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Quand la mixité sociale se fabrique au boulot

Décodages | Travail | publié le : 01.09.2019 | Lys Zohin

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Quand la mixité sociale se fabrique au boulot

Crédit photo Lys Zohin

Depuis des années, l’écart ne fait que s’agrandir entre la France d’en haut et celle d’en bas. La mobilité sociale ne cesse de ralentir, au point que les deux groupes ne se côtoient et ne se comprennent quasiment plus. À part – peut-être – dans certaines entreprises.

Le fossé entre les élites et les classes moyennes et populaires ne s’est pas subitement agrandi à l’automne avec le mouvement des « gilets jaunes ». Selon un grand nombre de politologues, les classes supérieures ont entamé, dès les années 1980, un véritable mouvement de « sécession ». « De manière plus ou moins consciente et plus ou moins volontaire, les membres de la classe supérieure se sont progressivement coupés du reste de la population et ont construit un entre-soi confortable », relevait la Fondation Jean Jaurès dans une étude publiée en 2018.

Ce n’est pas à la ville, ni à l’école, et encore moins à l’université ou dans les grandes écoles que la mixité sociale prend ses quartiers… Et si c’était dans l’entreprise où se côtoient techniciens, ouvriers, ingénieurs ou développeurs ?

À l’évidence, les équipes gagnent à travailler ensemble. Mais le font-elles réellement ? Pour Jean-François Amadieu, sociologue du travail, professeur à l’École de management de l’université Paris-I (lire interview page suivante), et François Badénès, coach en innovation managériale et fondateur de la Fabrique du changement, l’uniformité règne dans les instances dirigeantes de beaucoup d’entreprises, en particulier les plus grandes. « À la tête des sociétés du CAC 40, nous retrouvons toujours les mêmes profils, ceux de professionnels dont l’origine sociale est la même, sortis des grandes écoles et formatés. Rien n’a changé depuis que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont décrit le phénomène de la reproduction sociale dans “Les Héritiers”, paru en 1964 ! Pourtant, le monde a largement changé depuis », remarque François Badénès. « Un sans-diplôme n’a aucune chance d’intégrer la direction de grands groupes », confirme Jean-François Amadieu. D’entrée de jeu, les origines sociales semblent donc peser sur la carrière, en particulier à travers le diplôme. Mais sans parler d’ascenseur social, cette situation n’occulte pas le fait qu’au quotidien, quel que soit leur niveau d’étude et de poste, collaborateurs du « haut » et du « bas » de l’échelle sociale se côtoient au boulot.

Mixité et créativité.

Certes, il semble loin le temps où la salle à manger des cadres – comme celle de la Deutsche Bank, décorée par Victor Vasarely – n’accueillait pas les cols-bleus. Mais même si les lieux sont désormais communs, « dans l’industrie, les ouvriers ne déjeunent pas à la même heure que les ingénieurs, et dans les sociétés qui pratiquent l’open space, il y a souvent des bureaux spécifiques pour les dirigeants ou pour les cadres supérieurs », relève Jean-François Amadieu. Les plus petites entreprises seraient-elles alors plus vertueuses ? « C’est souvent dans les PME et dans les ETI que l’on rencontre la plus grande variété d’origines sociales », répond François Badénès. D’ailleurs, selon lui, c’est en partie grâce à cette hétérogénéité que les PME et les ETI innovent davantage que les grands groupes, la confrontation de points de vue radicalement différents permettant l’étincelle créative…

Certaines font même des efforts pour favoriser le contact. Ainsi, la PME Sealock, spécialisée dans les colles industrielles et basée dans les Hauts-de-France, qui affiche un mélange de diplômés et de non-diplômés, les uns à la production, les autres dans le laboratoire de recherche, a pris quelques mesures simples. « Nous mettons sur pied de petits comités de pilotage mixtes pour que tout le monde se parle sur les projets. Et nous faisons également en sorte qu’en réunion, le nombre de collaborateurs soit toujours impair », détaille Jean-Marc Barki, le PDG. Autrement dit, pas question que les chercheurs du labo fassent bloc contre les techniciens de la production, et vice-versa… « Je pars du principe que tout le monde n’a pas les mêmes compétences, mais que toutes peuvent servir. Par ailleurs, chez nous, la fonction l’emporte sur le grade », ajoute-t-il, pour conclure : « C’est simple, j’ai donné l’exemple ! » Et pour cause, ce dirigeant a raté deux fois son bac et échoué au BTS…

Égalité des chances.

Cela ne veut pas dire pour autant que les grandes entreprises ne sont pas conscientes des enjeux de mixité et des risques de discrimination. Selon une enquête réalisée par TNS Kantar pour le baromètre du Medef sur l’égalité des chances, publié en novembre 2018, la question de l’origine sociale est bien posée. Et 9 % des répondants estiment qu’ils en sont victimes – des chiffres d’ailleurs en hausse sur 2017. Pour l’heure, cependant, l’organisation patronale refuse toute contrainte supplémentaire et préfère « la pédagogie pour faire prendre conscience des opportunités de développement »…

Au-delà de la garantie jeunes, lancée par l’État en 2013 et généralisée à l’ensemble de l’Hexagone en janvier 2017, qui s’adresse aux jeunes de 18 à 25 ans ayant « décroché » de l’école, certaines entreprises, conscientes que tout se joue avant l’entrée sur le marché du travail, prennent des initiatives pour épauler les jeunes issus de milieux défavorisés afin qu’ils suivent un cursus porteur. C’est le cas de celles qui appartiennent au Réseau national des entreprises pour l’égalité des chances dans l’Éducation nationale, et d’autres, dont Sopra Stéria. Opérations portes ouvertes pour permettre aux jeunes défavorisés de mieux connaître les différentes filières menant à une orientation professionnelle réussie, accueil en stage de découverte pour les collégiens, accompagnement de jeunes par des collaborateurs… l’entreprise de services numériques œuvre depuis dix ans pour favoriser, in fine, leur insertion dans le monde du travail. Après, en effet, au moment du recrutement, les entreprises ne s’intéressent qu’au diplôme ou aux compétences, sans prendre en compte le milieu d’origine, qui ne figure pas sur le CV. À part, peut-être, l’adresse ou l’école fréquentée qui donnent des indications, si l’on sait lire entre les lignes…

Auteur

  • Lys Zohin