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Les travailleurs des plateformes en quête de statut

À la une | publié le : 01.10.2019 | Gilmar Sequeira Martins

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Les travailleurs des plateformes en quête de statut

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

Leur nombre est – encore – limité. Il n’empêche, le débat autour du statut des travailleurs indépendants qui œuvrent pour des plateformes comme Uber ou Deliveroo prend de l’ampleur. Va-t-il faire émerger une troisième voie, entre salariat et indépendance, ou bien remettre en cause ce nouveau pan de l’économie ?

Indépendant, salarié, ou ni l’un ni l’autre ? Les travailleurs des plateformes comme Uber ou Deliveroo sont au centre d’un débat juridique et politique qui connaît des rebondissements permanents depuis plusieurs années. Un véritable feuilleton. En 2016, la loi El Kohmri avait fixé un premier cadre en instaurant une « responsabilité sociale » des plateformes et, pour les travailleurs indépendants, un accès à la formation professionnelle continue, ainsi qu’un droit de grève qui en avait la nature sans en porter le nom. L’article L. 7342-5 pose en effet que « les mouvements de refus concerté de fournir leurs services organisés par les travailleurs […] en vue de défendre leurs revendications professionnelles ne peuvent, sauf abus, ni engager leur responsabilité contractuelle, ni constituer un motif de rupture de leurs relations avec les plateformes, ni justifier de mesures les pénalisant dans l’exercice de leur activité ».

En 2018, la chambre sociale de la Cour de cassation, dans l’arrêt Take Eat Easy du 28 novembre, a statué pour la première fois et requalifié en contrat de travail le contrat de prestation de services d’un livreur travaillant pour une plateforme. Les magistrats ont eu recours à la notion de subordination juridique, en reprenant l’attendu classique de Société Générale de 1996, sans aller sur la notion de dépendance économique ou sur celle d’intégration à un service organisé. Depuis, les tribunaux continuent d’être saisis sans que se dessine une ligne de partage vraiment claire, estime Emmanuelle Barbara, avocate associée du cabinet August et Debouzy, qui défend Uber : « L’arrêt Take Eat Easy rendu par la Cour de cassation concerne une entreprise du début du phénomène des plateformes dont le modèle n’est pas le plus abouti. Il ne signifie pas en soi que tous les travailleurs des plateformes sont des salariés s’ils exercent en tant qu’autoentrepreneurs. Lorsque le contrat d’un taxi G7 est requalifié en contrat de travail, on ne peut conclure que tous les taxis G7 sont des salariés ! La question de la requalification d’une relation donnée est toujours examinée au cas par cas. »

Requalification ou meilleure protection sociale ?

Lors d’une audition organisée en mai par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit à Paris-I (et chroniqueur à « Liaisons sociales magazine »), a appelé à la prudence pour éviter une législation inappropriée : « Attention à la généralisation excessive qu’induit le terme “plateformes”… » Il souligne qu’elles peuvent être très différentes et que « certaines emploient des salariés, d’autres de vrais indépendants ». Il attire aussi l’attention sur les travailleurs d’aujourd’hui, rappelant qu’ils ont beaucoup changé : « Ils étaient autrefois formatés dès l’enfance à l’autorité verticale, pour devenir des subordonnés, dans une optique de carrière longue. On ne peut pas réfléchir aux plateformes sans avoir à l’esprit que les travailleurs actuels sont très différents de ceux de l’époque où le droit du travail a été conçu. »

Pour Emmanuelle Barbara, c’est dans cet esprit qu’il faut voir ces demandes de requalification : « Ce que la demande révèle n’est pas tant la revendication à tout prix d’un contrat de travail par ces autoentrepreneurs, mais plutôt la qualité insuffisante de leurs protections. » Elle déduit encore de la relative rareté des demandes de requalification que ce type de contrat de travail présente aussi des avantages pour ceux qui les choisissent, de sorte que l’enjeu de ce type d’action est ailleurs : « Ce que demandent toutefois les autoentrepreneurs au travers de la requalification ou sans même lancer cette action, c’est un accès facilité au modèle social conçu et façonné pour une société constituée essentiellement de salariés. » Réfutant les affirmations fréquentes selon lesquelles les travailleurs indépendants ne bénéficieraient d’aucune protection, elle reconnaît « le peu d’adaptation à la polyactivité qui touche particulièrement les travailleurs recourant aux plateformes ». Elle prône donc une démarche dont l’objectif serait « de leur permettre de faire face aux accidents de la vie et de bâtir des projets professionnels et personnels », estimant que le processus est « en cours de construction et [que] la loi LOM est un premier pas en direction d’une amélioration de la situation ».

