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L’État se réforme, une aubaine pour les consultants

Décodages | Fonction publique | publié le : 01.10.2019 | Muriel Jaouën

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L’État se réforme, une aubaine pour les consultants

Crédit photo Muriel Jaouën

Salaire au mérite, incitation aux mobilités, recours massifs aux contractuels… Le Gouvernement s’apprête à réformer en profondeur la fonction publique, avec l’appui d’une armée de cabinets privés. S’il n’a rien de nouveau, le recours à des conseils extérieurs soulève des questions, sinon dans son principe, du moins dans ses modalités.

Les fonctionnaires auront sans doute fini par s’y habituer. À chaque quinquennat sa grande réforme de l’administration. « Révision générale des politiques publiques », sous Nicolas Sarkozy ; « Modernisation de l’action publique », du temps de François Hollande ; et, aujourd’hui, « Action publique 2022 » (AP 2022).

Le candidat Emmanuel Macron avait annoncé vouloir réussir là où ses prédécesseurs ont péché. Près de 80 ans après la création du statut de fonctionnaire, c’est une réforme en profondeur de la fonction publique qui s’annonce : transformation des instances de représentation des agents publics ; rémunération plus individualisée (« salaire au mérite ») ; recours plus fréquent à l’embauche de contractuels ; encouragement des mobilités et des reconversions professionnelles… Au total, près de 300 chantiers de transformation doivent être ouverts, avec, pour nombre d’entre eux, des effets directs et indirects sur la gestion des ressources humaines et sur le management dans les trois fonctions publiques (État, collectivités, hôpital). « Au-delà des réformes sectorielles portées par les plans de transformation ministériels, ce sont les organisations, les modes de travail et, plus largement, le cadre de gestion des agents publics qui doivent être revus. C’est l’objectif du chantier transverse de rénovation du cadre des ressources humaines de la fonction publique », confirme Thierry Le Goff, directeur général de l’Administration et de la Fonction publique, autrement dit le « DRH de l’État ».

Exit, le secrétariat général de modernisation de l’action publique.

Dans sa marche réformatrice, l’État n’avance pas seul. Comme les précédents programmes de transformation de l’administration, AP 2022 s’assortit d’une poussée de fièvre consultative. Cabinets en stratégie, experts en ingénierie numérique, conseils en organisation et en management sont en ordre de bataille, prêts à se positionner sur des appels d’offres. À la manœuvre : la direction interministérielle de la Transformation publique (DITP) et la direction interministérielle du Numérique et du Système d’information et de communication (Dinsic) de l’État. Créées par un décret du 20 novembre 2017, les deux directions agissent en parallèle de la direction générale de l’Administration et de la Fonction publique (DGAFP) et de la direction des Achats de l’État (DAE). Exit, donc, le secrétariat général de modernisation de l’action publique, sacrifié sur l’autel de la logique interministérielle.

« Nous intervenons aujourd’hui sur un terrain décrispé. Il y a encore dix ans, les notions d’évaluation et de coaching étaient très nouvelles. Aujourd’hui, tout cela est beaucoup mieux assumé par les commanditaires », souligne François-Xavier Duperret, directeur associé chez Eurogroup Consulting. S’il pèse encore peu sur le chiffre d’affaires des gros cabinets, le marché de la réforme de l’État n’en revêt pas moins une dimension stratégique. « C’est l’objectif de tous les cabinets de se positionner sur des contrats-cadres qui s’étalent généralement sur deux ans, et même, par le jeu des reconductions, sur quatre ans », concède Olivier Dupont, responsable du conseil au secteur public national chez Sémaphores. Avant l’été 2018, une vingtaine de cabinets principaux ainsi qu’une soixantaine de cabinets sous-traitants ont été retenus par la direction interministérielle de la Transformation publique pour se partager un important marché public, articulé autour de trois lots aux périmètres plutôt abscons : « Stratégie des politiques publiques », « Conception et mise en œuvre des transformations », « Performance et réingénierie des processus ».

Consultocratie ?

