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Les multiples facettes du risque social

À la une | publié le : 01.05.2019 | Muriel Jaouën

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Les multiples facettes du risque social

Crédit photo Muriel Jaouën

Traversées par des mutations aussi rapides que radicales, les entreprises se trouvent placées face à de nombreuses incertitudes. Avec, en ligne de mire, l’émergence de risques inédits qui pose une question lourde d’enjeux : faut-il se préparer à un nouveau risque social ?

Jamais nos sociétés occidentales n’ont développé des niveaux de sécurité et de vigilance aussi élevés. En même temps, jamais sans doute le sentiment de risque n’y a trouvé une telle résonance.

La crise des « gilets jaunes », tant dans ses causes (précarité et sentiment d’abandon), ses ressorts d’action (individualisation et spontanéité) que dans ses conséquences (mise à mal de biens et d’institutions), peut être interprétée comme un parfait avatar de cette sensation générale d’incertitude. En inventant une forme de contestation inédite et à inconnues multiples, les « gilets jaunes » ont exacerbé samedi après samedi le sentiment d’un nouveau risque, en l’occurrence d’un nouveau risque social.

La notion de risque social, présente depuis quelques années dans la recherche sociologique, rencontre d’ailleurs un écho grandissant dans le monde de l’entreprise. « Le risque social fait systématiquement partie des éléments qui pèsent aujourd’hui dans les réflexions et les décisions d’une entreprise », confirme Jean-Luc Bérard, directeur des ressources humaines du groupe Safran. Mais de quel risque parle-t-on ? Renvoie-t-il à une menace de crises conflictuelles ? À des phénomènes potentiels de déclassement, de relégation ou d’exclusion ? Et à quelle échelle ?

Menace sur le système de protection sociale

« Notre système de protection sociale a été construit à une époque où le risque social (compris dans son acception économique, comme un risque d’explosion du modèle de Sécurité sociale) n’existait pas. Aujourd’hui, la dette publique est abyssale, l’État ne garantit plus le plein-emploi, et le risque social devient patent », affirme Jean-Marc Daniel, économiste, professeur à l’ESCP Europe. Si le chômage de masse, la raréfaction de la ressource publique et la montée de nouvelles inégalités plaident pour la refonte d’un modèle de protection devenu inopérant à prévenir les aléas sociaux, la notion de risque social renvoie plus spontanément aux faits contestataires : débrayages, grèves, revendications portées hors du cadre institutionnel de la négociation, manifestations…

Cette prégnance têtue de la figure du conflit est d’autant plus surprenante que la conflictualité au sein des entreprises ne cesse de reculer en France. « Les conditions du dialogue social ont été renforcées au fil des dernières réformes du travail. L’augmentation du nombre de ruptures conventionnelles a pu participer sous certains égards également à l’apaisement du climat social dans les relations individuelles », confirme Romain Raquillet, directeur practice stratégie et dialogue social de Lee Hecht Harrison Altedia. Au-delà du risque perçu, le « vrai » risque social serait donc en train de changer de visage. « Longtemps, on a parlé de risques humains. L’arrêt FNAC en décembre 2012 avait ainsi établi que les entreprises de grande taille devaient se pencher en amont sur les impacts éventuels des réorganisations et sur les actions à mener pour pallier les risques humains », rappelle Martin Richer, consultant, fondateur de Management & RSE, coordinateur du pôle entreprise, travail & emploi de Terra Nova. À mesure qu’il se « déconflictualise », le risque social devient plus diffus, souterrain, invisible, mais aussi plus protéiforme et individuel.

« S’il faut désigner un risque majeur, c’est sans doute aux risques psychosociaux qu’il faut s’intéresser », soutient Romain Raquillet. La rapide mise en œuvre de diagnostics RPS dans les entreprises après la vague de suicides à France Télécom, en 2008 et 2009, témoigne d’ailleurs de la prise de conscience des enjeux. Dans le scope des RPS, les acteurs sociaux sont aujourd’hui très outillés. Mais d’autres risques émergent. « Personne ne sait encore mesurer le manque ou la perte de talents, qui est pourtant en passe de devenir le risque numéro un », note Martin Richer. De même, à l’heure où les nouvelles pratiques d’emploi favorisent la mobilité et banalisent le turnover, les RH minorent encore l’impact du départ d’un homme clé sur le fonctionnement de toute une structure. « Une entreprise qui néglige la diversité de ses effectifs s’expose aujourd’hui de manière aussi certaine que périlleuse à un risque de perte de crédit auprès des générations futures », ajoute Pierre-Yves Le Stradic, directeur de recherche chez Ethifinance.

