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Le microtravail est-il un… travail ?

Décodages | Activité | publié le : 01.06.2019 | Gilmar Sequeira Martins

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Le microtravail est-il un… travail ?

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

Les sites qui mettent en relation leurs utilisateurs avec des entreprises souhaitant faire réaliser des tâches simples, moyennant une rémunération modique, explosent. S’agit-il d’un travail comme celui des chauffeurs de Uber et ces rémunérations doivent-elles contribuer à la protection sociale ? Le débat est lancé.

Connaissez-vous Mechanical Turk, Microworkers, Clixsense, Appen, Wirk ou Ferpection ? Sans doute pas, car ces sites ne cherchent pas la notoriété. Ils ne vendent aucun produit de grande consommation mais proposent des tâches à réaliser. Il peut s’agir de reconnaître des objets précis sur une photo puis de les nommer, de trier des images selon les éléments qu’elles comportent, de transcrire des factures, de traduire des morceaux de textes, de répondre à des sondages en ligne ou encore de modérer des contenus ou des vidéos. Ces actions sont généralement réalisées dans des délais très brefs, parfois moins d’une minute, et payées à l’unité. La plateforme française Wirk propose ainsi des tâches qui demandent en moyenne entre 30 secondes et une minute, avec une rémunération allant de 25 à 30 centimes. Plus rarement, ces sites peuvent présenter des tâches plus complexes. C’est le cas de Ferpection, qui propose à ses utilisateurs de tester une interface ou une application. « C’est une expérience que nous proposons de vivre, explique Thibault Geenen, son dirigeant. L’utilisateur nous dit ensuite ce qui fonctionne ou pas. Cela peut prendre jusqu’à une heure, et la contrepartie est indépendante du temps. Elle est plutôt liée à la complexité de la mission et varie de cinq euros à vingt euros. »

Des chercheurs ont récemment cherché à quantifier le nombre de microtravailleurs exerçant en France (voir encadré). Selon leur étude, ce microtravail a pour but essentiel d’améliorer les systèmes d’intelligence artificielle (IA) de deux façons. D’un côté, il les nourrit avec des données fiables dont les algorithmes d’apprentissage automatiques ont besoin pour fonctionner correctement ; de l’autre, il sert à contrôler la qualité des résultats et à y apporter si besoin des corrections. L’étude évalue l’importance du microtravail dans le développement de l’IA à l’aune des investissements toujours plus importants consentis dans ce domaine par des entreprises comme Google ou Microsoft, « qui ont créé leurs propres marchés du microtravail internes ou qui se sont appuyées sur des plateformes existantes ». Un rapport de la Banque mondiale publié en 2015 (« The global opportunity in online outsourcing ») soulignait que ces sites sont utilisés en priorité par de grandes entreprises puisque 80 % d’entre elles réalisent un chiffre d’affaires supérieur à 10 millions de dollars.

Les syndicats à l’unisson. Un tel développement inquiète évidemment les organisations syndicales. « Nous sommes face à un vide juridique abyssal puisqu’il n’y a dans ce système ni de contrat commercial ni de contrat de travail, mais simplement des règles générales d’utilisation qui ne sont pas protectrices et qui sont donc relativement inquiétantes », estime ainsi alexis massé, secrétaire confédéral de la CFDT. D’autres portent des accusations encore plus directes, tel guillaume trichard, secrétaire national de l’Unsa : « Le microtravail s’opère dans le cadre d’une évasion fiscale et sociale, compte tenu des modes de rétribution et des modes opérationnels. » Pour Jean-François Foucard, secrétaire national de la CFE-CGC, il existe une « distorsion terrible entre les faibles rémunérations accordées et les bénéfices énormes que génèrent ces tâches », tandis que fabrice angéï, secrétaire confédéral de la cgt, estime « clairement anormal qu’une telle activité, génératrice de richesses, ne produise aucun retour pour la société via la fiscalité et des contributions pour la protection sociale ».