Faut-il alors parler de « consultocratie », terme né en 1991 pour décrire l’ouverture de la haute administration aux consultants ? « L’objectif n’est pas d’externaliser la transformation, comme cela avait été un peu trop le cas avec la RGPP, mais d’internaliser en s’appuyant sur du conseil », recadre Thomas Cazenave, patron de la DITP. Les dépenses seront logées dans le fonds de 700 millions d’euros sur cinq ans annoncé par Matignon en faveur de la transformation publique. Mais la quote-part réservée aux prestataires privés relève d’un flou sciemment entretenu, l’administration se contentant d’annoncer un montant estimatif de 25 millions d’euros, à partager entre les attributaires. « Il y a toujours un écart entre ce qui est annoncé dans les documents de marché et la réalité. Ce que nous constatons, c’est que les tickets moyens sont plutôt moins élevés qu’ils ne l’ont été dans des périodes antérieures. Surtout, le spectre des montants s’est sensiblement élargi, ce qui traduit sans doute un plus grand souci de discernement dans la gestion des dépenses », avance Olivier Dupont. L’heure est donc à la responsabilisation des acheteurs. « Les budgets ne grossissent pas. En revanche, ils sont mieux pensés, dans une logique opérationnelle plus marquée », confirme Stéphane Geffrier, associé chez Eurogroup Consulting.

« Conseil alibi. »

Le recours de l’État à des conseils extérieurs n’en soulève pas moins des questions, sinon dans son principe, du moins dans ses modalités. Dans un référé en date du 23 avril 2018 portant sur « le recours aux marchés publics de consultants par les établissements publics de santé », la Cour des comptes ne mâche pas ses mots : « Les productions des consultants ne donnent que rarement des résultats à la hauteur des prestations attendues. Des analyses effectuées par les chambres régionales des comptes, il ressort que nombre de rapports de mission utilisent essentiellement des données internes, se contentent de copier des informations connues ou reprennent des notes ou des conclusions existantes. » Les critiques ne manquent pas : prestations de conseil aux contours mal définis, faible niveau d’encadrement, inefficience des indicateurs censés mesurer la performance opérationnelle des recommandations, fréquents doublons… Et que dire de la pratique du « conseil alibi », qui permet au soumissionnaire public de rejeter sur une structure extérieure les conséquences incertaines d’une décision déjà prise en interne ?

Au sein de l’administration, la meilleure volonté opérationnelle doit composer avec la superstructure. « L’État a créé un véhicule contractuel qui permet certes de poser le cadre de la réforme, mais beaucoup plus difficilement de l’appliquer. Si Macron a montré un cap, la traduction opérationnelle ne suit pas », soutient Sébastien Vernède, senior manager chez Sia Partners. En cause : la lourdeur de la chaîne décisionnaire, des luttes de chefferies au sein des ministères, une culture du pré carré. « Dès qu’un nouveau directeur d’administration centrale prend ses fonctions, il y a un projet de réorganisation. Mais les projets lancés à de véritables fins opérationnelles de transformation (passage en mode projet, développement des fonctions d’évaluation, organisation de la polyvalence) sont moins fréquents », note Alain Chagnaud, partner au sein de la practice services publics chez Roland Berger.

DGAFP, DITP, Dinsic, DAE… Pas facile de s’y retrouver.

Dans l’organisation mise en œuvre dans le cadre d’AP 2022, la distribution des rôles entre les différents soumissionnaires laisse plus d’un consultant perplexe. « Il faudrait faire valoir une approche beaucoup plus directive. La DGAFP ne joue pas son rôle de DRH », affirme Cyril Cuenot, associé chez Sia Partner. Il faut dire que la DGAFP a connu quelques cafouillages. Engagé par le Gouvernement au premier trimestre 2018, le processus de remplacement de son directeur, nommé en octobre 2015, butait encore cet été sur un désaccord entre Matignon et Bercy quant au profil du successeur. DGAFP, DITP, Dinsic, direction des Achats de l’État, sans oublier l’Ugap, centrale d’achat du service public… Pas toujours facile de comprendre où commencent les prérogatives des uns et où finit le champ d’action des autres. « Nous jouons un rôle d’aiguillon sur les sujets RH et managériaux. Mais il revient à la DGAFP, en tant que DRH de l’État, de faire vivre les plans d’accompagnement managériaux et la politique managériale qui ne sont pas de ma responsabilité », explique Thomas Cazenave, pour la DITP.

