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Restructurations et salariés « survivants »

Idées | Recherche | publié le : 01.05.2019 | Delphine Philip de Saint Julien

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Restructurations et salariés « survivants »

Crédit photo Delphine Philip de Saint Julien

Ce n’est qu’à partir de la crise de 1929 que les chercheurs en management se sont saisis des problématiques autour des licenciés économiques. À la fin des années 1960, le cadre juridique s’est progressivement construit et le terme de « projet de licenciement collectif » a été remplacé par celui de « plan social », en 1989, puis de « plan de sauvegarde de l’emploi » (PSE), en 2002. Les chercheurs en gestion des ressources humaines se sont intéressés, pour leur part, à la conduite et aux modes de régulation des restructurations, sur le rôle des différentes parties prenantes, sur de possibles « bonnes pratiques », sur les conséquences en termes de santé au travail… Or, la mise en œuvre d’un PSE impacte une population souvent oubliée : les salariés restant dans leur entreprise, dénommés les « survivants ».

Bien que les recherches relatives aux « survivants » des PSE aient été développées au milieu des années 1980 aux États-Unis, elles ne sont apparues qu’à la fin des années 1990 en France. Centrées sur le corpus théorique de la justice organisationnelle et du stress, elles ont notamment démontré que deux états psychologiques majeurs sont ressentis par les « survivants ». D’une part, ils peuvent éprouver un sentiment d’injustice distributive, c’est-à-dire qu’ils s’interrogent sur le ratio contributions apportées/récompenses, indemnités obtenues : les indemnités versées étaient-elles suffisantes ? L’entreprise a-t-elle aidé les licenciés à rechercher un nouvel emploi, à construire un nouveau projet professionnel et personnel, à suivre de nouvelles formations ?

D’autre part, les « survivants » peuvent éprouver un sentiment d’injustice procédurale en s’interrogeant sur le contenu substantiel des décisions et des procédures utilisées pour y aboutir : les règles légales et les procédures préétablies par l’organisation, notamment si un accord de méthode a été signé, ont-elles été respectées ?

Enfin, les « survivants » peuvent éprouver un sentiment d’injustice interactionnelle c’est-à-dire qu’ils vont s’interroger sur les éléments affectifs : leur entreprise ou leur supérieur hiérarchique leur ont-ils fourni des explications, des informations, notamment sur les mesures d’accompagnement social ? Quelle typologie d’arguments ont-ils utilisée pour réparer l’« outrage moral » ?… Cette justice interactionnelle peut être substituée par les termes de justice interpersonnelle et informationnelle : les « survivants » ont-ils été traités avec dignité et respect ? la communication à leur égard a-t-elle été honnête, opportune, personnalisée et a-t-elle permis de justifier la décision prise ?

Le second état psychologique ressenti par les survivants est un sentiment d’insécurité, voire de stress. Ils vont chercher à évaluer si la situation induite par le PSE peut mettre en danger leur bien-être et s’ils ont les capacités à mettre en œuvre des stratégies pour prévenir, maîtriser ou enrayer le stress perçu. S’ils évaluent qu’ils sont incapables de faire face à cette menace, alors leur réaction sera forte et ils envisageront diverses stratégies d’ajustement, pour « faire face », en fonction de leurs ressources individuelles et de leur résilience, en cherchant à mettre en place une ou des actions visant soit à modifier ou à manager la situation, soit à réduire ou à manager la détresse émotionnelle ressentie.

Une possible gestion différenciée des Ressources Humaines

Une restructuration ajoute par essence de nouveaux dysfonctionnements aux précédents et pour « survivre », l’entreprise doit faire en sorte que les salariés toujours présents ne soient pas motivés pour partir. Par conséquent, elle doit développer une stratégie visant à diminuer leur intention de quitter l’organisation. Nos recherches ont démontré que les entreprises pouvaient envisager de différencier leur stratégie RH entre leurs populations Cadres et ETAM. S’agissant de la population Cadres, les entreprises doivent augmenter leur sentiment d’insécurité et leur engagement dans l’emploi occupé ; faire en sorte que celle-ci considère que les coûts directs ou indirects liés à un départ seraient élevés ; développer le sens du devoir à l’égard de l’organisation. Par ailleurs, les entreprises doivent faire en sorte que la population Cadres considère que leurs organisations ont aidé, indemnisé les salariés concernés par le PSE ; qu’elle a pu exprimer son point de vue sur les procédures ; que sa direction ou ses supérieurs hiérarchiques lui ont fourni des explications et des informations suffisantes lors de la mise en œuvre du PSE ; que la population Cadres s’identifie moins aux buts et aux valeurs de l’organisation et diminue son engagement dans le travail en général.