Mais ce qui caractérise sans doute le plus nettement l’évolution du risque social, c’est sa résonance à l’extérieur des entreprises. Celles-ci sont tenues de publier leurs données et de rendre compte de leurs actions ; elles sont également de plus en plus évaluées par des organismes divers comme les ONG ou les agences de notation et sont soumises au jugement des médias et de l’opinion. Le risque de réputation devient un risque social majeur. Et d’autres risques apparaîtront demain, liés par exemple à l’automatisation des modes de production, au développement des outils numériques et à leurs effets sur les organisations du travail. « Je m’intéresse beaucoup à la thématique de l’usine du futur et pourtant je ne sais pas dire précisément à quoi elle ressemblera. Il y a forcément dans ces incertains des risques en latence », reconnaît Jean-Luc Bérard.

Même les juristes doivent réinterroger leurs grilles de lecture. Jusqu’alors, chaque chef de condamnation (licenciement sans cause, harcèlement, discrimination) était constitutif d’un risque social. « C’est toujours le cas. Mais il nous faut réfléchir aux conséquences juridiques des nouvelles formes de prise de parole ou de contestation portées par les réseaux sociaux ou les nouveaux formats d’arrêt de travail comme la grève en pointillé des cheminots en 2018 », note Joël Grangé, associé au cabinet Flichy Grangé Avocats.

Le risque : une incertitude quantifiable

Risque et incertitude sont souvent compris comme synonymes. Les deux notions désignent pourtant des réalités différentes. « L’incertitude traduit une absence de connaissance des événements à venir. Le risque est une incertitude quantifiée, dont les statistiques mettent en évidence les probabilités d’occurrence », précise David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, auteur notamment de « Sociologie du risque » (Que sais-je ? 2012). Le risque peut donc se calculer, se mesurer. Les instruments sont pléthore. Aux grilles d’analyse quantitatives répondent des lectures plus qualitatives. « En intégrant des données quantifiées d’exposition et une expertise scientifique pointue en matière de prévention des risques, les ergonomes ont une approche particulièrement intéressante », souligne Michel Passelaigue, expert pour le cabinet Syndex. Les agences de risk assessment, d’audit et de notation sociale ont aussi investi le terrain. « Nous évaluons chaque année 800 entreprises, essentiellement PME et ETI, sur quatre champs : la gouvernance, l’écologie, le social et les parties prenantes. Notre grille comprend 130 critères au total, dont 40 pour le seul pan social : climat, rémunération, égalité hommes-femmes, formation, diversité, turnover, rétention des talents, absentéisme… », détaille Emmanuel de La Ville, directeur général d’Ethifinance.

Jusqu’où pousser la modélisation ?

Le risque santé, le risque climatique et le risque d’exploitation font bien l’objet de savantes constructions actuarielles visant à gérer, à anticiper, à prévenir et à financer les conséquences découlant de la survenance d’aléas à des fins assurantielles (prévoyance, épargne, retraite, gestion actif-passif) ou financières. Régulièrement utilisée par les entreprises et leurs avocats afin d’évaluer le « risque pays » ou le risque souverain (avant un projet d’implantation dans une région jugée instable, par exemple), l’échelle de Likert consiste à évaluer la menace sur une échelle de probabilité (du plus probable au plus improbable) et les conséquences de cette menace sur une échelle de gravité (du plus significatif au moins significatif). Certains risques RH, comme l’absentéisme, les arrêts maladie et la sinistralité, sont déjà pris en compte dans les contrats de prévoyance souscrits par les entreprises, notamment pour calculer le seuil de déclenchement des franchises. Mais comment modéliser des données plus subjectives ? Quels critères doit-on et peut-on, par exemple, prendre en compte pour définir un salaire : les écarts à iso-situation, la note du manager, l’analyse de la performance ? « Le fait social renvoie essentiellement à des interactions humaines, par définition difficilement solubles dans la modélisation prévisionnelle », objecte Joël Grangé.

