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« Une question de survie pour les entreprises »

À la une | publié le : 01.09.2019 | Laurence Estival, Sophie Massieu

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« Une question de survie pour les entreprises »

Crédit photo Laurence Estival, Sophie Massieu

L’un est économiste à l’OFCE, l’autre sociologue des organisations passé par le CNRS et ex-professeur à l’Insead. Pour Éloi Laurent comme pour François Dupuy, créer du collectif est devenu un enjeu majeur pour les entreprises, obligées de s’adapter pour survivre. Même si derrière cette conviction commune apparaissent deux visions différentes de sa finalité.

Il semblerait que dans les entreprises, on assiste à un retour du collectif. Partagez-vous ce point de vue ?

François Dupuy : Depuis une dizaine d’années, les entreprises ont fait de la coopération un de leurs axes forts, mais il est très difficile de séparer ce qui fait partie d’un phénomène profond du discours. Pour moi, la coopération n’est pas un phénomène de mode car elle permet de répondre à l’exigence toujours plus pressante du client de faire mieux avec moins. Dans ce contexte, marqué par les problèmes de ressources, la coopération permet de trouver de nouvelles solutions, en faisant réfléchir les salariés ensemble, et de réduire les coûts grâce aux innovations et à la fin du travail en silo. Le problème est que les entreprises n’en ont pas toujours conscience…

Éloi Laurent : Je ne suis pas certain que cela soit un « retour » car le collectif a toujours existé : nous sommes en revanche face à des pratiques collaboratives assez inédites, appuyées sur les technologies et sur les outils de la transition numérique. Ces pratiques sont massivement entrées dans la vie des entreprises et dans celle des salariés. Les tâches collaboratives dévorent aujourd’hui littéralement le temps de travail, tant et si bien que les salariés doivent désormais s’isoler, voire se protéger, pour échapper à la pression collaborative et pouvoir… travailler.

Est-on allé trop loin en matière d’individualisation ? Ou est-ce une tentative des employeurs de réinstaurer un rapport à l’entreprise qu’elles ont contribué à faire disparaître ?

É. L. : L’explication, à mes yeux, tient à l’idéologie collaborative portée par la transition numérique, dont le principe même est la mise en réseau et la connexion. La vraie question est de savoir si cette idéologie collaborative contribue à la productivité du travail et au bien-être des salariés. J’ai de sérieux doutes sur ces deux points et les données disponibles les confirment. Le fait le plus troublant est sans doute le développement de la solitude au travail dans des environnements hypercollaboratifs, comme si la connexion numérique induisait la déconnexion sociale.

F. D. : Ce n’est pas, en effet, parce qu’il y a des outils comme les réseaux sociaux que cela va suffire à encourager les collaborateurs à travailler entre eux ! Il faut donner une impulsion. Les problèmes sont aujourd’hui très complexes et si les entreprises continuent à vouloir les résoudre de manière individuelle, elles se mettent en danger. Collaborer, c’est surtout pour elles une obligation, et celles qui ne se saisissent pas de ces sujets risquent fort de disparaître.

N’y a-t-il pas pourtant une contradiction entre le collectif, aujourd’hui mis en avant à travers la collaboration, et le développement dans les entreprises de droits très individuels, en matière de formation par exemple ?

F. D. : Non. Parce que les deux champs sont séparés et n’agissent pas sur les mêmes registres. Le collectif relève du champ du travail dans ce qui fait son quotidien : c’est le fait de travailler ensemble sur des projets concrets et déterminés à l’avance. Les droits individuels, comme le droit à la formation, renvoient eux à des outils dont les individus doivent se saisir pour évoluer tout au long de leur carrière.

Dans un ouvrage récent, Éloi Laurent, vous faites une distinction entre « collaboration » et « coopération » et vous semblez regretter que la collaboration ait pris le pas sur la coopération. Cette situation et le flou qui règne autour de la terminologie employée nous empêcheraient-ils de voir les réelles évolutions ?

É. L. : Il ne s’agit pas que d’un problème de terminologie mais d’une différence fondamentale. Trois dimensions au moins séparent ces deux notions apparemment synonymes. Premièrement, la collaboration s’exerce au moyen du seul travail, tandis que la coopération sollicite l’ensemble des capacités et des finalités humaines. La collaboration est ensuite à durée déterminée, tandis que la coopération n’a pas d’horizon fini. Enfin, la collaboration est une association à objet déterminé, tandis que la coopération est un processus libre de découverte mutuelle. C’est la coopération qui est la clé de la prospérité humaine, et non la collaboration. Car si l’on collabore pour faire, on coopère pour savoir. Nous assistons aujourd’hui à un étonnant paradoxe : le règne de la collaboration et le recul, peut-être même le déclin, de la coopération. La coopération est aujourd’hui dévorée par la collaboration, notamment dans le monde du travail et dans les entreprises.

F. D. : Pour moi, il n’y a pas de réelles différences entre les termes « collaboration » et « coopération ». Le premier est très connoté en France, en raison de la Seconde Guerre mondiale. On parle plus qu’ailleurs de coopération. Mais ce qui me frappe, c’est que dans les deux cas, les termes employés mettent l’accent sur la nécessité d’introduire du collectif, c’est-à-dire de faire travailler ensemble des individus pour réduire les coûts en améliorant la qualité. Cette exigence est d’autant plus grande que le secteur d’activité de l’entreprise est concurrentiel. C’est, par exemple, le cas dans le secteur automobile, ou dans le transport aérien. Et toutes les tailles d’entreprises sont concernées, même si le passage à des modes d’organisation collectifs reste plus complexe à mettre en place dans les plus grandes organisations, où il faut tout changer en même temps.