À la DGAFP, la coordination du chantier de réforme de l’organisation territoriale de l’État et l’animation des plateformes régionales d’appui interministériel à la gestion des ressources humaines (PFRH). « Au premier semestre 2019, ce sont quatre ministères qui bénéficient d’un accompagnement par une équipe de consultants internes mobilisés pour anticiper, concevoir et accompagner les directions des Ressources humaines ministérielles dans la conduite de leurs projets de transformation », argumente Thierry Le Goff. La DGAFP a aussi lancé son propre marché cadre RH. Les cinq attributaires (BearingPoint, Eurogroup Consulting, Sia, Alixio et Deloitte) devraient être amenés à plancher sur un spectre élargi de sujets : appui aux mobilités (Finances), professionnalisation du recrutement (Finances, Justice, Transition écologique et Solidaire), professionnalisation des gestions de proximité (Éducation nationale), GPEEC (Culture), déconcentration fonction RH (Intérieur).

Quid des services d’inspection ?

Tous ces chantiers, les administrations ne sont-elles pas les mieux placées pour les mener à bien ? Les services d’inspection ministériels et les trois services interministériels (Inspection générale des affaires sociales, Inspection des finances, Inspection générale de l’administration), ne disposent-ils pas de brillantes mécaniques intellectuelles, à même de concevoir et de coordonner la mise en œuvre des transformations ? Et pour beaucoup moins cher. Selon la Cour des comptes, le coût moyen d’un fonctionnaire de catégorie A ?+ (500 euros par jour) serait trois fois moins élevé que celui d’un consultant (1 500 euros). « En dix ans, la plupart des administrations ont développé des compétences, mais elles peuvent rester encore dépourvues sur le champ de la gestion de projet et de la capacité à accompagner le changement », objecte Thomas Cazenave. Les structures de conseil sont censées apporter leur regard de tiers, leur capacité de benchmark, leur expérience métier de conseil en stratégie et leur capacité à actionner rapidement une force de frappe immédiatement opérationnelle. « La fonction publique connaît l’urgence et l’éternité. Pas l’entre-deux », résume Axelle Paquer, associée chez Bearing Point.

La logique du tourniquet

Actuellement, les administrations ne peuvent acheter des prestations que dans le strict cadre des marchés portés par la direction interministérielle de la Transformation publique et la direction interministérielle du Numérique et du Système d’information et de communication de l’État. Objectif affiché : rationaliser les achats pour éviter les doublons et dissuader les ministères de travailler trop souvent avec les mêmes cabinets. Consultants et ministères doivent dès lors se soumettre à une mécanique d’attribution des prestations assez complexe. Le Gouvernement a en effet opté pour des marchés multiattributaires. Pour être retenus, les cabinets conseil ont donc dû postuler sous forme d’alliances (Roland Berger-Wavestone, BCG-EY, McKinsey-Accenture, Eurogroup-CMI-Sepmaphores Expertise, Capgemini-Mazars-Sia Partners). Les attributions fonctionnent ensuite selon un système de tourniquet : le premier projet est confié au conglomérat le mieux classé (dit « premier attributaire »), le deuxième au deuxième, et ainsi de suite. Une fois trois ou quatre projets ainsi distribués, le suivant est attribué au groupement ayant engrangé le plus faible budget dans la première vague. L’atout de cette formule : garantir une plus grande équité de traitement entre les cabinets mobilisés, prévenir les réflexes de concurrence et encourager la logique collective. Sa limite : ne pas prendre en compte les spécialités et la valeur ajoutée d’expertise des prestataires.

Auteur

  • Muriel Jaouën