Et si le monde du travail devenait l’une des lignes de front de la confrontation avec les multinationales et leurs pratiques ? C’est la thèse d’« Intraitable », une bande dessinée coréenne qui transpose sous forme de fiction l’histoire de l’implantation de Carrefour dans ce pays d’Asie. Une analyse ethnologique, sociologique et humaine.
Au tournant des années 1990 et 2000, en Corée du Sud, dans un environnement social durement marqué par les retombées de la crise financière en Asie, Gu Go-shin est un étrange et charismatique combattant syndical. À la tête d’une petite agence conseil de défense des travailleurs, il mène avec cœur et maestria diverses opérations chocs pour promouvoir leurs droits, à la manière d’un chef de commando. C’est dans ce contexte que son chemin croise celui de Lee Sooin, jeune cadre prometteur de la grande distribution, issu des rangs de l’armée. Humain, travailleur, courageux, Lee n’a qu’un défaut : ne pas supporter l’injustice lorsqu’il en est témoin. Il n’était pas fait pour l’armée, le monde du salariat ne lui convient pas davantage. Les détestables pratiques sociales de son nouvel employeur, un puissant groupe français récemment installé en Corée, vont réveiller ses instincts de justicier. Ensemble, Lee et Gu vont s’opposer aux manipulations et au harcèlement moral auxquels sont cyniquement soumis, avec la complicité d’une partie du management coréen, les petits employés de l’enseigne.
« Intraitable » transpose sous forme de fiction l’histoire de l’implantation – finalement ratée – de Carrefour dans ce pays. Choi Kyu-sok a choisi le noir et blanc pour palette. Il dépeint avec finesse toutes les péripéties de ce choc des deux mondes, entre une multinationale toute-puissante et une société coréenne complexe, traversée de tensions multiples. Le portrait qu’il dresse est étonnant.
Le récit est passionnant. Il met en avant la thématique très actuelle du quotidien des luttes sociales et syndicales dans le monde du travail. Ceux qui ont travaillé dans une entreprise asiatique ne seront pas dépaysés, les autres s’attarderont à faire le parallèle entre les systèmes français et coréen. La dénonciation des dérives des multinationales est un sujet au cœur du catalogue de Rue de l’Échiquier.
L’éditeur a déjà publié les travaux d’Alain Deneault et d’Olivier van Beemen, philosophe et journaliste d’investigation, auteurs critiques d’Heineken notamment. Choi Kyu-sok a déjà publié avec succès une dizaine d’œuvres en Corée, entre satires sociales, récits d’apprentissage et chroniques incisives de la société contemporaine. Il a été révélé en France il y a une douzaine d’années, simultanément chez Kana (« Nouilles Tchajang », avec Byun Ki-hyun) et Casterman/Hanguk (« L’Amour est une protéine »). C’est l’un des plus brillants représentants de la bande dessinée coréenne d’auteur. On lui doit à ce jour plus d’une douzaine d’albums, publiés en Corée en format papier et en webtoons, et régulièrement adaptés pour l’audiovisuel. « Intraitable » est sa première série traduite en français. Ce premier tome inaugure une série de six : les volumes 2 et 3 paraîtront en français au début de l’année 2020.
Choi Kyu-sok, Rue de l’Échiquier, 248 pages, 20 euros.