Le baby-foot, ça restait soft, peu chronophage et bon enfant. Désormais, les entreprises rivalisent d’imagination pour paraître toujours plus cool aux yeux de leur collaborateurs et observateurs. Journées jardinage, boums, activités spéléologie ou fabrications de cocktails… Jusqu’où les dirigeants sont-ils prêts à aller ?
Classement des entreprises les plus cool du monde, présentation des bureaux les plus cool, le management à la cool… Aujourd’hui les entreprises n’ont plus que ce mot à la bouche.
Avant, des clowns étaient invités aux arbres de Noël en entreprise pour les enfants des salariés. Maintenant, les gentils animateurs s’occupent des salariés eux-mêmes. À l’image de l’agence Innov’events qui organise des concours de Lego en guise d’ateliers de team building, avec au choix, également, challenge culinaire, atelier de création de parfums, randonnée en quad, zombie run ou autre programme insolite. « Devenez sumo le temps d’un après-midi pour mettre vos collègues au tapis. Une journée pleine de bonne humeur assurée », promet le site Internet qui propose même des batailles de polochons, de l’écolo foot ou des animations Koh-Lanta. Une vraie perle pour les chief hapiness officer ! Car des entreprises sont prêtes à investir de l’argent pour ça. Vraiment ?
Pendant que les collaborateurs dans certaines entreprises plantent des arbres pour une matinée de team building écologique, d’autres se trémoussent en effet, un après-midi durant, sur une piste de danse improvisée et animée par un groupe de rock ou enfilent la combinaison pour des journées sportives entre via ferrata et spéléologie. Il n’existe pas d’études sur les sommes dépensées par les entreprises dans ces activités, mais ces exemples sont tous réels.
Innov’Events, l’une des premières sociétés spécialisées dans le fun en entreprise, compte 500 clients, 70 salariés et 25 agences en France. Une preuve que la demande est là, dans les multinationales, mais aussi dans les PME, où beaucoup de nouveaux DRH veulent suivre le mouvement. La tendance est observée dans presque tous les secteurs, avec des activités qui dépendent des montants alloués. La grande distribution, avec ses horaires et ses contraintes, serait un peu en reste. Les semaines tous frais payés à New York, sur un bateau de croisière ou dans un riad marocain peuvent certes être géniales à vivre, mais elles sont souvent réservées à des salariés que l’on souhaite encourager ou remercier, et ne sont donc pas à proprement parler des événements de team building.
Après avoir travaillé dans le secteur de la publicité, Jonathan Schlegel a créé l’agence Innov’events en 2010, persuadé qu’« il est plus dur de garder un client que d’en trouver un nouveau » et « qu’un salarié bien dans son travail fera mieux son job ». Il voit la demande évoluer… vers encore plus de fun ! « Avant, les clients nous demandaient des activités avec des challenges de logique ou de gestion du stress. À présent, on est plus dans le ludique avec des rallyes de découverte, dans le fun avec des jeux de cuisine inspirés d’émissions télé. On ne débriefe plus pour chercher ce que l’on peut en retirer dans l’exercice professionnel, on est là pour s’amuser », constate-t-il. L’activité décolle depuis 2015. Deux raisons à cela, selon Jonathan Schlegel : « Avec la digitalisation, les gens sont connectés, mais ils manquent de contacts physiques. Le team building permet de recréer du lien, de l’échange réel. Les jeunes générations, les millenials, ont aussi besoin de ça : elles cherchent du sens à leur travail. Et, de la manière qu’en famille on a des moments où on se retrouve après le repas pour faire un jeu de société, elles veulent cela au travail. » Alors, l’apéro du vendredi soir permet de se sortir des dossiers, le petit-déjeuner d’anniversaire de bien commencer la semaine, et les journées d’accrobranche, de canoë ou d’escape game, de développer le sentiment d’appartenance à une équipe, une entreprise.
Un constat que valide le sociologue Rémy Oudghiri. « La notion de cool et de fun existe depuis un certain temps en entreprise : on l’a vue arriver vers la fin des années 1990-début 2000, portée par les nouveaux acteurs de l’économie numérique et des technologies. Elle était incarnée par des managers ou par des personnalités dans chaque organisation, inspirée des sociétés américaines comme Google, alors entreprise cool par excellence. Cette attitude fun a ensuite été portée par une génération qui attend ça du travail », retrace ce dirigeant de Sociovision, une structure d’études spécialisée dans les comportements des consommateurs et dans l’anticipation des changements de la société. « Aujourd’hui, on ne vient plus au travail simplement pour travailler. On ne s’investit pas dans sa carrière professionnelle comme avant. Avec l’accélération générale de l’économie, on ne peut plus fonctionner avec la même hiérarchie : le décloisonnement et la suppression des échelons favorisent l’attitude plus directe, et donc le cool », poursuit-il, mettant en garde immédiatement contre les « faux cool », « ceux qui font croire que décloisonner, c’est cool, mais qui en profitent pour ajouter de la pression au salarié ». Pas de chef, pas de hiérarchie, pas d’horaires… mais des primes qui restent indexées sur les résultats.
Mathilde Ramadier en a fait l’expérience. Auteure installée entre l’Allemagne et le Sud de la France, la jeune femme a travaillé dans plusieurs start-up au début de sa carrière. Dans « Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-up » (Premier parallèle, 2017), elle raconte les apéros au boulot, les soirées chez le boss, les open spaces que l’on ne peut plus quitter… « Toutes proposaient des activités pour divertir les employés : chasses au trésor, tournois de minigolf, de ping-pong, jeux vidéo, quiz, ou tout simplement apéros gratuits ou after works dans un bar branché… J’y ai rarement participé. Je ne dis pas qu’il ne faut pas un peu de légèreté et de plaisir sur son lieu de travail, mais je préfère voir mes vrais amis », raconte-t-elle. Au risque de paraître beaucoup moins cool… et donc beaucoup moins bonne employée ou collègue. « Si on ne participe pas au jeu collectif, on est “contre” l’esprit d’équipe », regrette-t-elle. « La moyenne d’âge dans ces start-up est de 27 ans, ce qui signifie que bon nombre d’employés n’ont connu que cela en matière de culture d’entreprise. C’est donc leur norme », analyse Mathilde Ramadier, qui juge ces activités « ridicules ». « C’est un faux-semblant. Un apéro n’a jamais fait oublier une mauvaise paye », tranche-t-elle, alors même qu’elle reconnaît avoir accepté de diminuer son salaire pour participer à un projet très (trop) bien présenté par des recruteurs.
Reste que les grandes entreprises s’inspirent depuis quatre ou cinq ans de plus en plus de cet « esprit start-up ». La coolitude fait des émules, même si la manière de la mettre en place dépend avant tout de la personnalité du dirigeant. Pour Rémy Oudghiri, les dérives sont cependant surtout constatées dans les start-up. « Les activités de team building ne sont jamais obligatoires », rassure aussi Innov’events. « Si un collaborateur n’a pas envie de tester combien de temps il arrive à tenir sur le poteau de Koh-Lanta, il n’y est pas forcé. Il y a des activités plutôt sportives, d’autres plus cérébrales, tout le monde y trouve son compte », indique Jonathan Schlegel. Pourtant, c’est bien la participation d’un plus grand nombre de salariés et la répétition des événements qui peuvent contribuer à faire changer la culture d’entreprise. Le Chamallow challenge aurait ainsi acquis une certaine cote de popularité. Comprendre : construire une tour de spaghettis capable de soutenir un Chamallow en un temps donné, avec de la ficelle et du scotch. Dix-huit minutes (selon la vraie règle du jeu) ou cinq minutes pour bien commencer la journée et mettre ses équipes de bonne humeur. Oui, des entreprises relèvent le défi régulièrement afin de « construire une tour, construire une équipe ». Fun, non ? La conférence de Tom Wujec sur le sujet dépasse les 5 307 000 vues. Pour combien de salariés ou d’entreprises en recherche de cool ?
N’en déplaise aux rabat-joie, ces collègues vite accusés de transformer une galette des rois en « goûter des gamins », une session de jeux vidéo en « régression » ou un cours de cocktail en « beuverie d’étudiants », les activités cool sont souvent des moments qui rassemblent. Ceux qui refusent d’enfiler un déguisement peuvent aimer participer à une course de running entre collègues ou apprécier un déjeuner d’équipe au restaurant du quartier. « Le but est que les gens s’amusent, et l’entreprise doit trouver la proposition qui fera plaisir au plus grand nombre, sans entrer dans l’ostentatoire, au risque de donner l’impression d’offrir des miettes de pain », conseille Innov’events.
Pour Gaëtan Flocco, sociologue et auteur de l’ouvrage « Des dominants très dominés. Pourquoi les cadres acceptent leur servitude » (Raisons d’agir, 2015), interrogé dans la revue « Ballast », « cette tendance à l’aliénation dans la joie n’est finalement pas nouvelle et s’inscrit dans la continuité de toute une histoire des pratiques disciplinaires des organisations ». Au XIXe siècle déjà, le familistère Godin, en Picardie, rassemble les fonderies pour la fabrication des poêles à bois, mais aussi les logements et une piscine, avec fond amovible pour les cours de natation des enfants, un théâtre, des jardins… Le modèle, bien que paternaliste, paraît novateur et bienveillant. Le cool n’est donc pas nouveau, même si la gamification de la société amène de nouvelles activités. Les salles d’escape game par exemple, qui se développent dans la vie civile, sont de plus en plus utilisées par les entreprises. Avec une analyse du fonctionnement des membres de chacune des équipes (plus ou moins de coopération) à l’issue du jeu, pour justifier l’activité. Ou pas.
« Il y a le risque d’un coolwashing, comme on dénonce le greenwashing », prévient Rémy Oudghiri, de Sociovision. « Les gens supportent de moins en moins le décalage entre les annonces et la réalité, donc l’instrumentalisation du cool, avec des baskets mais pas de management réfléchi, est un vrai risque », croit-il. « Le sujet a du mal à sortir car il ne s’agit pas d’une revendication sociale, et le changement d’une culture d’entreprise prend du temps. Or, les gens peuvent être déçus que le cool n’infuse pas plus vite. » Car le cool englobe en entreprise des pluralités de propositions. Les salles de sieste, les cours de sophrologie, la venue de coachs sportifs participent à un mouvement global de bien-être très tendance aujourd’hui, qui fait aussi partie de ce cool généralisé. « On est à un moment de transition. Les gens ne sont plus prêts à sacrifier leur vie pour le travail et attendent d’être mieux écoutés, de travailler en collaboratif… Les managers doivent donc être cool, ce qui ne veut pas dire moins exigeants », conclut Rémy Oudghiri. Les entreprises ne sont pas là pour divertir les salariés : le cool doit être un moyen, et non une fin. »