De fait, les plateformes plongent le législateur et la justice dans l’embarras. Lorsqu’ils sont amenés à se prononcer sur les demandes de requalification des contrats de prestation en contrats de travail, les tribunaux ont du mal à caractériser un lien de subordination entre ces travailleurs et la plateforme, souligne Grégoire Duchange, maître de conférences en droit privé à Paris-II : « C’est le cas lorsque la plateforme a un nombre si important de prestataires qu’elle n’a plus à s’assurer de leur disponibilité pour être sûre qu’un client recevra une réponse. » Cette difficulté à caractériser la nature de la relation fait le bonheur de ces acteurs qui peuvent alors profiter du meilleur des deux mondes, poursuit le juriste : « Dans une telle situation, les plateformes bénéficient des avantages du contrat de travail tout en évitant, symétriquement, les contraintes propres à la prestation de services, à savoir le temps passé à rechercher un partenaire et à négocier son contrat. » Il estime que le ressort ultime de cet avantage enviable repose sur le type de contrat que les sociétés ont choisi pour se lier à leurs prestataires : « Elles font en effet signer des contrats d’adhésion, similaires dans leur principe à un contrat d’abonnement téléphonique, qui sont identiques pour tous les utilisateurs de la plateforme. Elles évitent ainsi toute négociation et disposent en permanence d’un prestataire en mesure de satisfaire la demande du client. » Que faire ? S’il est si difficile de classer ces travailleurs dans une catégorie – salarié ou indépendant –, c’est qu’il faut en créer une nouvelle, estime Paul-Henri Antonmattei, professeur de droit et coauteur, avec Jean-Christophe Sciberras, du rapport sur le travailleur indépendant économiquement dépendant, paru en 2008 : « C’est un sujet essentiel. La situation des travailleurs utilisant des plateformes de mise en relation par voie électronique confirme l’insuffisance de la dichotomie travailleur salarié-travailleur indépendant. » S’il admet la nécessité de la requalification dans des cas aussi manifestes que celui de la plateforme Take Eat Easy sur lequel s’est prononcée la Cour de cassation en novembre 2018, Paul-Henri Antonmattei estime toutefois que « cette qualification ne s’impose pas à toutes les situations ». D’où l’intérêt, selon lui, d’avoir introduit la responsabilité sociale des plateformes avec la loi El Khomri de 2016.

Une démarche originale qu’il espère voir renforcée avec l’article 20 du projet de loi LOM, qui prévoit la possibilité pour les plateformes de rédiger des chartes qui seront homologuées par l’administration. Il regrette cependant l’absence de négociations entre partenaires sociaux, qui auraient pu créer un régime commun qui s’appliquerait à tous ces travailleurs indépendants. « Par analogie avec celle menée en 1996 par les agents généraux d’assurances, une telle négociation est possible, rappelle Paul-Henri Antonmattei, pour autant que soit réglée la question de la représentativité des travailleurs indépendants des plateformes. » À ses yeux, « ces réformes démontrent que le travailleur indépendant peut bénéficier de protections qui ne sont pas toujours de la même intensité et de la même nature que celles dont profite le salarié ».

Risque juridique

En avril 2019, l’Institut Montaigne a publié un rapport (« Travailleurs des plateformes : liberté oui, protection aussi ») listant seize propositions. La première d’entre elles visait à « sécuriser l’interprétation juridique du travail indépendant sur les plateformes » par la création d’un « référentiel juridique innovant », autrement dit une charte. Son objectif : « Conditionne[r] l’émergence d’une présomption d’indépendance et éloigne[r] la perspective d’une requalification en salariat par le juge. » Une position que Charles de Froment, auteur du rapport, a présentée à l’Assemblée nationale, au nom du développement de ce nouveau secteur d’activité : « Ma recommandation est de ne pas céder au tout-salariat qui condamnerait l’économie des plateformes. Je ne suis pas pour autant favorable au tiers-statut, comme celui existant au Royaume-Uni, pour les travailleurs économiquement dépendants et pour ceux des plateformes, car ces dernières peuvent créer une nouvelle réalité du marché du travail. C’est cette forme qu’il faut encadrer plutôt que de faire entrer ces travailleurs dans le cadre général. » Une vision que ne partage pas l’avocat Kevin Mention, qui défend des livreurs des plateformes demandant la requalification de leur contrat : « Le rapport de l’Institut Montaigne propose de sécuriser l’interprétation juridique du travail indépendant sur les plateformes en interdisant la requalification de la prestation en contrat de travail salarié. Or, la requalification est là pour sanctionner un abus dans les relations de travail. En cas d’abus du statut d’indépendant, il y a requalification en contrat de travail. Cette jurisprudence existe depuis trente ans. Comment peut-on parler d’un risque juridique pour les plateformes ? C’est simplement une sécurité pour le travailleur en cas d’abus. Interdire la requalification, c’est admettre l’existence de tels abus. Il n’y a donc aucune raison d’interdire la requalification. »

Soulignant que les travailleurs indépendants des plateformes ne cotisent ni à l’assurance-chômage ni à la garantie des salaires en cas de faillite, Kevin Mention dénonce le financement public détourné dont bénéficie ce secteur d’activité : « C’est avec l’argent du contribuable que sont financées des aides comme l’Accre, dont bénéficient directement ces travailleurs indépendants mais surtout ces plateformes, puisqu’elles leur permettent de proposer des rémunérations moins élevées, étant donné que les coursiers regardent bien souvent le montant net qui leur revient, aides comprises. »

Le débat ne semble pas près de s’apaiser et, loin de se cantonner à la France, il fait aussi rage outre-Atlantique, sur le territoire – la Californie – qui a vu éclore ces plateformes. Nées pour conquérir le monde, elles pourraient bien voir le droit devenir une entrave majeure à leur développement, ou même un danger à leur schéma économique actuel.

