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Les entreprises en première ligne

Dossier | publié le : 01.06.2019 | Irène Lopez, Sophie Massieu

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Les entreprises en première ligne

Crédit photo Irène Lopez, Sophie Massieu

Retraite, prévoyance, santé… Les employeurs investissent le champ de la protection sociale. Ce faisant, si les entreprises innovent parfois, elles répondent surtout à des obligations légales mouvantes. L’assurance privée gagne du terrain, parfois au prix d’inégalités entre les bénéficiaires.

Du beaucoup mieux pour la couverture santé des salariés. Près de neuf salariés sur dix (entre 87 et 89 %, estime la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques [Drees]) étaient couverts par une complémentaire santé d’entreprise en 2017. Trois ans plus tôt, on en comptait 71 %. Entre-temps, la loi du 13 juin 2013, relative à la sécurisation de l’emploi, a imposé la généralisation de la complémentaire santé, la rendant obligatoire, au 1er janvier 2016, pour tous les employeurs de droit privé. Cette législation traduisait l’accord national interprofessionnel signé par les partenaires sociaux, le 11 janvier de la même année.

Les textes prévoient un panier minimum de services et le paiement par l’employeur de la moitié de la cotisation pour ses salariés. Mais au-delà de ces chiffres et obligations, quelle est l’implication concrète des entreprises en matière de protection sociale ? Faisant preuve de plus ou moins d’innovation, elles semblent prendre davantage à bras-le-corps la question de la santé que celle de la retraite.

Vers un régime optionnel ?

Directrice du département grands comptes santé prévoyance chez Mercer, Linda Lamouchi observe chez ses clients la volonté, par le biais des régimes santé mis en place, d’aller au-delà du simple remboursement des soins : « Elles veulent établir une stratégie de prévention et de protection sociale. Cette demande s’avère de plus en plus forte. » Et chacune de le décliner selon ses moyens et ses ambitions : une facilitation de prise de rendez-vous médicaux, des services de téléconsultation au sein de l’organisation… Autre tendance constatée chez les clients de Mercer : « Le souhait de coller au plus près aux besoins des salariés, pour, par exemple, ne pas fournir de voiture de fonction à un collaborateur qui viendrait à pied… » Anecdotique ? Pas tant, puisque cela conduit à « flexibiliser au maximum » l’offre, au travers de modules au sein de la couverture santé, par exemple, où chacun peut faire son choix. Des options de prévoyance qui peuvent amener à choisir une rente d’éducation pour un parent tandis qu’une personne sans enfant pourrait plus volontiers opter pour la constitution d’un capital.

Enfin, en matière de prévention, Linda Lamouchi pointe la nécessité pour Mercer et pour ses clients de se préoccuper de la question de l’absentéisme. Le groupe propose notamment un diagnostic des durées ou des profils d’absence pour tenter de mettre en place des actions préventives, et ainsi éviter l’emballement des montants des cotisations. Un absentéisme également pointé par Florence Benichou, fondatrice et directrice générale du cabinet Better Human Cie, de plus en plus sollicitée par les directions générales et stratégiques, et plus seulement par celles des ressources humaines. « Nos différents outils de diagnostic montrent souvent des problèmes d’absentéisme, de surcharge de travail, de risques psychosociaux… Ce sont des problématiques qui augmentent, nous aidons les entreprises à bâtir des politiques de prévention. Et pour cela, c’est d’abord en matière de management qu’il faut innover ! Tout part de là. Il ne sert à rien de plaquer des solutions toutes faites sur un management qui n’est pas sensibilisé. »

Retraites et fins de carrière, problématiques émergentes

Au-delà des entreprises, c’est parfois au sein des branches que se pensent les innovations en matière de prévention. Jocelyne Cabanal, secrétaire nationale CFDT en charge de la protection sociale, s’en félicite. Parmi les branches pionnières, celle de la boulangerie, qui a mis en place des politiques de prévention de la carie du boulanger ou de l’asthme au sein même des CFA. Brossage de dents plusieurs fois par jour et port du masque permettent ainsi de réduire les coûts de santé pour les employeurs, pour les mutuelles et pour la Sécurité sociale. Autre exemple dans l’enseignement privé : des remboursements de soins en kinésithérapie et en ostéopathie ont été proposés à des personnels souvent atteints de lombalgie du fait de leur travail.

