interne. Un chemin exigeant, qui suppose d’avoir bien pensé et cadré sa politique de rémunération en amont.
Sur la question des salaires, le silence règne souvent dans l’open space. Selon un sondage publié début septembre par Hellowork, 83 % des salariés estiment qu’en parler avec les collègues est tabou. Il n’empêche, l’information circule. 50 % des sondés indiquaient connaître la rémunération de leur voisin de bureau. Lorsque les écarts de salaires ne semblent pas s’expliquer, l’information peut faire des dégâts. « Une grosse partie des mécontentements vient de l’absence de transparence. Et si vous voulez des gens motivés, il faut une équité perçue », confirme Bernard-Marie Chiquet, promoteur de l’holacratie en entreprise et dirigeant d’Igi Partners. De quoi lever, selon lui, bien des malentendus.
La transparence, c’est la règle chez Alan (125 salariés), où « tout le monde connaît le salaire de son collègue au centime près », vante Paul Sauveplane, directeur du risque, des finances et des RH de cette start-up du secteur de l’assurance. Selon une enquête interne de l’entreprise, 94 % des salariés estiment être payés équitablement.
Rares sont les entreprises à afficher leurs intentions de transparence sur le sujet, et en particulier chez les grandes. Parmi les exceptions connues figure SAP. Depuis 2012, l’éditeur de logiciels allemand diffuse en interne, y compris au sein de sa filiale française (2 500 salariés), les salaires de référence correspondant à chaque poste. « Avec la digitalisation, il y a de plus en plus d’informations sur les salaires. Au lieu de laisser libre cours aux rumeurs, on donne accès à une information fiable, transparente et complète », souligne sa DRH France, Caroline Garnier. Autre avantage : apporter de la visibilité en matière de carrière. « Cela permet au salarié de voir comment il peut évoluer et de déterminer ce que cela implique sur le plan des compétences à acquérir et sur le salaire. C’est un élément de rétention et de motivation », avance la responsable. Les salariés peuvent ainsi prendre connaissance des paies par poste, subdivisés en niveaux (levels) et en degrés (grades). Ainsi que des fourchettes de rémunération tolérées autour de ces salaires : entre 80 % et 120 %. Côté syndical, on estime que la démarche a diminué la conflictualité, comme le constate Rémy Chambard-Williams, délégué syndical central CFDT. « Si les salaires perçus sont dans la fourchette, c’est qu’il y a une explication. Et lorsqu’ils ne sont qu’à 80 %, les salariés peuvent s’appuyer sur cette règle pour leurs demandes salariales. » Pour autant, cette transparence met aussi à jour des écarts à poste équivalent qui peuvent en contrarier plus d’un. « Quand l’un gagne 120 % et l’autre 80 % du salaire de référence, on n’a pas l’impression d’être payé pareil. La marge est certes explicitée, mais elle reste large », observe le syndicaliste.
Pour emporter l’adhésion de leurs salariés, les adeptes de la transparence veillent donc à l’objectivité maximale de leurs systèmes de rémunération. Dans sa grille maison, la start-up parisienne Alan détermine le salaire de base en suivant une grille de sept niveaux, définis selon quatre compétences : l’impact, l’indépendance, le leadership technique et le leadership social. Lors de l’embauche comme lors des revues de performance, le niveau de chaque salarié est évalué par un collectif. Une méthode qui doit garantir le caractère impartial de la décision. « On évite la négociation, la prime à la “grande gueule” et à celui qui sera le meilleur négociateur. C’est cette accumulation qui crée des inégalités », estime Paul Sauveplane.
De son côté, l’entreprise OpenClassrooms compte s’appuyer sur son cœur de métier – l’évaluation des compétences – pour remettre à plat sa politique de rémunération. « La transparence, ce n’est pas de dire “untel gagne tant”, car cela n’apporte rien, explique son DRH, Xavier Molinié. L’important est de pouvoir justifier d’une mécanique saine de pesage des postes. » Or, poursuit-il, « dans les pesages traditionnels, on évalue le rôle et les responsabilités, mais on ne fait pas d’évaluation des compétences requises pour un poste. C’est pourtant dans cette direction qu’il faut aller pour parvenir à une appréciation plus objective ». Pour atteindre cette ambition, l’entreprise travaille avec Clearwage, une start-up qui a créé un algorithme de pilotage des rémunérations. Son principe : faire appliquer des grilles de salaires renvoyant à des compétences « actionnables par les salariés comme par les managers », explique Pierre-Alban Toth, cofondateur de la jeune entreprise. Une réaction aux classifications traditionnelles, jugées peu objectives, où l’expérience est cantonnée – à tort, selon lui – à de la simple ancienneté.
