Déjà bousculées sur leurs terres d’élection, les organisations syndicales sont mal outillées pour convaincre les travailleurs indépendants des plateformes. Tout en soutenant leurs actions revendicatives, elles élaborent de nouvelles approches adaptées à ce monde nativement digital. De quoi accélérer leur propre transformation ?
Comment mobiliser les travailleurs indépendants des plateformes ? Pour les syndicats, atteindre un tel objectif passe d’abord par une révision complète de leur stratégie habituelle bâtie sur une histoire singulière. « Le syndicalisme s’est construit sur le lieu de travail, rappelle Marylise Léon, secrétaire confédérale de la CFDT. Avec les travailleurs des plateformes, nous sommes confrontés à l’éparpillement géographique et au travail isolé. » Ces travailleurs se perçoivent aussi d’une façon qui ne facilite pas l’approche, regrette de son côté Vanessa Jereb, secrétaire générale adjointe de l’Unsa : « Ils se considèrent comme autonomes alors que les plateformes peuvent à tout moment modifier leur rémunération. Pour beaucoup d’entre eux, les salariés, c’est l’ancien monde. Ils voient la liberté qu’ils ont de travailler mais moins la durée de travail, toujours plus importante, pour une rémunération qui stagne ou qui se réduit. »
En arrière-plan se dresse une autre difficulté, et non des moindres, selon Odile Chagny, économiste de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), d’ordre juridique cette fois : « Au niveau de l’Union européenne, l’article 101 du traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) interdit les accords collectifs dans les relations marchandes, qui constituent un cartel. Pour l’instant, cette législation antitrust limite l’action collective des travailleurs indépendants. L’arrêt Kunsten de 2014, qui renvoie à l’arrêt Albany de 1999, restreint les droits à l’action collective des indépendants, en particulier en matière de fixation de prix minimaux des prestations. »
Sans oublier l’image des syndicats eux-mêmes auprès de ces travailleurs indépendants. Guère reluisante, aux dires de Jérôme Pimot, porte-parole du Collectif des livreurs autonomes parisiens (Clap 75) : « Le terme “syndicat” n’est pas en odeur de sainteté parmi les livreurs. Beaucoup d’entre eux estiment que les syndicats ont perdu leur utilité. Certains ont constaté qu’ils n’ont pas protégé les gens qu’ils connaissaient, lors d’un licenciement par exemple. » Notant que cette attitude tient aussi à l’image que véhiculent les médias, il dresse un constat peu encourageant de la situation : « Aujourd’hui, parmi les travailleurs des plateformes, on part de zéro au niveau syndical. Il faut apprendre aux livreurs ce qu’ils sont en termes juridiques. Pour des jeunes, difficile d’appréhender le flou dans lequel ils se trouvent. En 2016, quand j’affirmais que nous étions des salariés déguisés et que le prix des courses allait baisser, je prenais des volées de bois vert… Depuis, les prix des courses ont baissé et le discours que je tenais à l’époque commence à prendre. Désormais, il est courant d’avoir des courses rémunérées à deux euros chez Uber Eats, par exemple. »
Si les débats ont gagné une telle intensité, c’est que la sociologie de cette frange de la population a profondément changé, fait remarquer Odile Chagny, de l’Ires : « Jusqu’à récemment, de nombreux indépendants résolvaient la question de la retraite avec la constitution d’un capital professionnel. C’est le cas des commerçants par exemple. » Ce schéma classique ne peut plus fonctionner pour les nouveaux venus : « Qu’ils soient coachs, développeurs, designers, etc., les nouveaux indépendants ne peuvent pas constituer ce capital professionnel aussi aisément, sauf à créer leur start-up et escompter un gain en capital », souligne la chercheuse. À terme, cette évolution sociologique peut sembler propice à un rapprochement entre ces populations et les organisations syndicales traditionnelles, pour peu qu’elles adaptent leur approche et leur discours. Pour l’heure, cependant, ces travailleurs indépendants ne sont guère enclins à se syndiquer. Ils préfèrent le plus souvent constituer des groupes d’échanges sur les réseaux sociaux, qui se transforment en collectifs au fil du temps. L’un des plus en pointe est le Clap 75. En 2016, Jérôme Pimot, son actuel porte-parole, était livreur à vélo. Avec des homologues, il a créé un groupe sur les réseaux sociaux. Les « velléités syndicales » étaient déjà bien présentes, mais les « divergences d’opinions ont provoqué une dispersion des membres ». L’année suivante, un nouveau groupe s’est reformé dont les membres se réunissaient à la Bourse du travail de Paris. Lieu symbolique du mouvement syndical, il a aussi permis la jonction avec les confédérations existantes. La jonction s’est faite et le Clap bénéficie aujourd’hui d’un soutien, essentiellement logistique, de la par de Sud et de la CGT SAP.
