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« Les vrais risques, aujourd’hui, sont invisibles »

À la une | publié le : 01.05.2019 | Muriel Jaouën

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« Les vrais risques, aujourd’hui, sont invisibles »

Crédit photo Muriel Jaouën

Comment la sociologie aborde-t-elle la question du risque social ? Réponse avec Olivier Borraz, directeur de recherche au CNRS et directeur du Centre de sociologie des organisations (CSO), qui poursuit depuis plus de vingt ans ses recherches dans le domaine des risques, et Jérôme Pélisse, professeur des universités à Sciences Po, chercheur au CSO, spécialiste des relations de travail et des politiques de prévention dans l’entreprise.

La notion de risque social a-t-elle un sens ?

Jérôme Pélisse : Cette notion de risque social rencontre depuis quelque temps un certain écho auprès d’acteurs divers du monde de l’entreprise. Signe des temps : un executive master « dialogue social et stratégie d’entreprise », dans lequel plusieurs DRH de grandes entreprises se sont investis, a ouvert à Sciences Po en 2018. Et ils ont exprimé l’importance d’y traiter de cette notion de risque social. On voit aussi grossir un marché de l’expertise et de l’accompagnement des entreprises, qui n’est pas nouveau mais qui se développe ces dernières années. Bref, la notion de risque social est utilisée et des acteurs cherchent à la faire exister.

Olivier Borraz : La notion suscite de l’intérêt, cela ne fait pas de doute. En revanche, la circonscription, et a fortiori la définition du risque social, restent problématiques. C’est d’autant plus frappant qu’en l’espace de quelques années, on a réussi à poser, à analyser et à objectiver le risque psychosocial. Là où autour des RPS, des outils, des dispositifs, des savoir-faire et des expertises se sont progressivement constitués, le risque social est demeuré en reste. Au-delà des travaux menés par Hubert Landier pour construire un dispositif d’évaluation, en même temps qu’un marché de l’expertise en la matière, aucune communauté de professionnels n’est parvenue à s’emparer véritablement de cette question pour imposer une définition et une méthode.

J. P. : Baptiste Giraud a bien étudié, il y a un peu plus de dix ans, la constitution d’un petit milieu de consultants aux origines hétérogènes – une dizaine de petits cabinets alors – autour de cette notion. Des cabinets plus importants l’utilisent depuis ; mais rien d’équivalent au marché qu’a généré la mise en risque de la souffrance au travail qui s’est réalisée avec la notion de risques psychosociaux et le développement d’indicateurs tels que ceux proposés par le rapport Gollac de 2011. De plus, on a eu beau réussir à mettre les facteurs psychosociaux en risque, les RPS n’en demeurent pas moins fortement contestés par tout un pan de la recherche sur le travail et les organisations – je pense entre autres aux travaux d’Yves Clot. Sur le plan juridique, on peine également à les référencer. Quant aux entreprises, elles ont le plus grand mal à passer de la mesure à une action efficace. On imagine alors d’autant plus aisément la difficulté à cerner le risque social.

Comment expliquez-vous cette difficulté à définir le risque social, alors même que vous constatez que la notion rencontre de plus en plus d’écho chez les dirigeants ?

O. B. : Sans doute parce que c’est une notion polysémique, qui offre prise à des lectures très diverses : selon que l’on est du côté des RH, des organisations syndicales, des salariés, elle ne renvoie pas du tout à la même réalité… Mais son succès du côté des dirigeants me semble surtout être illustratif de la très grande difficulté qu’ils ont aujourd’hui à faire sens de ce qu’il se passe dans le corps social de l’entreprise. Quand on parle de risque social, on ne parle pas d’un risque mesuré ni même mesurable, on pointe une incertitude complète : ils ont le sentiment d’être face à un ensemble dont les comportements sont devenus imprévisibles, et du coup espèrent qu’à l’aide d’outils d’objectivation, ils injecteront du sens et seront capables de saisir la réalité sociale de l’entreprise. En réalité, cette notion de risque social est très intéressante pour ce qu’elle dit de l’état d’esprit, de la représentation et de la connaissance des dirigeants face à leur organisation. Je pense à cet égard qu’il faudrait s’intéresser de très près à la formation des DRH. Quel bagage leur offre-t-on aujourd’hui dans les écoles et les universités pour leur permettre plus tard d’appréhender la question sociale, celle des salaires et des conditions de travail, la négociation, le conflit ?

J. P. : Les DRH impliqués dans l’executive master « dialogue social et stratégie d’entreprise » de Sciences Po nous expliquent que les cadres RH amenés à recruter ne sont pas suffisamment formés à ces questions. À ce déficit du côté des apprentissages se greffe un autre paramètre : la tendance à une formalisation accrue du travail. Les ressources humaines doivent en effet composer avec une masse d’indicateurs, de normes, de procédures qui se sont empilés comme autant d’écrans empêchant la compréhension du réel de l’entreprise. Avec un effet vicieux : moins on comprend, plus on cherche à comprendre. Et plus on tente de comprendre, plus on ajoute de filtres, souvent à travers des systèmes de reporting, des enquêtes de satisfaction ou des indicateurs chiffrés dont la construction n’est ni neutre ni dégagée des logiques professionnelles propres à ceux qui les construisent, puis qui les interprètent.

La mesure du risque social peut-elle se passer d’indicateurs et de tableaux de bord ?

