Après avoir gagné les champs de l’éducation, de la parentalité, des relations sociales, les neurosciences et autres sciences cognitives s’installent désormais dans les ressources humaines. Formation, recrutement, management… Mais que peut-on vraiment en attendre dans le monde de l’entreprise ?
« Ce n’est pas seulement en comprenant les neurones que l’on va changer le travail aujourd’hui », prévient d’emblée Gaëtan de Lavilléon, docteur en neurosciences et fondateur de l’agence Cog’X, qui accompagne les entreprises dans « le questionnement, l’expérimentation et la transformation des méthodes de travail grâce aux neurosciences ». « Les neurosciences s’appliquent à comprendre le développement du cerveau. En RH, on doit élargir la définition aux sciences cognitives, c’est-à-dire à comprendre le cerveau non pas en tant qu’organe mais en tant que responsable du fonctionnement humain pour bénéficier d’un apport. »
Pour les responsables de ressources humaines, qui cherchent de plus en plus à recruter des gens en fonction de leurs soft skills, et non de leur formation de base, des individus capables de s’adapter dans un contexte mouvant et accéléré, de travailler en équipe et de manière collaborative, comprendre le fonctionnement du cerveau peut être utile. « En formation, on peut proposer des exercices pour assouplir le cerveau et permettre aux collaborateurs d’être plus créatifs, plus innovants, de fonctionner avec l’intelligence collective sans céder à nos blocages intrinsèques », cite Pierre Moorkens, chercheur en neurosciences, biologie et comportementalisme et fondateur de l’Institut de neurocognitivisme. « Quand on connaît mieux la description du cerveau, et nos manières de l’utiliser, cela permet de dépasser les blocages émotionnels, les manières de fonctionner qui sont culturelles et de créer des passerelles entre le mode adaptatif (à l’avant du cerveau) et le mode automatique (à l’arrière), décrit le chercheur. Des exercices basés sur les neurosciences peuvent aider les RH à changer les comportements de leurs collaborateurs. »
Si les neurosciences ont rapidement été utilisées pour l’éducation, elles débarquent ces dernières années dans le champ des ressources humaines car la vie en entreprise dépend beaucoup du comportement de ses collaborateurs, eux-mêmes soumis à leur organe de décision. « Quand on parlait de charge cognitive ou de charge mentale il y a quelques années, deux personnes sur trois ne connaissaient pas, raconte Gaëtan de Lavilléon. Aujourd’hui, 90 % des gens connaissent le concept, et depuis quelques mois le neuromanagement (management basé sur les neurosciences, NDLR) ou le neuroleadership sont des requêtes demandées sur Google… même si on tombe parfois dans le neurobullshit ! » Car comme l’intelligence artificielle ou les méthodes de management dites « agiles », ce ne sont pas forcément ceux qui en parlent le plus qui en font le plus. La mode et l’intérêt pour la question sont avérés, mais l’utilisation encore limitée. Les grands groupes, qui ont les moyens de tester des méthodes et doivent attirer les talents – notamment les jeunes générations en demande d’expériences nouvelles – sont les seuls clients potentiels.
Il n’empêche. Les enjeux de cette connaissance nouvelle et de son utilisation sont réels pour les responsables RH. « Le cerveau prend 5 000 décisions par jour et, aujourd’hui, elles sont de plus en plus complexes et de moins en moins automatiques puisque notre monde demande une grande adaptation : les RH, quand ils recrutent, ont donc besoin de repérer les candidats qui ont les compétences demandées, mais qui ont aussi soif d’apprendre et qui ont de bonnes capacités sociales », justifie Pierre Moorkens. Les spécialistes des neurosciences sont aussi appelés sur des sujets de motivation, de déconnexion, de burn-out… « Des domaines pour lesquels on n’aurait pas forcément pensé à nous il y a quelques années », analyse Gaëtan de Lavilléon. Mais comprendre l’impact du numérique et de la déconnexion sur notre cerveau peut éclairer sur les comportements et sur les choix des individus. En parallèle des ergonomes, les neurospécialistes peuvent aider les responsables RH à réfléchir aux choix de la lumière ou des espaces de travail pour favoriser le bon fonctionnement du cerveau, à savoir le maintien de l’attention et de la motivation notamment.
« Un des premiers enjeux est de faire prendre conscience aux gens de l’apport des sciences cognitives : pour qu’ils puissent faire de la métacognition, c’est-à-dire penser sur leur propre pensée », insiste Gaëtan de Lavilléon. Car, c’est une bonne nouvelle, le cerveau est plastique. En tenant compte de nos comportements, dictés par notre cerveau, on peut travailler à les modifier. Un atout pour la transformation individuelle mais aussi collective des comportements. Par exemple ? « Les études montrent que plus on monte en hiérarchie, moins on fait preuve d’empathie. L’hypothèse est que le cerveau serait alors amené à se concentrer sur les enjeux non sociaux, les chiffres ou les résultats, et moins sur les comportements de l’autre : en en prenant conscience, on peut tenter de porter son attention sur l’autre, sur sa motivation… » note le docteur en neurosciences.