Outre la santé, la protection sociale en entreprise concerne aussi, dans une moindre mesure, l’épargne retraite. « Nous proposons à nos clients des benchmarks sur leur secteur, et ils sont de plus en plus nombreux à s’interroger sur la mise en place de plans d’épargne retraite collectifs (Perco) », remarque Christel Bonnet, consultante senior retraites. Des mesures d’aménagement de fins de carrière, comme les temps partiels seniors, les retraites progressives ou les aides pour le rachat de trimestres comptent aussi parmi les offres demandées. Christel Bonnet espère faire progresser, chez ses clients, l’investissement dans le financial wellness. Ce concept anglo-saxon voudrait que les entreprises se préoccupent du bien-être financier de leurs salariés, en proposant, par exemple, des sensibilisations à la gestion des budgets. Autant d’innovations adressées aux entreprises plus qu’aux branches, ce qui devrait réjouir le Medef. Lors d’une conférence de presse sur la question des retraites en avril dernier, l’organisation patronale estimait que c’était en effet l’affaire des entreprises.

Conformité aux obligations légales

Pour Gilles Duthil, magistrat financier et chargé d’enseignement à Paris II-Assas et à Paris X-Nanterre, cette préoccupation des entreprises est très ancienne. Elle remonte même, selon lui, aux corporations du Moyen Âge, même si c’est au XIXe siècle que les choses se sont accélérées. « Les entreprises se sont toujours préoccupées de protection sociale. La révolution de 1945, avec la création de la Sécurité sociale, tient à ce que l’on a mis en place une politique nationale, pas au fait que les entreprises se sont impliquées. » Mais cette implication, aux yeux de certains analystes, n’est pas si forte que cela. « Ces dernières années, on a connu de nombreuses réformes de la protection sociale et les entreprises doivent les mettre en place, explique Mamadou Bah, directeur technique du développement chez Ayming et professeur de droit social à l’Université Lyon II. Aussi, les dispositifs qu’elles mettent au point répondent-ils en fait à la nécessité de se conformer aux obligations légales, les complémentaires santé par exemple. » À ses yeux, les entreprises font preuve d’assez peu d’initiatives dans ces domaines. Pourtant, il estime que des pistes inexplorées de créativité demeurent, comme la proposition d’assurances pour les salariés aidants, qui n’existent pas encore sur le plan collectif.

En matière de retraite, les entreprises se préoccupent davantage de l’épargne que de la protection sociale. Or, selon l’économiste Philippe Crevel, directeur du Cercle de l’épargne, l’épargne retraite porte aujourd’hui sur 220 milliards d’euros, ce qui ne représente que 2,3 % des prestations retraites. « Les montants investis tournent entre 2 000 et 4 000 euros par an. Ce n’est pas rien, mais cela n’offre pas non plus de quoi totalement changer la donne », commente-t-il. Selon lui, la toute récente loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), qui prévoit la suppression du forfait social en matière d’épargne salariale, pose plus de question qu’elle n’apporte de réponses. Pas sûr, notamment, qu’elle écarte des mesures « encore trop souvent catégorielles », estime Gérard Mardiné, en charge, pour la CFE-CGC, des affaires économiques. Il déplore que les solutions d’épargne retraite favorisent, souvent, les cadres dirigeants principalement, avec tous les dispositifs de retraite supplémentaires ou de retraites chapeau mis à leur disposition.

La portabilité des droits : un levier contre les inégalités ?

La situation des non-salariés est encore plus défavorable. La Drees relève des montants de remboursement très variables selon que la personne bénéficie ou non d’une mutuelle d’entreprise, selon que l’on est remboursé au travers d’un contrat collectif ou d’une souscription individuelle. Pour 2016, la direction des études du ministère de la Santé a établi, par exemple, que la moyenne de remboursement d’une audioprothèse de 3 000 euros se situe à 1 220 euros pour les titulaires de contrats collectifs, et à 780 euros pour les détenteurs de contrats personnels. Même écart pour le remboursement de lunettes (340 euros contre 180 euros pour une paire valant 500 euros) ou les dents (90 euros d’écart dans l’exemple pris d’une prothèse de 535 euros). Au nom de la lutte contre les inégalités de traitement, Jocelyne Cabanal, de la CFDT, préconise une protection sociale attachée à la personne et plus à un statut. Elle aimerait voir cette question intégrée, par exemple, au compte personnel d’activité. La portabilité des droits lui semble, par ailleurs, d’autant plus urgente qu’on assiste, rappelle-t-elle, à une « explosion des statuts ».

Son vœu sera-t-il exaucé ? En tout cas, les réformes en cours, de l’assurance-chômage ou des retraites, devraient encore modifier le cadre juridique au sein duquel évoluent les entreprises. Et favoriser un régime toujours plus optionnel, et tourné vers les assureurs privés ? Mamadou Bah n’en serait pas surpris. Le directeur technique et développement d’Ayming observe que les réformes visent davantage à préserver les équilibres financiers qu’à développer une meilleure protection sociale. Dès lors, le souhait de Manuel Blanco, membre de la direction confédérale CGT en charge des questions de santé et Sécurité sociale, de voir « reconquérir une Sécurité sociale intégrale basée sur les cotisations » semble avoir peu de chances d’être entendu…

Sophie Massieu

Auteur

  • Irène Lopez, Sophie Massieu