O. B. : Les indicateurs ont une grande vertu : ils permettent de se dégager de conceptions trop individualisantes, d’identifier des problèmes collectifs et d’inscrire les actions dans une logique organisationnelle. Mais cela ne doit pas conduire à faire l’économie de diagnostics organisationnels plus classiques. Il existe des outils éprouvés, solides et fiables pour établir de tels diagnostics. Par ailleurs, il subsiste encore dans les entreprises des organisations syndicales, des instances représentatives du personnel, des lignes hiérarchiques et des outils pour permettre la remontée d’informations relatives au climat social et aux différentes sources d’altération de la situation des salariés. Pourquoi les sous-utilise-t-on ? Est-ce que cet intérêt pour la question du risque social ne renvoie pas, aussi, soit à leur affaiblissement, soit aux contraintes qui pèsent sur eux et qui ne leur permettent pas de remonter les problèmes qui rendraient l’entreprise lisible pour ses cadres dirigeants ? Enfin, il faut parfois savoir laisser le risque, en matière sociale, naître, grandir, voire éclater, quitte à négocier derrière.

Y a-t-il un risque d’instrumentalisation du risque social ?

J. P. : La mesure du risque peut en effet venir servir les décisions, les actions et les politiques engagées par l’entreprise. Par exemple, quand l’on cherche à contenir le risque le plus en amont possible, afin de limiter au maximum les actions correctrices, les décisions trop engageantes et les dépenses associées. En somme, lorsqu’on cherche à mesurer les choses pour mieux éviter d’avoir à les changer. La prévention du risque s’apparente alors à une forme de musellement. On peut d’ailleurs se demander s’il est pertinent de toujours vouloir prévenir les risques sociaux. Mais l’instrumentalisation peut aussi être le fait de syndicalistes, et alimenter la construction de revendications, voire de stratégies d’alliance locale avec une direction pour peser sur les décisions du groupe. Dans la filiale française d’une entreprise américaine friande de baromètres de mesure de l’engagement, sur un site de production menacé de fermeture, un représentant CGT, avec la bénédiction de la direction de l’établissement, a vivement incité les salariés à répondre le plus positivement aux différents items du questionnaire. Ce, pour faire remonter jusqu’au siège l’image d’un collectif très engagé et ainsi éviter la fermeture.

L’acception courante du risque renvoie toujours une valeur négative. Et en matière sociale, le risque est spontanément associé à l’idée de conflit. N’est-ce pas réducteur ?

J. P. : On oppose souvent à tort la négociation au conflit. Avec, en creux, cette antienne sur la médiocre culture française du dialogue social et l’urgence à moderniser nos pratiques de négociation. Or, la négociation va de pair avec le conflit et ce dernier est un outil de négociation. Dans sa dernière édition de 2017 comme dans les précédentes, l’enquête Reponse (Relations professionnelles et négociations d’entreprises), pilotée par la Dares et réalisée tous les six ans auprès de 4 000 établissements de plus de onze salariés du secteur marchand, le montre très bien : plus on négocie, plus il y a de conflits. Et plus il y a de conflits, plus on négocie. Dès lors, dans la mesure où les dernières réformes engagées encouragent fortement la négociation dans les entreprises, il ne faut pas forcément s’attendre à ce que la conflictualité diminue. C’est peut-être aussi ce qui explique cette tentative de mise en risque du social : le souci de maîtriser, d’anticiper et de prévenir la conflictualité.

Dans l’entreprise, la conflictualité collective est tout de même en recul…

O. B. : Je pense qu’il est beaucoup plus pertinent d’envisager la notion de risque social par la focale des risques invisibles que sont l’isolement (dans la société) et le désengagement (dans l’entreprise), sous toutes leurs formes. Ces risques me semblent aujourd’hui fondamentalement plus critiques que celui que l’on associe d’emblée à tout ce qui relève de la contestation, de la protestation ou du conflit. Ces derniers font partie de la vie normale des organisations, ils requièrent des formes collectives, ils créent de la solidarité et de la coopération, ils permettent de définir des identités, ils débouchent sur la négociation des règles. Le désengagement, qu’il se traduise par un moindre effort dans le travail, par de l’absentéisme, des arrêts maladie, des accidents, voire dans les cas les plus graves, par des suicides, sont bien plus inquiétants pour les organisations. Ils dessinent un ensemble d’individus (et non plus un collectif) bien plus difficiles à connaître, à encadrer et à accompagner.

J. P. : Derrière l’implicite de la notion de risque social, il y a la question de la paix sociale. Les dirigeants d’entreprise cherchent avant tout à maîtriser ce qui pourrait remettre en cause la paix sociale.

O. B. : Il faut dire que le climat général pèse dans ce sens. Avec cette idée anxiogène et très largement répandue que nous vivons dans un monde devenu bien plus instable, incertain, interdépendant et menaçant ; ce qui, dans les organisations,se décline en un corps social devenu complexe, instable et potentiellement dangereux.

Ce n’est pas totalement faux…

O. B. : Certes, mais c’est sans doute excessif. Car les phénomènes qui caractérisent la vie sociale, y compris dans les entreprises, restent pour l’essentiel les mêmes. Certes, les syndicats ont perdu de leur influence, laissant émerger de nouvelles formes d’expression et d’engagement. Mais quand on analyse de près les grandes lignes d’évaluation du fait social, on ne voit rien qui puisse laisser suggérer qu’on aurait basculé dans un autre monde et que les problèmes des organisations seraient aujourd’hui radicalement différents de ce qu’ils étaient avant.

Auteur

  • Muriel Jaouën