Actif dès 2017, il a pris depuis la forme d’une association. Selon Jérôme Pimot, celle-ci compte aujourd’hui une dizaine de membres actifs et « plusieurs milliers de sympathisants ». Elle veut désormais jouer un rôle d’amplificateur des mouvements spontanés des livreurs. « Lorsque Deliveroo a réduit ses tarifs cet été, des mouvements de contestation se sont déclenchés dans plusieurs villes et ils ont pris contact avec nous. » Si elles réussissent à mobiliser une fraction des livreurs et à émerger dans le flux médiatique, ces organisations ne sont pas encore à la hauteur des enjeux, estime toutefois Vanessa Jereb, à l’Unsa : « Il y a aujourd’hui des collectifs, mais il leur manque une portée nationale pour pouvoir engager une négociation telle que la création d’une convention collective. » La situation actuelle ne favorise guère une réelle prise en compte des problèmes, reconnaît Marylise Léon : « En matière de représentativité, il n’existe rien pour les indépendants actuellement. Ils sont disséminés à travers beaucoup de champs professionnels, et c’est une population très hétérogène. S’ils veulent tous pouvoir assurer eux-mêmes leur représentation, les revendications varient selon les domaines professionnels. Dans les transports, les principales revendications portent sur l’instauration d’un tarif minimum, sur une plus grande transparence de l’algorithme qui répartit les courses entre les livreurs, sur la protection sociale, sur la formation. » Faut-il envisager l’intégration de ces indépendants dans des secteurs existants ? Cette option a les faveurs d’Odile Chagny : « Si les plateformes relevaient des champs sectoriels dans lesquels elles exercent leurs activités, toute une série de réglementations en matière de santé-sécurité au travail et de temps de travail, par exemple, s’appliqueraient. Et faire rentrer la question de la santé-sécurité au travail permet de traiter de très nombreux sujets connexes, comme celle de la rémunération. » Pour elle, une sortie par le haut, misant sur un haut niveau de qualification et de protection sociale, serait la meilleure option : « Il vaut mieux un chauffeur VTC sachant gérer les questions de sécurité et qui dégage un revenu décent pour ne pas mettre en danger la vie d’autrui et la sienne, a fortiori, parce qu’il est obligé de travailler vingt heures par jour… »
En attendant, la situation évolue. Et les idées toutes faites qui détournent beaucoup de travailleurs indépendants des syndicats semblent céder du terrain. Ceux qui se rapprochent des organisations traditionnelles comprennent qu’ils peuvent bénéficier d’informations, de soutien, et tirer parti d’acteurs qui pèsent sur la construction des normes régissant leur activité, note Marylise Léon : « Ce que nous demandent ces travailleurs indépendants, c’est d’accéder à une réelle représentativité. Ils attendent de nous que nous fassions effet de levier grâce à notre présence dans les espaces de négociation et de concertation. Ils souhaitent aussi être accompagnés sur des questions relatives au travail (conditions de travail, risques professionnels, parcours professionnels). »
La plupart des organisations syndicales existantes ont bien compris que les méthodes traditionnelles n’étaient pas adaptées à ces nouveaux travailleurs. D’où de nouvelles approches. La CFDT a décidé de modifier ses fondements : « Nous avons conscience de ces éléments et nous mesurons l’enjeu de bien s’adresser à tous les travailleurs, explique Marylise Léon. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons fait évoluer nos textes, en nous adressant désormais aux travailleurs et non plus seulement aux salariés. » La CFTC mise de son côté sur une approche spécifique de ces populations. « C’est une nouvelle forme d’emploi qu’il faut appréhender en tant que telle et que nous ne connaissons pas encore suffisamment, constate Pierre Jardon, secrétaire confédéral. Ce ne sont ni des salariés, ni des entrepreneurs, ni des professions libérales classiques, car ils sont tributaires de la plateforme qui leur commande des prestations et qui impose un certain nombre de conditions. »
Partant du principe que le travail doit générer des droits universels, l’organisation chrétienne propose un régime social universel d’activité (RSUA) qui permettrait à tous les travailleurs, indépendamment de leur statut, de générer des droits par l’activité. « Nous préconisons d’ancrer le RSUA sur le compte personnel d’activité, aujourd’hui dédié principalement à la formation. Il est tout à fait envisageable d’y ajouter tous les autres droits, qui seraient alors rattachés à la personne et non plus au contrat ou à l’entreprise : complémentaire santé, prévoyance, logement, chômage… » souligne Pierre Jardon
Concernant plus précisément les travailleurs des plateformes, la CFTC est en train d’élaborer « un projet d’ordre politique visant à la pleine reconnaissance de leur statut particulier et à donner une réponse pérenne à leurs besoins, entre autres par l’intégration dans les CCN ». En attendant, l’action s’étend aussi au champ digital. C’est effectivement sur les réseaux que se créent les groupes de livreurs qui lancent des actions. La CFTC prépare des « offres numériques » comprenant des applis ainsi qu’un « réseau social dédié », afin de faciliter les échanges pour proposer des services de proximité, des contacts avec de juristes, voire « des offres plus concrètes comme des complémentaires santé à tarif de groupe ».
L’Unsa suit un chemin similaire et envisage « d’aller au contact de ces travailleurs sur les réseaux sociaux pour leur expliquer leurs droits », dans le cadre d’une stratégie globale : « Nous devons engager une action de marketing digital, non seulement envers ces travailleurs mais aussi envers les salariés, détaille Vanessa Jereb. Cela fait partie des priorités débattues lors de notre congrès en avril. » Après avoir créé un site dédié aux travailleurs des TPE avec une équipe répondant aux appels téléphoniques, l’Unsa compte créer un service similaire pour les travailleurs autonomes. Sans l’avoir voulu, les travailleurs indépendants vont peut-être devenir un puissant levier de transformation du syndicalisme en lui permettant d’investir l’univers digital et de conquérir de nouveaux adhérents…