Les politiques de l’emploi et de la formation mettent désormais l’accent sur la sécurisation des parcours des salariés. Dans ce cadre, l’employabilité devient le maître mot. Mais cela reste un concept plastique et ambigu. Une clarification des usages dans les discours et dans les pratiques ne serait pas inutile.
Depuis une quinzaine d’années, les cadres institutionnels qui régulent l’emploi et la formation professionnelle mettent la priorité sur la sécurisation des parcours plutôt que sur la sécurisation de l’emploi. Les réformes en cours – facilitation des départs et autonomisation des salariés dans la conception de leurs trajectoires – s’inscrivent dans ce mouvement. Cela peut faire grincer des dents, mais on voit mal comment on pourrait contraindre les employeurs à continuer à organiser des carrières longues. On prétend, du reste, que les salariés eux-mêmes n’en veulent plus.
Toutefois, l’employabilité reste un concept plastique et ambigu. Cela peut, certes, faciliter les compromis, mais les malentendus sont possibles. Une clarification des usages de l’employabilité, dans les discours et dans les pratiques, n’est pas inutile. Par ailleurs, en sortant la formation de l’entreprise et en responsabilisant les salariés, la réforme risque de passer à côté d’un des enjeux majeurs. On permet en effet aux individus de tracer leur route d’un emploi à un autre, mais on perd de vue la construction d’une employabilité durable qui ne peut se faire que dans le cadre de la situation de travail et qui est un enjeu de performance organisationnelle.
L’employabilité désigne la probabilité qu’un individu trouve un emploi ou se maintienne dans son emploi. La définition est large et il faut immédiatement la préciser. L’emploi en question doit tout d’abord être satisfaisant en matière de conditions de travail et de rémunération et s’accorder avec un projet individuel. On ne peut considérer comme employable un individu qui reste en emploi, certes, mais qui vit une carrière objectivement ou subjectivement marquée par le déclassement.
Ensuite, l’employabilité ne relève pas que de la volonté ou des compétences de l’individu. On n’est pas employable tout seul. On est employable sur un marché du travail sur lequel la demande, c’est-à-dire les besoins des entreprises, joue un rôle crucial. Par ailleurs, l’employabilité se joue dans un contexte institutionnel qu’il faut savoir mobiliser : l’employabilité découle de dispositifs de GRH ou de politiques publiques qui donnent accès à des ressources et elle se joue dans des systèmes de classifications et de qualifications qui facilitent les appariements.
Par ailleurs, si la définition est stable, les usages de l’employabilité évoluent dans le temps et dans l’espace. On peut, « à l’ancienne », utiliser le concept pour distinguer, sur le marché du travail, ceux qui sont aptes à l’emploi et ceux qui doivent soit bénéficier de prestations sociales, soit faire l’objet de programmes d’appui spécifiques ou de mesures prévenant les discriminations. Un usage plus récent responsabilise les employeurs, invités à ne pas remettre sur le marché du travail des personnes dont on sait qu’elles y resteront bloquées. C’est sur cette base que sont conçus les dispositifs de GPEC, de mobilité interne ou d’appui au reclassement. Désormais, on demande au salarié d’être acteur de son parcours, de « choisir son avenir professionnel », et donc d’être toujours en train de préparer le coup d’après.
Cette dernière conception pose problème. D’une part, elle détricote le lien social – comment penser l’engagement tout en invitant à préparer son départ dans des stratégies forcément individualistes ? D’autre part, elle passe à côté des mutations actuelles du travail. Les nouvelles formes d’organisation du travail fondées sur des organigrammes aplatis, un recul de la prescription, l’adaptation permanente et l’agilité amènent à repenser l’employabilité : il ne s’agit plus de trouver un nouveau poste ou de se maintenir, mais de savoir évoluer avec son poste, voire de savoir susciter les évolutions de son poste.