Vanessa Jereb, secrétaire nationale de l’Unsa, attire l’attention sur la dimension internationale de ces plateformes, « de sorte que le prix proposé pour effectuer les tâches entre forcément dans un nivellement par le bas, ce qui entraîne une précarisation ». Une crainte que partage le Bureau international du travail (BIT), comme le confirme Valérie Schmitt, directrice adjointe du département de la protection sociale : « Les enquêtes du BIT ont démontré que les rémunérations des personnes travaillant pour les plateformes sont très faibles parce que le temps nécessaire pour accomplir une tâche est souvent sous-estimé, mais aussi parce qu’elles passent beaucoup de temps à chercher de nouvelles tâches, et ce temps n’est pas compensé. »

Les utilisateurs ou contributeurs de ces plateformes doivent-ils pour autant être considérés tels des salariés, comme cela a déjà été le cas pour d’autres à travers la requalification juridique des contrats ? Thibault Geenen, de Ferpection, estime que les critères ne sont pas réunis pour aboutir à pareille assimilation : « La définition du travail repose sur une notion de subordination, qui est appréciée à partir de différents éléments, comme des contraintes d’ordre géographique, l’obéissance à des instructions, l’évaluation de la performance, etc. Nous ne sommes pas dans un tel cadre avec nos utilisateurs. Sur notre plateforme, ils s’inscrivent et ils fournissent des informations sur eux et sur leurs pratiques (loisirs, tourisme), qui permettent d’établir un profil. Nous vérifions si celui-ci correspond aux besoins de nos clients. Cela nous permet de proposer ensuite des missions ciblées, mais il ne va pas y avoir de notation de l’utilisateur par exemple. Concernant les informations demandées, nous sommes dans le même cas de figure qu’un institut d’études. Nous envoyons un brief à la personne qui lui propose de tester un site, un prototype ou une application en différentes étapes. »

Daniel Benoilid, dirigeant de Wirk, met en avant la liberté dont disposent les utilisateurs : « Nous n’imposons aucune durée de connexion, ni de minimum de traitement aux contributeurs, et nous n’allotissons pas les tâches. Ils contribuent aux projets quand ils le souhaitent et ne sont pas pénalisés s’ils ne viennent plus sur le site. »

Moins de risques de requalification. Si Frédérique Meslay-Caloni, avocate du cabinet dentons, estime que la diversité des plateformes interdit d’établir des règles générales, elle note que « les plateformes de microtravail, pour la plupart, ne rentrent pas dans le cadre de la loi travail, comme c’est le cas de Deliveroo ou Uber, puisqu’elles ne fixent pas les caractéristiques de la prestation ou le prix ». D’où un risque de requalification du contrat moins important, « car les tâches sont généralement plus ponctuelles, moins régulières, plus variées, plus rarement effectuées pour le même client, et portent sur des montants moins importants ». Elle rappelle que le risque de requalification tient à des indices qui traduisent un lien de subordination, tels qu’une relation permanente ou des instructions données régulièrement à un même contributeur par une même personne : « Si une plateforme se contente de mettre en relation deux personnes sans intervenir autrement que par la réalisation de tâches administratives qui justifient la commission par laquelle elle se rémunère, les risques de requalification sont faibles. en revanche, si la plateforme ne laisse pas l’indépendant libre dans l’exécution du contrat de travail, elle s’expose à plus de risques de requalification du contrat de prestation de service en contrat de travail. »