Le risque social prend des formes et des niveaux d’intensité diversement partagés en fonction des contextes et de données conjoncturelles, culturelles, économiques et… individuelles. « Tout risque est une représentation sociale », résume David Le Breton. Un syndicaliste le percevra différemment d’un financier. Les marchés peuvent réagir positivement à la conflictualité si celle-ci est liée à une restructuration. De même, une grève sera perçue en France comme une expression du dialogue social, alors qu’aux États-Unis elle le sera comme l’annonce certaine d’une vague de licenciements.

Par construction, les modèles se trompent

Associer risques nouveaux et modélisation semble contradictoire : on ne modélise a priori que ce que l’on connaît. De fait, l’intérêt porté aux projets de formalisation du risque social n’est guère parvenu à dépasser les cercles de la recherche. « Un modèle n’est pas le reflet de la réalité, il n’en est qu’une représentation. Les modèles se trompent, par construction. Mais leur fonction n’est pas tant de dire le réel que d’aider à prendre des décisions », souligne Norbert Gautron, actuaire chez Galea & Associés. Or, la compréhension des biais et des limites des systèmes de modélisation apparaît comme un prérequis absolu à leur publicité, si ce n’est à leur élaboration. « Produire des algorithmes, c’est toujours possible. Faire en sorte que les méthodologies en place et les informations qui s’en dégagent soient comprises, c’est tout autre chose », poursuit Norbert Gautron.

À trop vouloir quantifier, on prend le risque de virtualiser

Et puis, le risque, toujours associé à une dimension négative, à un danger, n’ouvre-t-il pas également des horizons d’opportunités nouvelles ? « L’évolution de la nature des risques ne sera pas sans impact sur la relation que les entreprises entretiendront avec l’ensemble de leurs parties prenantes. Il ne fait pour moi pas de doute, par exemple, que les syndicats devront projeter leurs modèles de réflexion et d’action au-delà des portes de l’entreprise, pour les ancrer dans une vision plus globale, intégrant notamment les enjeux environnementaux et sociétaux », avance Jean-Luc Bérard.

Le risque, notamment le risque social, est en quelque sorte la rançon de toute expression de la liberté. Dès lors que l’on prend une décision, que l’on agit, on s’expose au risque. « Tout choix est un pari sur l’avenir. Le risque est inhérent à toute création. Il faut faire un éloge du risque choisi ou accepté », conclut David Le Breton.

Objectiver n’est pas chiffrer

Le cabinet Mars-lab a mis au point un référentiel scientifique visant à identifier, à hiérarchiser et à prévenir les risques sociaux en entreprise.

Mars-lab a souhaité contribuer à la modélisation des risques inhérents à l’entreprise au travers d’une grille référençant trente-deux facteurs psycho-sociaux-organisationnels. Développé à partir de l’expertise de praticiens et de chercheurs associés au CNRS spécialisés dans le domaine des risques en sciences humaines, l’outil vise clairement l’objectivation scientifique. « La science est la seule à même d’universaliser les problématiques. Elle permet de définir un objectif minimum susceptible de servir de base à un diagnostic fiable et à une action constructive », affirme Pierre-Éric Sutter, psychologue fondateur de Mars-lab et directeur de l’Observatoire de la vie au travail. La finalité de ce référentiel est bien d’identifier des seuils de risque et des seuils de tolérance, de révéler les facteurs de protection pour aider les entreprises à définir et à mettre en place des actions concrètes. Pour autant, la méthodologie en œuvre s’avère réfractaire à la quantification. « Nous parvenons à objectiver le subjectif, pas à le chiffrer. Il y a une irréductibilité du phénomène mental qui induit que le chiffrage ne serait pas scientifiquement valide », argumente Pierre-Éric Sutter. L’approche de Mars-lab s’inspire de la pratique médicale. Comme des médecins, les consultants partent des symptômes déclarés dans l’entreprise (occurrence des risques) pour appliquer une lecture étiologique (causes des risques), établir un diagnostic (hiérarchie des risques en présence) et prescrire un traitement (prévention des risques).

Auteur

  • Muriel Jaouën