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La chambre sociale, fabrique dela jurisprudence

Décodages | Droit | publié le : 01.05.2019 | Muriel Jaouën

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La chambre sociale, fabrique dela jurisprudence

Crédit photo Muriel Jaouën

C’est au cœur historique du palais de justice de Paris, qu’à la faveur de milliers d’arrêts s’élabore une partie de la jurisprudence sociale. Un travail de titan pour une quarantaine de juges, qui jonglent entre l’ascèse de la recherche et la collégialité de la décision.

Il est des charges qui ne se refusent pas. Voilà six mois que Bruno Cathala occupe le fauteuil de président de la chambre sociale de la Cour de Cassation.

Acmé légitime de carrière pour ce magistrat de haut vol, rompu aux arcanes de bien des juridictions en France et à l’étranger. À 63 ans, l’homme affiche des états de service à faire pâlir d’envie les impétrants : juge des enfants, président de tribunaux de grande instance, greffier de la Cour pénale internationale, premier président de Cour d’appel… Aujourd’hui, ce juge chevronné doit faire ses preuves à la tête d’une juridiction exposée, où on ne l’attendait pas : la chambre sociale, l’une des six chambres de la Cour de cassation. Il y a encore six mois, Bruno Cathala, alors conseiller à la chambre criminelle, était un parfait inconnu pour le monde social. Mais après tout, nombre de juges nommés avant lui à la tête de la chambre n’étaient pas davantage des spécialistes du droit du travail.

Parfum de scandale.

Les circonstances de sa nomination, en revanche, sont moins banales. En février 2018, trois juges de la chambre sociale, dont le président en exercice, Jean-Yves Frouin, le doyen, Jean-Guy Huglo, et une conseillère référendaire, Laurence Pecaut-Rivolier, ont instruit une affaire concernant le groupe Wolters Kluwer (propriétaire des éditions Liaisons et Lamy), alors même que cet éditeur les faisait régulièrement intervenir lors de conférences rémunérées. Après que « Le Canard enchaîné » a relaté l’affaire, les trois magistrats sont renvoyés en janvier 2019 devant le Conseil supérieur de la magistrature. Quels manquements seront retenus ? Réponse dans plusieurs mois. Mais pour Jean-Guy Huglo, qui faisait figure de favori à la succession de Jean-Yves Frouin à la tête de la chambre sociale, l’horizon s’est assombri. Le 30 octobre 2018, par décret du président de la République, c’est Bruno Cathala qui est nommé président de la chambre sociale.

4 000 affaires nouvelles en 2018.

La mission du nouveau président est de taille. Présentée souvent à tort comme un « troisième degré » dans l’ordre judiciaire, au-dessus des juridictions de premier degré (tribunaux d’instance et de grande instance, tribunaux de commerce, conseils de prud’hommes) et des juridictions d’appel, la Cour de cassation a une fonction singulière. À la différence des autres institutions, elle ne se prononce pas sur le fond des affaires, mais sur la bonne application des règles de droit. Et elle se prononce souvent. En 2018, la seule chambre sociale a dû traiter 4 000 nouveaux dossiers. Pour ses quarante conseillers et cinq greffières, voilà qui appelle une organisation au cordeau.

Division du travail, tout d’abord. Les pourvois sont dispatchés entre les différentes sections de la chambre, puis affectés aux conseillers pour la rédaction d’un rapport. La règle étant de ne pas spécialiser les rapporteurs au-delà du raisonnable pour favoriser une lecture différenciée des problématiques juridiques, maintenir une réelle collégialité et éviter que l’on puisse attribuer une jurisprudence à un seul rapporteur.