L’employabilité est chargée de promesses. C’est pour les salariés une question de bien-être et de développement personnel. Pour les entreprises, l’employabilité peut, paradoxalement, participer à la rétention en ouvrant des perspectives et en développant les compétences. C’est aussi un des leviers de l’agilité et de la réussite des mutations. Les entreprises ont besoin d’une main-d’œuvre autonome ; cela tombe bien, les salariés sont en quête d’émancipation !
L’employabilité n’est alors plus un investissement à perte ou la marque d’un retrait du lien social. On peut en faire une cause commune. Mais pour porter cette ambition émancipatrice et en faire un projet fédérateur, elle doit faire l’objet de politiques managériales inclusives, évitant notamment de se résumer à quelques incantations creuses ou de concentrer l’effort sur quelques happy few hyperperformants, et par ailleurs probablement déjà employables. Donner la possibilité aux salariés d’aller piocher dans les ressources de formation est utile, les orienter vers les métiers et les filières qui embauchent est nécessaire. Toutefois, cela ne suffit pas et entretient, en outre, une forme de subordination à l’entreprise ou au marché du travail. On peut d’ailleurs douter que les plus fragiles se hasardent à bénéficier de ces dispositifs. L’enjeu est plutôt de mettre les salariés en capacité de faire les choix qu’ils valorisent, et donc de leur redonner du pouvoir.
Là encore le verbe « pouvoir » est polysémique. Pouvoir, c’est être capable de faire des choses. On est bien ici dans le registre de l’aptitude professionnelle et de la formation. Mais pouvoir, c’est aussi avoir l’opportunité de faire, être mis dans de bonnes conditions. Enfin, pouvoir, c’est être autorisé à faire, être encouragé. C’est sur ces deux derniers points que les entreprises ne sont pas toujours à la hauteur.
La GRH et les dispositifs publics peuvent apporter des ressources. Elles doivent également ouvrir le champ des possibles et permettre d’oser. La formation professionnelle, le coaching d’orientation et la sécurisation des parcours jouent ce rôle. Mais la GRH ne peut pas tout. L’employabilité se joue fondamentalement dans l’organisation du travail. Le travail est l’occasion d’accumuler des compétences. Indépendamment de la formation, on expérimente, on teste, on développe. Par le travail, on apprend, notamment si l’organisation se prête au jeu en donnant le nécessaire à la réflexivité. C’est la base des organisations dites apprenantes.
Développer l’employabilité, c’est aussi penser le contenu du travail. On doit pouvoir, dans son travail, rencontrer des situations inédites, être confronté à une forte diversité des tâches et des activités. La rotation sur les postes, le fait de travailler en binôme et de pouvoir changer d’équipe, de changer de sites, d’aller rencontrer des clients ou des fournisseurs, sont autant de pratiques qui renforcent l’employabilité. Le rôle des collègues et du management de proximité est également déterminant. Il s’agit d’encourager, mais aussi de sécuriser en mettant en place des solidarités collectives. C’est aussi dans le collectif de travail qu’on apprend quels sont les codes et les règles informelles qui prévalent pour réussir des mobilités. On apprend à bouger, parfois en contournant les règles officielles mises en place par la GRH et qui peuvent s’avérer bloquantes.
Enfin, le contexte de travail permet d’orienter les choix faits par les individus. On apprend au contact des autres ce qui est désirable, quelles sont les normes valorisées par le groupe. Et d’une certaine façon, par mimétisme, on apprend ce qui est bon et qui a de la valeur pour soi. En un mot, l’employabilité durable, celle qui permet au travailleur de ne pas se sentir acculé et de pouvoir à la fois se développer professionnellement, s’ouvrir des opportunités et participer aux évolutions de son organisation ; cette employabilité est une question de mise en capacité.
Professeur à l’IAE de Paris, il dirige le master RH et responsabilité sociale des entreprises. Il anime la chaire de recherche mutations-anticipations-innovations.
Professeur à l’IAE de Paris, elle dirige le master Recherche ainsi que l’équipe de recherche. Elle est membre de la chaire mutations-anticipations-innovations.