Si Wirk laisse les contributeurs libres dans l’exécution des tâches, elle surveille le résultat. « Si un contributeur fournit de nombreuses réponses erronées, il peut être averti et si cela se répète trop souvent, il n’aura plus accès à ce type de projet », indique Daniel Benoilid. Pour Frédérique Meslay-Caloni, « interdire l’accès à la plateforme à la suite d’une évaluation peut être analysé comme un indice de plus pouvant traduire un lien de subordination car cela peut être assimilé à une sanction qui relève du pouvoir disciplinaire reconnu à l’employeur ». Cette appréciation peut toutefois être discutée, car les juridictions chercheront à déterminer si une action de la plateforme traduit une volonté de contrôle ou s’il s’agit uniquement d’une mesure nécessaire à la satisfaction de la clientèle. « En général, un seul indice ne suffit pas, précise Frédérique Meslay-Caloni. Le plus souvent, les juridictions se basent sur un faisceau d’indices. Tout l’enjeu pour les plateformes est de bien sélectionner les profils et de trouver des moyens d’évaluer la satisfaction des clients sans sanctionner de manière directe les contributeurs. »

Subvention déguisée. La solution pourrait venir d’amérique latine. Depuis le début des années 2000, au brésil, en argentine et en uruguay, les travailleurs indépendants et les microentreprises peuvent payer impôts et cotisations sociales à travers un mécanisme digital simplifié. Pour christina behrendt, cheffe de l’unité des politiques sociales du département de la protection sociale du bit, installer un tel système est tout à fait « faisable », à condition qu’il soit soutenu par une volonté politique. « Une question de taille demeure cependant, ajoute-t-elle. Qui prendra en charge le paiement de la part employeur de la cotisation ? la plateforme ou le client final qui l’utilise pour effectuer certaines tâches ? »

Paradoxalement, les enquêtes du BIT montrent qu’une partie des travailleurs de ces plateformes bénéficient d’une couverture sociale, soit parce qu’ils occupent déjà un emploi, soit parce qu’ils sont retraités, soit grâce à leur conjoint. « Cette situation pose un défi de taille car les plateformes bénéficient “gratuitement” des systèmes de protection sociale qui continuent à être exclusivement financés par les travailleurs et les entreprises classiques », souligne Valérie Schmitt. Les entreprises « classiques » vont-elles finir par prendre la mouche et souhaiter que les plateformes digitales soient elles aussi mises à contribution pour mettre fin à cette subvention déguisée ? Si aucune option ne semble pour l’instant devoir être écartée, une chose est déjà acquise : l’époque du digital hors-sol fiscal, social et juridique touche à sa fin.

Une armée aux effectifs encore flous

Combien sont-ils, ces microtravailleurs ? Une étude publiée en février par Clément Le Ludec, Paola Tubaro et Antonio Casilli, trois chercheurs issus respectivement de la Maison des sciences de l’homme de Paris Saclay, du CNRS et de Telecom Paris Tech, table sur un effectif total qui dépasserait les 300 000 personnes en France. Cet ensemble se divise en trois groupes distincts : il y aurait d’abord les « très actifs », qui se connectent au moins une fois par semaine pour 90 % d’entre eux, au nombre de 15 000 ; puis les « réguliers », qui se connectent au moins une fois par mois, soit 50 000 personnes ; enfin les « occasionnels », se connectant moins d’une fois par mois, qui seraient 250 000. Les auteurs précisent qu’il s’agit d’estimations qui « sont à interpréter comme des ordres de grandeur ». Des chiffres remis en cause par trois autres chercheurs (Pauline Barraud de Lagerie, de Paris-Dauphine, Julien Gros, du CNRS, et Luc Sigalo Santos, d’Aix-Marseille Université), qui pointent « le fait que tous [les] “visiteurs uniques” soient des “utilisateurs” paraît sujet à caution ». Utilisant une méthode différente, ils estiment plus vraisemblable « un ordre de grandeur dix fois moindre », ajoutant toutefois qu’il « faut rester prudent vis-à-vis de cette extrapolation ». À l’échelle mondiale, les chiffres sont tout aussi difficiles à établir. Si des plateformes comme Mechanical Turk, issue de Amazon, revendiquent 500 000 utilisateurs et la chinoise Witmart 12 millions, un rapport de la Banque mondiale publié en 2015 (« The global opportunity in online outsourcing ») estimait que ces structures mobilisent 4,8 millions de personnes à travers le monde, dont un peu plus de 10 % seulement seraient réellement actives.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins