Elles consultent leurs parties prenantes, elles recourent à des travailleurs indépendants, elles coconstruisent leur raison d’être… Les entreprises élargies deviennent une réalité, quittant le statut d’hypothèse théorique. Et, ce faisant, les contours des collectifs de travail, la définition même des entreprises ou de la notion de travail, se redessinent.
On en compte aujourd’hui un million et leur nombre a triplé en dix ans. Les secteurs de l’informatique, du numérique, de la communication, de l’image, ou encore de la production et de diffusion de contenus recourent largement à leurs services. L’agence Angie et la plateforme Malt ont mené une enquête ce printemps sur ces travailleurs freelance toujours plus nombreux et sur la perception qu’en ont les directeurs des ressources humaines. Objectif : connaître leur réelle place dans la gestion des compétences, ou dans la transformation de l’entreprise. Et donc, questionner le collectif de travail et le travail collectif…
Pour sa partie quantitative, l’enquête a recueilli les réponses de 500 travailleurs freelance. Et des entretiens qualitatifs ont été menés avec des DRH, qui se sont révélés frileux devant une telle sollicitation. Les freelances aujourd’hui sont, en effet, encore assez largement perçus davantage comme des bouche-trous occasionnels que comme des parties intégrantes d’un projet. Ce qui les rend méfiants ? Le risque de requalification en salariat, la confidentialité des données d’une entreprise, la plus grande confiance accordée à un sous-traitant qu’à un freelance. Résultat, fait remarquer Stanislas Haquet, directeur adjoint d’Angie, qui a piloté l’enquête, les travailleurs indépendants sont gérés encore par… les directeurs des achats ! « Je n’ai aucun lien avec les directions des ressources humaines », confirme Jean-Michel Lambert, ingénieur informatique, inscrit sur la plateforme Upwork, et qui passe d’un projet à l’autre, d’une entreprise à la suivante, sans lien pérenne avec aucune.
« Pourtant, pointe Stanislas Haquet, la notion d’engagement embarque celle du collectif. Les entreprises ont besoin d’engagement, et pas seulement de celui des salariés. Elles doivent donc apprendre à engager l’ensemble des contributeurs dans un projet. » Message reçu malgré tout par certains DRH, qui commencent à proposer, selon lui, des parcours individualisés aux indépendants. Ce qui ne devrait pas leur déplaire : « Certes, ils signent pour un projet et pour une durée déterminée, mais une relation de long terme peut les intéresser : mener à bien plusieurs dossiers, mais pour une même entreprise. C’est une nouvelle forme d’engagement. » Et elle amènera à développer une marque contributeur, à l’instar de la marque employeur.
« Le recours à des travailleurs freelance n’est plus annexe, mais central, au sein des entreprises », estime Jean-Charles Varlet, fondateur et PDG de La Crème de la crème. Créée il y a quatre ans, la plateforme regroupe aujourd’hui 7 000 travailleurs indépendants triés sur le volet (seuls 10 % des candidats parviennent à se faire admettre) pour servir des entreprises du CAC 40. « Elles ne doivent plus les traiter comme des fournisseurs, les payer à 60 jours par exemple ; et si elles ne se préparent pas dès aujourd’hui, notamment avec eux, aux enjeux de demain, elles se coupent d’une possibilité de réussir. » Pour faire passer l’idée, Jean-Charles Varlet compte davantage sur la réalité du marché du travail, et notamment sur la pénurie de bons candidats, que sur une prise de conscience des DRH. Il observe que les banques l’ont bien compris. Pour réinternaliser ce qu’elles déléguaient à des SSII, elles font appel à des freelances. « Le travailleur freelance doit constamment être en avance, et donc son intervention est bien perçue par les équipes internes, à qui il apporte vraiment quelque chose. La notion de l’interne s’en trouve modifiée, complète Stanislas Haquet. On a de plus en plus de mal à en dessiner les frontières. L’interne n’est plus seulement représenté par les salariés, mais aussi par les partenaires, les start-up avec qui on travaille, les intervenants freelance… Puisque la notion d’interne évolue beaucoup, les contours de l’entreprise elle-même vont se modifier aussi ! »
En effet, nombre d’organisations commencent à réfléchir sur la définition d’une raison d’être ou d’une transformation en entreprise à mission. Leurs réseaux, comme l’Observatoire de la RSE (Orse) ou le Collège des directeurs du développement durable (C3D), mettent en place des groupes de travail pour les accompagner. Quelques-unes ont fait adopter à leurs actionnaires une raison d’être lors de leur dernière assemblée générale, à l’image de Véolia, ou même ont inscrit leur mission dans leurs statuts, comme Carrefour.
Cependant, le chemin vers ces entreprises élargies et responsables est long. En témoigne Arnaud Gangloff, PDG du groupe Kea, cabinet de conseil en stratégie et management auprès des directions générales. « Nous travaillons actuellement sur notre raison d’être après avoir, depuis toujours, pris en considération les questions de RSE, chez nous, mais aussi dans les conseils que nous apportons à nos clients. J’ai la conviction que nous devons marquer dans nos statuts la volonté d’amener nos clients à se transformer vers des modèles soutenables. » Kea œuvre donc à la définition de sa raison d’être, à l’établissement des indicateurs qui permettront de mesurer l’atteinte des objectifs ainsi fixés, et à la composition de son comité des parties prenantes qui pourra auditer l’entreprise. L’espoir est de parvenir à la modification des statuts à l’horizon 2020.