Que retenir de ces nouveaux modèles ? Spécialiste des politiques de rémunération, Jérôme Goliot appelle à la prudence. « Les fourchettes salariales sont un outil de gestion des managers, mais je déconseille de faire connaître les références salariales, car les politiques en matière de rémunération évoluent », explique le directeur du cabinet de conseil et de formation Idoinéa. Mais, poursuit l’expert, « cela n’empêche pas d’être transparent sur la politique RH et d’être en capacité d’expliquer aux salariés insatisfaits pourquoi leur salaire ne peut pas augmenter ». Une démarche qui suppose, côté managers, de bien connaître la politique de rémunération de leur entreprise.
Gare, aussi, aux pièges inhérents à des systèmes ultra-cadrés. « C’est bien de dire : “Je vais rémunérer selon des règles”, mais les postes doivent être à jour, être raccordés au système d’évaluation… Par ailleurs, si une décision salariale découle de l’évaluation de compétences, de la performance, elle doit aussi intégrer l’avenir, car tous les salariés ne sont pas amenés à évoluer à la même vitesse dans l’entreprise », poursuit Laurent Goliot. « Je me méfie des grilles toutes faites. Ce que les salariés attendent, ce sont des règles, mais il faut que celles-ci soient souples, qualitatives, subtiles », estime Guillaume Robin, PDG de Thermador (476 salariés fin 2018), qui affiche, chaque année depuis sa création, les salaires nominatifs au niveau de ses filiales. Par exemple, même si cela ne fait pas partie de ses missions principales au quotidien, « un commercial qui montre sa capacité à ramener de l’information sur la concurrence doit aussi pouvoir être récompensé », estime le dirigeant. Et pour cela, le PDG fait davantage confiance à l’intelligence des managers qu’aux tableaux Excel.
Diffusé depuis 25 ans, le bulletin social individualisé (BSI) est devenu un classique dans les grands groupes. L’outil d’information, transmis désormais davantage sous forme digitale que sur papier (52 % contre 48 % en 2018), évolue sous l’effet de l’exigence accrue de transparence. « De plus en plus d’entreprises nous demandent un tableau de bord continu de ce que les salariés reçoivent toute l’année, et non plus seulement l’année passée », précise Clémence Perrin, directrice du pôle communication Compensation &Benefits d’Adding, qui développe aussi, désormais, des applications Smartphone pour le BSI. Autre nouvelle tendance : le développement d’un outil spécifique pour les managers, à la demande de certains clients. Ce tableau de bord permet aux managers et à la filière RH de donner « de la visibilité sur la rémunération de leurs équipes ». Selon Clémence Perrin, l’enjeu est en effet de « former les managers pour qu’ils ne soient pas désarmés face aux questions des collaborateurs. Les RH, qui ne peuvent plus tout faire, doivent avoir des relais ».
Mais ce n’est pas tout. Chez quelques pionniers, le bulletin social intègre désormais des éléments de comparaison. L’occasion, pour les employeurs, de se démarquer. C’est le cas de Décathlon, qui indique notamment à ses collaborateurs la rémunération médiane et par quartile des salariés occupant le même poste en interne. Ces informations sont complétées par des données marché. Pour démontrer à ses salariés que l’herbe n’est pas forcément plus verte ailleurs, encore faut-il pouvoir afficher une belle politique de rémunération… « Pas mal de DRH sont frileux à cette évocation, cela reste avant-gardiste. Mais on est persuadés que ce type de demande peut se développer afin de répondre à la génération actuelle des millennials », souligne Maximilien Bialecki, le fondateur de la société WINCHApps qui travaille avec l’enseigne de sport sur ce service.