Quelles compétences faut-il pour coopérer ? Et faut-il détenir des soft skills spécifiques, ces compétences comportementales devenues incontournables selon les employeurs, pour bien travailler à plusieurs ?

É. L. : S’agissant des talents à acquérir et à développer dans cette nouvelle ère collaborative, une grande confusion règne. Ainsi de la confiance, autre sujet d’étude pour moi, qui donne lieu à toutes sortes d’injonctions contradictoires. Alors que le mouvement des sociétés est allé de la confiance en soi vers la confiance interpersonnelle, puis vers la confiance envers les institutions, le discours politique et managérial propose d’emprunter le chemin inverse : « Ayons confiance en nous ! », devenu « Ayez confiance en moi ! », devient « Ayez confiance en vous ! ». La question de la qualité des institutions laisse place à l’enjeu de la méfiance sociale, qui s’efface lui même devant l’importance des « compétences socio émotionnelles » telles que l’« estime de soi » ou le « sentiment d’efficacité personnelle ». La confiance devient une performance individuelle !

F. D. : Selon moi, la question des soft skills n’en est pas une. Le principal problème, c’est que les managers sont mal formés à la coopération. Il convient de substituer au management traditionnel hiérarchique un management d’aide, de conseil, de création de situations favorables. C’est tout un bouleversement : aujourd’hui, on promeut dans les entreprises au rang de manager des personnes qui ont bien réussi sur le plan technique. Elles n’ont aucune idée de ce qu’est l’action collective. Le déficit de formation en sciences sociales est dramatique. Le comportement des acteurs est stratégique et la notion de stratégie a elle aussi trop largement disparu… Or, il faut comprendre les logiques systémiques derrière lesquelles se trouvent les individus. C’est le rôle des managers de mieux les connaître et de donner envie aux salariés de coopérer en créant le cadre nécessaire, car il est évident que l’exemple doit venir d’en haut et qu’il faudra ensuite laisser les salariés s’organiser. À l’intérieur de ce cadre, il faut aussi veiller à ce qu’il y ait une certaine cohérence en alignant les politiques de ressources humaines par rapport à cet objectif : l’entreprise ne peut pas demander à ses collaborateurs de travailler ensemble et continuer à individualiser les rémunérations ou la gestion des promotions. Pas la peine de vouloir animer quoi que ce soit. Les individus sont intelligents et ils doivent garder la main. Ce sont eux qui sont en première ligne et ce ne sont pas des coachs et consultants qui créeront la coopération !

Les débats sur la raison d’être des entreprises et sur les entreprises élargies changent-ils la donne ?

É. L. : Ce débat sur la raison d’être des entreprises et la loi qui en a résulté n’ont pas tranché la question majeure à mes yeux : celle de l’entreprise comme écosystème qui doit préserver ses organismes et celle de l’entreprise comme organisme qui doit respecter son écosystème. Le développement des business models sécessionnistes, sur le modèle des entreprises de la tech, est préoccupant. Il faut réencastrer les entreprises dans leur environnement pour retrouver le sens de l’économie, non pas collaborative mais coopérative.

F. D. : Je ne pense pas non plus que les débats sur la raison d’être soient de nature à modifier la donne…

Et les débats sur l’entreprise élargie autour des clients, des fournisseurs, des citoyens… impliquant le développement de pratiques collectives ?

F. D. : À mon sens, c’est un tout autre sujet. La question de la collaboration se pose surtout dans le cadre de l’entreprise. Et il est d’ailleurs intéressant de noter qu’actuellement, et malgré les discours, le mode dominant en management, c’est la coercition. L’entreprise veut tout contrôler, organiser, surveiller. Les salariés n’ont d’ailleurs aucun intérêt à collaborer entre eux et c’est pourquoi il est urgent que les entreprises mettent en place un cadre propice pour les encourager à franchir le pas. À chaque fois qu’il y a un écart entre le discours et la réalité, le risque est de voir les individus continuer à faire comme avant car dans la réalité, c’est très exigeant de collaborer !

Biographie

Éloi Laurent est économiste à l’OFCE, professeur à l’École du management et de l’innovation de Sciences-Po, et professeur invité à l’université de Stanford. Il a publié « L’impasse collaborative – Pour une véritable économie de la coopération » (Les Liens qui libèrent, 2018), critique de la transition numérique, et « L’économie de la confiance » (La Découverte, 2019, lire notre chronique page 65). À paraître en octobre prochain : « Sortir de la croissance, mode d’emploi » (Les Liens qui libèrent).

Biographie

François Dupuy est sociologue des organisations. Chercheur au CNRS dans les équipes de Michel Crozier et invité comme professeur dans de nombreuses universités étrangères, il a enseigné à l’Insead et créé son cabinet de conseil. Parmi ses récents ouvrages, « Lost in management » (Seuil, 2011) et « La faillite de la pensée managériale » (Seuil, 2015) pointent les problèmes auxquels sont confrontés aujourd’hui les managers.

Auteur

  • Laurence Estival, Sophie Massieu