Lydia Matraire, qui a créé Kaperly, a développé un parcours de formation, sur le modèle des « box », basé sur les neurosciences. Formée elle-même dans des écoles aux pédagogies alternatives (Steiner), elle encourage les entreprises à se baser davantage sur les motivations intrinsèques des collaborateurs. Le but : les faire évoluer davantage, remettre des interactions, encourager la motivation et le travailler ensemble. « Et être plus efficace », rappelle-t-elle. « Je propose des outils exponentiels, qui peuvent être utilisés en autonomie ou en collaboratif, et qui posent des questionnements collectifs sur les thèmes des nouvelles postures managériales, de la créativité et de l’acculturation au digital », décrit-elle. La méthode n’est pas certifiée « neurosciences », mais se base sur le « test and learn », soit la base de l’évolution du cerveau. « L’intelligence artificielle ne comprendra jamais le langage non verbal. L’humain doit donc se reconnecter aux choses, ce que permettent les neurosciences, pour retrouver l’empathie, la collaboration, la créativité : on a besoin d’humain pour ses capacités humaines, et le DRH peut se baser sur les neurosciences pour remettre ces compétences au centre », estime Lydia Martraire.
Un mouvement également encouragé par Camille Morvan. Cette chercheuse, ancienne professeure de Harvard après une thèse en neurosciences, a fondé la start-up Goshaba, qui propose une application gamifiée de recrutement basée sur les sciences du cerveau. « Cette méthode a deux avantages principaux : elle permet d’aller plus vite que les tests psychotechniques utilisés depuis longtemps, et elle évite le déclaratif. » Pour l’entrepreneuse, alors que le turnover en entreprise augmente, les recruteurs doivent passer moins de temps à rechercher des candidats. Ce nouveau format de tests, de cinq minutes à une heure selon la demande des clients, permettrait d’accélérer le processus, en fournissant des réponses plus lisibles. Accenture figure parmi la quarantaine de clients utilisateurs (lire l’encadré ci-dessus). Autre atout, la méthode permet d’éviter le déclaratif du CV. « Le CV n’est pas un outil adapté à la sélection des candidats, mais c’est ce que l’on a eu de “mieux” pendant longtemps », regrette Camille Morvan. « La gamification et les sciences cognitives (parfois assistées par du machine learning) permettent de collecter des données pertinentes et précises, contrairement à beaucoup de technologies de recrutement basées sur l’IA qui recueillent tout et n’importe quoi, pour ensuite en tirer des corrélations qui risquent d’être biaisées », salue-t-elle, avant d’avancer un autre argument plus étonnant en faveur des neurosciences dans le recrutement. « Chez nos entreprises clientes, avec le CV, ce sont surtout des profils d’hommes qui ressortaient (sur des postes considérés comme masculins), car en déclaratif, ils se mettent souvent plus en valeur, ils savent mieux se vendre. Avec l’application Goshaba et les mesures de potentiel, les femmes apparaissent davantage. » Les sciences cognitives, moyen d’encourager la motivation, de retrouver du sens et de réadapter nos comportements à l’entreprise, seraient donc également un outil de parité !
Comme de nombreuses grandes entreprises en France, Accenture penche du côté des neurosciences pour adapter ses pratiques RH aux envies différentes des nouveaux candidats. « Nous voulions moderniser notre processus de recrutement », reconnaît Florence Real, la directrice du recrutement du groupe dans l’Hexagone. L’entreprise de conseils et de technologies a donc choisi l’application de Goshaba. « Notre critère numéro un n’était pas les neurosciences. Nous voulions travailler avec une start-up pour nous sortir de notre quotidien de grand groupe, et nous souhaitions des tests avec une caution scientifique et une gamification », décrit la directrice, qui a finalement découvert les neurosciences. Cette solution l’a convaincue par « la fiabilité des tests, la capacité à être sélectifs et à analyser des compétences non vues sur un CV, avec une grande lisibilité des résultats. Avant, nous avions des tests de recrutement basés sur des réponses déclaratives à des questions. À présent, nous proposons, par exemple, des suites mathématiques logiques et ce sont les réactions ou les réponses des candidats qui sont interprétées grâce aux neurosciences : je ne suis pas une spécialiste, mais je trouve intéressant de regarder les réactions que peut avoir le cerveau par rapport à certaines situations. Quand on est rationnel, cela paraît convaincant. En tout cas, plus que les méthodes du passé et notamment l’analyse de réponses déclaratives », admet Florence Real.
Testé depuis 18 mois, le procédé fera l’objet d’un bilan. Un millier de candidats se sont déjà soumis à ce nouveau dispositif. « Nous souhaitions un processus plus moderne, plus scientifique, plus sélectif, et plus ouvert à la diversité de formations, d’origines sociales, de genres aussi, résume la directrice du recrutement. Jusqu’à maintenant, le premier critère de recrutement était la formation, mais c’est limitant et cela exclut potentiellement des personnes intéressantes. » Désormais, les tests prennent le pas. « On ne décèle pas tout sur un CV. Par exemple, la capacité d’analyse ne se voit pas, mais une école d’ingénieur peut laisser supposer que le candidat en dispose. D’autres peuvent avoir cette capacité sans être passés par telle ou telle formation… Le déclaratif est peu satisfaisant et encore mal évalué en entretien, regrette-elle. Les tests Goshaba fondés sur les neurosciences et éprouvés par la communauté scientifique nous ont séduits pour cela. »