Productivité, ensuite. « Des progrès considérables ont été réalisés dans la durée moyenne de rendu des arrêts : de 707 jours en 2000 à 509 en 2017 », note Jean-Emmanuel Ray, professeur à l’École de droit de Paris I-Sorbonne. Mais encore faut-il trouver le juste équilibre entre le fameux « délai raisonnable de jugement » et la qualité de la décision. Car la Cour de cassation est le lieu où se crée la jurisprudence appelée à faire autorité. « Il faut souligner l’importance de la jurisprudence de la chambre sociale. Le droit légal ne brillant pas toujours par la clarté de ses définitions (« cause réelle et sérieuse » d’un licenciement, « exercice normal du droit de grève »), c’est elle qui crée une partie du droit du travail. En tout cas si elle est saisie. Par un arrêt de principe, elle peut éclairer tous les magistrats de France sur le sens à donner à une loi nouvelle. Ce qu’elle a fait avec brio sur la période 2009-2014, par exemple, en interprétant, en temps réel ou presque, la loi refondatrice du 20 août 2008 pour faciliter le travail des partenaires sociaux », poursuit Jean-Emmanuel Ray.

L’onde de choc de l’arrêt Take Eat Easy.

Certaines décisions de la chambre provoquent de véritables ondes de choc. Les dirigeants de plateformes dites « collaboratives » ne risquent pas d’oublier l’arrêt du 28 novembre 2018, rendu célèbre sous le nom de « Take Eat Easy » et autorisant les personnes travaillant sous contrat de prestation de service pour le compte de plateformes numériques à demander la requalification de leur relation de travail en contrat de travail. Gros enjeu pour les Deliveroo et autres Uber Eat. Si les demandes de requalification devaient se multiplier, l’Urssaf serait en droit d’exiger un remboursement des charges salariales non réglées et d’actionner une procédure visant une condamnation pénale pour travail dissimulé. C’est le modèle même de l’ubérisation qui pourrait être rapidement contraint d’assouplir ses règles.

Les premiers effets n’ont d’ailleurs pas tardé. En janvier 2019, le conseil de prud’hommes de Nice a requalifié en contrat de travail le contrat de prestation de services de six livreurs travaillant pour Take Eat Easy. Toujours en janvier, la cour d’appel de Paris a estimé que le lien unissant un ancien chauffeur indépendant à Uber était bien un contrat de travail. Premier coup de griffe porté au modèle du géant américain en France, qui a depuis lancé un pourvoi en cassation. Enfin, en mars, le conseil de prud’hommes de Paris a renvoyé en départage neuf chauffeurs Uber, initiateurs de la première demande collective de requalification à laquelle l’entreprise doit faire face dans l’Hexagone.

Parti des salariés ou parti des employeurs ?

Pro-salariés, la chambre sociale ? Si la jurisprudence ne se construit pas sur l’idéologie, le débat sur l’existence et sur la légitimité d’une posture politique de la jurisprudence en matière sociale n’en demeure pas moins récurrent. « La Cour de cassation semble vouloir maintenir un haut niveau de protection pour les salariés malmenés par la crise, à un moment où la défense collective (en particulier celle portée par les syndicats) est très affaiblie, et où les lois sont moins protectrices car soucieuses d’emploi. Mais il faut éviter que, cédant au syndrome de la citadelle assiégée, elle estime que c’est la loi qui opprime et la Cour qui libère », argumente Jean-Emmanuel Ray.

Posture délicate pour une juridiction dont le défi majeur est peut-être de réussir à composer avec un paysage juridique gagné par une inflation de normes, depuis l’accord d’entreprise jusqu’aux conventions onusiennes, en passant par le droit de l’Union européenne, celui du Conseil de l’Europe, la loi, les règlements, les conventions collectives. La chambre sociale se trouve aujourd’hui prise en étau entre d’un côté la norme supranationale (Organisation internationale du travail, Cour de Justice de l’Union européenne), qui prévaut sur le Code du travail national, et de l’autre la montée en puissance de la convention de branche et des accords d’entreprise, devenus le centre de gravité de notre droit du travail.