Concernant la population ETAM, les entreprises doivent augmenter l’engagement dans le travail en général et l’identification aux buts et aux valeurs de celles-ci ; faire en sorte qu’elle considère que la direction ou les supérieurs hiérarchiques lui ont fourni des explications et des informations insuffisantes lors de la mise en œuvre du PSE ; que les coûts directs ou indirects liés à un départ seraient élevés. Par ailleurs, les entreprises doivent faire en sorte que la population ETAM considère que les organisations ont aidé, indemnisé les salariés concernés par le PSE ; qu’elle a pu exprimer son point de vue sur les procédures ; qu’elle ne développe pas un sens du devoir à l’égard de l’organisation ; qu’elle diminue son sentiment d’insécurité, son engagement dans le travail en général et dans l’emploi occupé.

Des profils de « survivants » ?

En 1998, deux chercheurs américains avaient démontré quatre profils de « survivants » :

• les « meurtris suiveurs » considèrent que la restructuration est une menace et qu’ils ne sont pas capables d’y faire face : ils sont donc anxieux, moins engagés, notamment s’ils étaient proches de collègues licenciés, plus sujets à être absents et/ou en retard ;

• les « disciples fidèles » considèrent que la restructuration ne représente pas une réelle menace même s’ils craignent de ne pas être capables d’y faire face : ils sont engagés et acceptent les nouveaux buts et objectifs de leur organisation, tout en cherchant à les concilier avec les leurs ;

• les « critiques malveillants » considèrent qu’ils ont les capacités pour faire face à la restructuration mais ne veulent pas participer à sa mise en œuvre : ils sont particulièrement en colère contre leur entreprise, ressentent un profond sentiment d’outrage moral, pouvant même engager des actions de vandalisme et/ou de sabotage ;

• enfin, les « avocats actifs », véritables moteurs pour l’entreprise, ne considèrent pas la restructuration comme une menace et participent activement à son déploiement : ils sont très motivés par ces nouvelles orientations, leur nouvel avenir et cherchent à être d’autant plus performants.

Dans le contexte juridique lié aux PSE, nos propres recherches ont démontré trois profils de « survivants » :

• les « convaincus » considèrent le PSE comme une opportunité professionnelle et/ou personnelle. ;

• les « soumis » analysent le PSE comme un fait inéluctable, comme une stratégie subie et mimétique dans leur secteur d’activité ;

• les « ambivalents », ne sachant pas déterminer les avantages et/ou les inconvénients liés à la restructuration, demeurent indécis, perplexes, voire perdus, quant à leur opinion vis-à-vis du PSE.

Quel nouveau contrat psychologique ?

Outre le contrat de travail, il existe un contrat informel, immatériel reposant sur diverses obligations et promesses réciproques, plus ou moins diffuses, régies par l’entreprise et les salariés, créant un contrat psychologique. Ce dernier peut revêtir deux formes majeures :

• un contrat psychologique dit « transactionnel » se crée dès lors que le salarié considère que l’échange avec son organisation n’est que ponctuel, économique et court termiste ; qu’il n’éprouve aucune obligation à l’égard de celle-ci, aucune des deux parties ne s’engageant autour de promesses. Il repose sur des obligations exclusivement monétaires, sur une simple application du contrat de travail ;

• un contrat psychologique dit « relationnel » se crée dès lors qu’il existe une forte dimension affective et une confiance mutuelle entre les deux parties ; l’entreprise proposant des promesses jugées importantes et sécurisantes par l’individu, celui-ci s’engageant à lui être loyal et fidèle. Il repose sur un engagement et une confiance durables et réciproques, sur une dimension émotionnelle du contrat de travail.

Ce contrat psychologique peut connaître des modalités différentes. Si l’une des parties considère que l’autre partie respecte ses obligations, ses promesses, le contrat psychologique est dit « respecté ». Si l’une des parties considère que l’autre partie les respecte bien au-delà de ses attentes, il est dit « dépassé ». Si l’une des parties considère que l’autre ne les respecte nullement, il est dit « rompu » ; voire « violé » si le salarié éprouve un important sentiment de colère, de frustration, de déception.

C’est ainsi qu’un contrat psychologique relationnel et respecté, voire dépassé, pourra être observé pour les survivants « convaincus » ; un contrat psychologique transactionnel et rompu voire violé pour les « soumis » ; un contrat psychologique, alternativement transactionnel ou relationnel, alternativement rompu voire violé ou respecté voire dépassé pour les « ambivalents ». Bien que taboue, anxiogène pour les parties prenantes, trop peu investiguée par les chercheurs, la problématique des « survivants » soulève ainsi de nombreuses perspectives afin de proposer aux entreprises diverses connaissances et stratégies autour des conséquences RH des PSE, afin qu’elle-même et les « survivants » soient résilients face à cet état permanent de changements.

Delphine Philip de Saint Julien

Maître de conférences-HDR au sein de l’ISM de l’université Versailles Saint-Quentin, Delphine Philip de Saint Julien est responsable de la mention et du master 2 Gestion des ressources humaines proposant deux parcours, « Responsable RH » et « Management des RH et transformations digitales ».

Auteur

  • Delphine Philip de Saint Julien