La Californie redéfinit qui est indépendant ou salarié

Le Parlement de Californie va-t-il massivement requalifier les contrats de milliers de travailleurs indépendants travaillant pour Uber, Lyft et d’autres plateformes ? Déposée par l’élue démocrate Lorena Gonzalez, la proposition de loi numéro 5 (ou AB-5, pour « Assembly Bill 5 »), veut généraliser les critères de classement issus d’un arrêt de mai 2018 de la Cour suprême de Californie (Dynamex Operations West, Inc. v. Superior Court of Los Angeles). Pour déterminer si un travailleur est un indépendant ou un salarié, les juges de la Cour suprême proposent le test dit « ABC » par lequel l’employeur doit prouver que :

a) le travailleur est libre de tout contrôle ou directive de la part de la société avec laquelle il a conclu un contrat, tant en ce qui concerne l’exécution du travail lui-même que son résultat ;

b) le travailleur exécute une prestation dont la nature est différente de l’activité habituelle de la société qui a requis ses services (« outside the usual course of the hiring entity’s business ») ;

c) le travailleur est habituellement engagé dans une activité indépendante de la société qui l’emploie (« …customarily engaged in an independently established trade, occupation, or business of the same nature as the work performed »).

Après un premier vote favorable en mai (59 pour, 15 contre), puis un passage par deux commissions spécialisées du Sénat, la proposition de loi AB5 vient de recevoir l’aval des sénateurs (29 pour, 11 contre). La loi doit entrer en vigueur en janvier 2020. Selon un article du « New York Times » du 11 septembre (« California Passes Landmark Bill to Remake Gig Economy »), elle pourrait affecter un million de travailleurs californiens et renchérir de 20 % à 30 % les coûts pour les plateformes. Après avoir rencontré le gouverneur de Californie, Gavin Newsom, qui s’est déclaré favorable à cette loi, et sa directrice de cabinet, Ann O’Leary, des dirigeants de Uber et Lyft ont annoncé avoir prévu 60 millions de dollars pour lancer un référendum populaire (ballot initiative). Leur objectif : faire adopter un statut alternatif des chauffeurs qui inclurait des protections aujourd’hui accordées aux salariés, ainsi qu’un salaire minimum. Malgré le nombre réduit de personnes encore concernées, le sujet pourrait devenir un thème de débat de la campagne pour les prochaines élections présidentielles américaines de novembre 2020. Le vote de la Californie pourrait aussi relancer des initiatives similaires déjà engagées dans d’autres États (Washinghton, Oregon).

La possibilité du « contrat collectif »

Le cas des travailleurs indépendants pourrait-il susciter la création d’un nouvel objet juridique, le contrat de travail collectif. C’est la proposition que formule Grégoire Duchange, maître de conférences en droit privé à l’université Paris-II, en partant d’une question pratique : « Dans certaines circonstances, il est possible de requalifier le contrat de prestation de services en contrat de travail, comme lors de l’arrêt Take Eat Easy, mais que faire lorsque les critères de requalification, en particulier le pouvoir de direction, ne sont pas suffisamment caractérisés ? » Il estime nécessaire d’envisager une nouvelle voie, « qui postulerait que le contrat de travail n’est plus signé par un travailleur individuel mais par une communauté de travail, la communauté de travail s’engageant ainsi à fournir un travailleur à la plateforme en cas de besoin ».

S’il reconnaît que l’héritage historique, en particulier la suppression des corporations consécutive à la Révolution française, empêche de penser l’entreprise comme une communauté de personnes, de sorte que le contrat de travail relie uniquement la personne à l’employeur et non aux autres travailleurs, il rappelle que, dans la réalité, le régime du contrat de travail est déjà collectif : « Par exemple, en application du principe d’égalité de traitement, deux personnes occupant la même fonction auront la même rémunération. La négociation individuelle est paralysée. Il est intéressant de noter que ce principe d’égalité découle de la jurisprudence. Une application rigoureuse du droit positif aboutirait à une liberté contractuelle totale et chaque contrat pourrait donner lieu à une rémunération différente, tout comme des biens identiques peuvent être loués par une même personne à des prix différents. Il y a donc un décalage entre la réalité et certains principes hérités de la Révolution française. Aujourd’hui, le contrat de travail est déjà traité comme un objet collectif, même si on ne le reconnaît pas officiellement. »

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins