« La royauté est anéantie, la noblesse et le clergé ont disparu, le règne de l’égalité commence ! » Robespierre annonçait en 1792 la mort de l’inégalité fondatrice de l’Ancien Régime : clergé, noblesse, « tiers – État ». Depuis, l’égalité à la française n’a cessé de progresser, en application de la règle énoncée par Tocqueville : « Le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité progresse. »
Dans l’entreprise aussi on se compare ; et en cas de différence, on voit des discriminations partout, en mélangeant trois notions différentes. Avec demande d’alignement, vers le haut.
A. Droit constitutionnel : l’égalité devant la loi. « Toutes les personnes sont égales en droit. » Cité par le calamiteux arrêt du 3 avril 2019 examiné infra, l’article 20 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE n’a rien à voir avec notre sujet, mais tout avec l’article 1 de notre Déclaration des droits de l’Homme de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » On voit mal dans cette déclaration politique basique un argument permettant au juge de remettre en cause des différences entre salariés d’une entreprise privée.
B. La discrimination, en France forcément illégale. Noyau dur du respect des « valeurs républicaines » permettant par exemple de qualifier un syndicat d’authentique, le refus des discriminations est fondateur de nos démocraties, avec des conséquences très concrètes.
• L. 1132-1 fixe une liste des discriminations prohibées, la chambre sociale rappelant, le 7 avril 2019, que « n’existe de discrimination que si le traitement défavorable infligé au salarié est fondé sur un des motifs prohibés par l’article L. 1132-1 ».
• Point n’est besoin ici de se comparer à autrui (exemple : licenciement ès qualités d’un gréviste ou d’un malade).
• Côté victime présumée, un régime probatoire destiné à alléger le « fardeau » de la preuve : « Il appartient au salarié concerné de présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte et à la partie adverse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. »
• Avec de lourdes sanctions civiles (nullité de l’acte), mais surtout pénales : trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.
Toute discrimination portant atteinte à nos valeurs républicaines, la chambre sociale doit évidemment censurer sa présence, y compris le cas échéant dans les accords collectifs (exemple : hommes-femmes).
Mais « une différence de traitement entre salariés d’une même entreprise ne constitue pas en elle-même une discrimination illicite » (CS 18 janvier 2006).
C. Car l’égalité de traitement est souvent confondue avec la non-discrimination. Le droit communautaire y incite, les directives visant les discriminations (hommes-femmes, handicapés…) indiquant : « Aux fins de la présente directive, on entend par “principe de l’égalité de traitement”, l’absence de toute discrimination directe ou indirecte. »
Or, ici, comparaison obligée avec autrui et absence de sanction pénale, aucune interdiction générale mais un contrôle de justification pesant sur l’employeur : « La différence de traitement entre salariés placés dans la même situation doit reposer sur des raisons objectives, dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence. » Dans ce très français débat liberté-égalité, remettre un peu de fraternité dans le « Tous contre tous » actuel n’est pas illégitime. Mais sans marcher sur la source spécifique du droit du travail : l’accord collectif, qui par définition crée du collectif, écartant « la tête du client » : la différence repose sur des raisons objectives. Pertinentes ? L’accord majoritaire signé en application du principe constitutionnel de participation peut-il être réputé non pertinent ?
Le juge peut évidemment frapper de nullité une stipulation de convention collective créant une discrimination. Mais peut-il faire de même en cas de simple inégalité de traitement conventionnelle ?
Le bon sens (juridique) répond : qu’ont fait les conventions de branche depuis 1950 ? À quoi servirait alors un délégué syndical d’établissement, ou catégoriel ? Le juge joue à l’éléphant dans le magasin de porcelaine des accords collectifs en censurant, sur un principe créé par lui, l’article 23-2, contrepartie pour la CFDT de l’article 13.1.7 obtenu par la CFE-CGC… Car dans un accord existent l’officiel et le transparent, bref l’objectif et le pertinent que nos juges aiment tant. Mais aussi la tactique, les soldes de tout compte des négociations précédentes, voire les coups de poker des conflits collectifs, dont on peut douter du caractère « pertinent » dans cette opération « Justice totale ». Alors le contrôle judiciaire pouvait se limiter à être lui-même pertinent par rapport à la source en cause : collectivement négociée ou unilatérale ?
C’est exactement l’inverse qu’avait fait l’arrêt Pain du 1er juillet 2009. La Cour de cassation y effectuait un contrôle identique sur un avantage donné « à la tête du client » et celui résultant d’un accord collectif négocié et signé par des syndicats représentatifs. Acte patronal unilatéral et accord collectif : même valeur en droit du travail ? On se frottait les yeux.
Dans son heureux arrêt du 25 janvier 2015, la Cour de cassation avait semblé abandonner ce raisonnement suicidaire pour la négociation collective. L’arrêt du 4 octobre 2017 résumait bien l’état de la jurisprudence avant le 3 avril 2019 : « Les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise […], opérées par voie d’accords d’entreprise négociés et signés par les organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l’ensemble de cette entreprise et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu’il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle. » Présumer licite une stipulation conventionnelle, est-ce scandaleux ? Pourquoi ce serait à l’employeur de démontrer la pertinence d’un tel avantage ? C’était avant la rechute de l’arrêt du 3 avril 2019, remettant tout en cause grâce à la redécouverte d’un régime de preuve. En résumé : le droit communautaire édictant un mécanisme probatoire spécifique pour les discriminations, la présomption générale de légitimité créée le 25 janvier 2015 en faveur des avantages conventionnels ne peut, hélas, être maintenue « dans les domaines où est mis en œuvre le droit de l’UE ». On est reparti pour sept ans.
A. Deux régimes opposés. Car la Cour a sanctuarisé les cinq domaines ou` elle avait estimé entre 2015 et 2019 que les différences de traitement conventionnelles étaient licites : entre catégories professionnelles ; entre salariés exerçant au sein d’une même catégorie professionnelle des fonctions distinctes ; appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, etc.
B. Car la nouvelle summa divisio « dans les domaines ou` est mis en œuvre le droit de l’Union » ouvre un débat extrêmement technique au résultat improbable, sur lequel les prud’hommes vont devoir statuer.
C. Mais la question la plus troublante ressort de l’avis rendu par l’avocat général le 3 avril 2019 (un simple avis, donné par un membre du parquet général, et non un juge qui juge) citant, sans autre commentaire, l’une de nos collègues de Nanterre : « La distinction opérée entre la source des avantages catégoriels selon qu’ils proviennent d’une décision de l’employeur ou d’un accord collectif, est d’autant moins pertinente que l’on assiste, précisément aujourd’hui, a` un rapprochement du pouvoir et de l’accord collectif, ce dernier devenant comme un succédané de l’acte unilatéral. »
L’accord collectif « succédané de l’acte unilatéral » ? Bas les masques ! Si nos délégués syndicaux sont soit stipendiés, soit autant d’« idiots utiles » trahissant les intérêts de leurs camarades et de leur syndicat en signant le texte imposé par leur employeur, rétrogradons-les comme représentants de section syndicale d’entreprise, donc privés du droit de négocier collectivement…
Professeur à Paris I – Sorbonne, directeur du Master 2 « DRH et Droit Social » et à Sciences Po. Il a publié, début septembre, la 28e édition de « Droit du travail, droit vivant » (éd. WKF).
(1) « Juges et accords collectifs de travail » : le troisième grand débat de la revue « Droit Social » aura lieu au Collège des Bernardins dans la matinée du vendredi 17 janvier 2020, avec Laurent Berger (CFDT), Hubert Mongon (UIMM/Medef), François Biltgen (CJUE), Claire Bazy-Malaurie (Conseil constitutionnel), Jean-Denis Combrexelle (Conseil d’État), et des membres de la Cour de cassation. Pour tout renseignement :