Même volonté chez Citeo, qui s’emploie, elle aussi, à la définition de sa raison d’être : « Ce travail nous ramène à nos origines, explique Nicolas Furet, le directeur des affaires publiques de cette entreprise de recyclage. Cela s’inscrit dans un contexte où on a besoin de clarté, de simplification des messages, de réassurance de nos engagements. Et de partage avec nos salariés et avec nos parties prenantes, nos actionnaires et nos clients, de nos objectifs, de nos missions, de notre ambition. » Depuis un peu plus d’un an, l’entreprise a entamé des discussions dans plusieurs de ses cercles autour de sa raison d’être : au sein de son comité directeur, avec ses parties prenantes, et avec ses salariés. Une trentaine de volontaires (sur 200 collaborateurs) ont planché, en plusieurs sessions, sur différentes définitions de cette raison d’être, et le souhait est de présenter un projet abouti d’ici la fin de l’année au conseil d’administration. « Les salariés auront construit eux-mêmes la raison d’être de leur entreprise, à partir de leur vision, de leurs attentes, de leur conception… de l’entreprise. » Les points communs entre les différentes définitions qu’ils ont proposées sont légion. La question reste surtout de déterminer le positionnement du curseur, pour se fixer des objectifs atteignables, qui seront ensuite audités chaque année par le comité des parties prenantes, parce que Citeo entend inscrire sa mission dans ses statuts.
Le chemin suivi par ces deux entreprises peut sembler emblématique du mouvement actuellement à l’œuvre en matière de coconstruction et de déploiement des entreprises élargies. Selon Olivier Classiot, cofondateur du cabinet Des Enjeux et des hommes, « nous sommes à un moment de bascule très intéressant, où on quitte la théorie pour la mise en pratique. Jusque-là, l’entreprise élargie, avec des parties prenantes travaillant ensemble, n’était que théorique. Nous sommes encore en phase d’expérimentation mais nous y allons, notamment sous l’impulsion des objectifs de développement durable que l’on ne peut atteindre en restant seuls dans son coin ». Mais il précise : « Un cercle plus large ne suffit pas à faire une entreprise élargie. Il faut créer un système et un consensus entre les parties prenantes, en les faisant dialoguer ensemble. » Des Enjeux et des hommes propose la mise en place de panels, pour placer au centre des discussions l’intérêt général et non, comme jadis, le point de vue de chaque partie prenante au sein de discussions bilatérales avec la direction. Les dirigeants, précise Olivier Classiot, doivent conserver la décision finale et élaborer la stratégie globale, qui sera ensuite déclinée localement.
Ce mouvement vers l’entreprise élargie s’accélère, selon Arnaud Gangloff, notamment sous l’impulsion des start-up.
Parmi elles, Morning booster, fondée par Artus de Longuemar. Pour lui, l’entreprise élargie amène à repenser la notion de travail elle-même : « Il faut donner du sens aux objectifs, et pas uniquement les remplir. L’entreprise doit offrir un cadre pour exprimer ses talents, elle doit se mettre au service de ses salariés. Et le travail doit permettre de construire, avec les collaborateurs, avec les clients… plutôt que de seulement gagner des parts de marché. » Pour faire passer le message, ses équipes ont mis au point des formations sur une nouvelle méthode pour travailler « avec plaisir, performance et sens ». Tout un programme…
Les syndicats, eux aussi, pourraient voir leur rôle modifié par ces nouvelles approches du travail et cet élargissement des entreprises. Secrétaire national de la CFDT notamment en charge de la RSE et du dialogue social, Philippe Portier voudrait un changement radical dans les relations entre salariés et direction, pour aboutir à une « codétermination à la française ». Pour cela, il conviendrait d’agir sur la gouvernance des entreprises, et de laisser plus de place – au moins 30 % – aux salariés dans les conseils d’administration. Autre levier : ne plus simplement consulter les instances représentatives du personnel, mais mettre en place un avis conforme. Enfin, consulter largement les salariés sur leur travail et sur l’environnement de travail. Philippe Portier est bien conscient que toutes les organisations syndicales ne partagent pas ce triple objectif, et des remises en cause que cela peut engendrer. Mais pour lui, « l’ensemble des mutations qui se produisent, notamment les transformations des entreprises induites par le numérique, ne peuvent se faire contre les salariés. En matière de management, il est bien plus efficace de les impliquer ».
Non contentes d’associer leurs parties prenantes à leurs décisions, certaines entreprises s’associent, ponctuellement, avec d’autres, même lorsqu’elles sont concurrentes par ailleurs. À l’exemple de Carrefour, Système et Veolia, qui ont lancé un appel à projets commun en juin. Les candidats étaient invités à déposer sur une plateforme des propositions qualifiées de disruptives aux acteurs de l’agroalimentaire et aux distributeurs, afin de concevoir des emballages réutilisables, compostables ou recyclables. Objectif : éliminer à terme les plastiques à usage unique. Quelques mois plus tôt, Engie, elle, s’était associée avec la Banque des territoires, la région Auvergne-Rhône-Alpes, Michelin et le Crédit agricole pour créer une société de projet. Le but : développer la mobilité à hydrogène renouvelable en proposant aux professionnels, à des coûts comparables aux véhicules diesel, des voitures roulant à l’hydrogène.