La chambre ne fera pas l’économie d’une redéfinition du périmètre de son contrôle. Quelle sera, par exemple, la position du juge du droit face aux accords collectifs, forcément majoritaires depuis le 1er mai 2018 ? « Si la chambre sociale était tentée d’aller trop loin dans le contrôle de ces accords, les partenaires sociaux pourraient renoncer à s’engager sur le terrain de la négociation », souligne Jean-Emmanuel Ray. L’effet contraire à celui recherché par les ordonnances de 2017…

Bruno Cathala Président de la chambre sociale de la Cour de cassation
« Je n’ai jamais cru à l’homme qui a raison tout seul »

Quelle est la spécificité de la chambre sociale de la Cour de cassation ?

Bruno Cathala : En réalité, elle fonctionne comme toutes les juridictions – françaises ou internationales – que j’ai eu l’occasion de servir. Peut-être est-elle encore plus exemplaire que d’autres. Au centre de son fonctionnement réside le délibéré, c’est-à-dire le travail d’intelligence collective des juges. Toutes les décisions y sont élaborées en commun – c’est un point absolument essentiel –, avec deux règles cardinales de fonctionnement. L’égalité des membres de la chambre, d’une part, puisque le président n’a pas plus de poids dans les décisions que n’importe quel autre conseiller ; mieux, il parle toujours le dernier, pour ne pas orienter l’avis des autres membres. Le secret du délibéré, d’autre part, qui garantit l’indépendance des conseillers. À l’heure où, au nom du principe d’efficacité, les juridictions de première instance recourent de plus en plus à des juges uniques, et où l’on peut avoir tendance à identifier certains juges par leurs décisions, ces principes de collégialité et de secret du délibéré sont essentiels.

Les ressources de la chambre sont-elles suffisantes à son bon exercice ?

B. C. : À la chambre sociale, nous sommes plus de quarante, fonctionnaires y compris. C’est un collectif de travail. Le rôle des greffiers est essentiel pour la qualité de la décision que rendront les juges. Mais je pense que notre modèle pourrait évoluer pour prévoir l’intégration d’équipes en soutien des conseillers. Ceux-ci doivent pour l’essentiel se débrouiller seuls, sans aucun assistant. Les cours suprêmes fonctionnant d’une manière si monacale sont excessivement rares. Aux États-Unis, par exemple, la Cour suprême emploie une armée d’assistants.

Les arrêts rendus par la Cour de cassation ne sont-ils pas trop abscons ?

B. C. : Il faut faire évoluer la rédaction des arrêts vers une meilleure intelligibilité. Il est fini le temps où l’on se contentait de la parole ramassée de l’autorité. Aujourd’hui, il faut expliquer. Et l’explication doit être comprise, donc présente dans le corps de l’arrêt lui-même, sans que l’on ait besoin d’adjoindre de longues notices pour exposer les motivations. Il y a également là un enjeu d’influence. Pour avoir fréquenté les juridictions internationales, je sais que l’on y cite rarement la Cour de cassation. Ce n’est pas parce que ses arrêts ne sont pas importants, mais parce que les juristes venant d’autres traditions juridiques ne les comprennent pas.

Les présidences de la chambre sont-elles « politiquement » colorées, certaines plus ou moins « pro-employeurs » que d’autres ?

B. C. : On pose souvent cette question. Peut-être, par le passé, certains ont-ils prêté le flanc à ce type d’interprétation. Mais il ne faut pas non plus être naïf : c’est une instrumentalisation pour affaiblir la portée des décisions de la chambre. Nous avons sans doute une part de responsabilité : à force de ne pas expliquer nos décisions, nous laissons les autres les expliquer pour nous, chacun avec sa grille de lecture. Nous avons tous – les quarante juges – des convictions, des valeurs, des systèmes de représentations. Mais c’est justement dans l’interaction que se construit la décision. Je ne crois pas qu’un quarantième de la chambre puisse avoir une influence significative sur les décisions. Je n’ai d’ailleurs jamais cru à l’homme qui a raison tout seul !

Auteur

  • Muriel Jaouën