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Les entreprises auscultent leur corps social

À la une | publié le : 01.05.2019 | Muriel Jaouën

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Les entreprises auscultent leur corps social

Crédit photo Muriel Jaouën

Face à des facteurs de risque de plus en plus complexes et systémiques, les DRH multiplient les outils de mesure et de diagnostic. Quitte à verser dans le trop-plein d’informations.

Si les données dont disposent les entreprises pouvaient se monétiser, les directions des ressources humaines dormiraient sur de vrais magots. Compétences, engagement des salariés, qualité du lien social, fiabilité du management, image employeur, innovation des pratiques RH : toutes ces informations – et tant d’autres encore – sont en effet fortement convoitées à tous les étages des organigrammes. « Les fonctions financières – audit, risk management ou contrôle des investissements – sont de plus en plus soucieuses de cartographier les différents risques sociaux des entreprises. L’audit va s’intéresser au risque réputationnel dans une logique d’optimisation de la politique de recrutement. Les merger and acquisitions (M & A) voudront consulter des données relatives au passif social et aux indemnités de fil de carrière avant de lancer des projets d’implantation ou d’extension d’activités », explique Jean-Christophe Sciberras, directeur des ressources humaines de Solvay.

Pour répondre à cette gourmandise d’informations liées au risque, les entreprises multiplient des outils de mesure, d’analyse et de reporting de la donnée sociale. Les dispositifs déployés par endroits pourraient faire pâlir d’envie les plus grands instituts d’études, s’ils ne pâtissaient pas, souvent, d’un manque de cohérence sur le plan technique et du faible bagage en sciences sociales des personnes censées manier les données. Il n’empêche, les questionnaires, les enquêtes et les sondages pullulent, plus ou moins sérieux, plus ou moins touffus, plus ou moins barométriques et plus ou moins scientifiquement pertinents – combien de départements ressources humaines confondent encore motivation et engagement ? « Les outils basés sur le déclaratif sont forcément imparfaits. Il faut accepter de considérer que leur valeur tient notamment à leur dimension barométrique, qui permet de dégager des évolutions, et, partant, d’identifier des signaux faibles », nuance Jean-Christophe Sciberras.

Réparation, protection, prévention

Maintenir la paix sociale, éviter les conflits, circonscrire les tensions collectives : ce qui était l’obsession des DRH il y a encore quelques années cède le pas à de nouvelles préoccupations, portées vers l’identification des signaux, même les plus faibles, la compréhension des tendances, même en pointillé, et la prévention des risques, de tous les risques. D’abord envisagée dans une stricte logique de réparation, puis de protection, la prévention a ensuite été portée par une vision technique, pour aboutir peu à peu à une approche indissociable des dimensions psychologiques, sociales et organisationnelles.

Les enquêtes de mesure du climat, si elles constituent un pied de stabilisation photographique indispensable aux grandes entreprises, ne suffisent pas à satisfaire cette lecture globale du risque social, ni à en identifier les sources les plus invisibles. Les DRH en sont parfaitement conscients, et tentent par tous les moyens algorithmiques de faire parler d’autres données, à la fois plus administratives et plus comportementales. Ils disposent ici d’une somme encyclopédique d’indicateurs, répartis en deux grandes familles : les données structurées (stockées dans les bases de données de l’entreprise sur la base de référentiels), les données non structurées (informations non standardisées véhiculées par la bureautique, la messagerie, les réseaux sociaux, sous forme de groupes de mots, de photos, de vidéos…)

Faire le tri dans les métriques

La grande pierre d’achoppement dans l’évaluation du risque social est bien là, dans la tentation du trop-plein. « Le plus difficile est de construire une lecture intelligente des données. L’expérience est ici très précieuse », lance Jean-Marie Lambert, directeur général adjoint de Veolia Environnement, en charge des ressources humaines. Il y a sept ans, Veolia a mis en place à l’échelle internationale un système d’analyse systématique de ses données sociales. Mais dans un groupe qui compte près de 170 000 salariés dans le monde – dont plus de 50 000 en France – la somme des informations peut vite devenir vertigineuse. « Il faut faire les bons choix dans le croisement des métriques. L’absentéisme, qui tourne chez nous autour de 4 % dans le monde et de 6 % en France, est par exemple une donnée importante. Encore faut-il la mettre en regard d’autres données liées à la structure sociodémographique de la population. En Pologne ou en Belgique, où nos collaborateurs sont relativement âgés, le taux d’absentéisme est plus élevé qu’en Italie. En Allemagne, nous avons beaucoup de travailleurs modestes et un absentéisme également plus fort », développe Jean-Marie Lambert. Même lecture nuancée en ce qui concerne l’analyse du nombre de jours de grève. Les données n’auront pas la même valeur entre un pays où les effectifs sont plus âgés et où le droit du travail permet de payer les jours de carence et un pays émergent à faible culture de protection. « Modéliser le risque social, c’est très difficile. Nous essayons de cartographier les différentes métriques sociales de la manière la plus fine possible. Un pic d’accidentologie, un sous-taux de formation sur une population donnée, plusieurs démissions concentrées sur une même activité sont les indices d’un risque. Mais même les données les plus précises doivent être interrogées à la lumière de données qualitatives », affirme Jean-Christophe Sciberras.

Le dialogue social, pare-feu contre l’aléa

Rares sont les entreprises suffisamment armées pour prévoir la survenance de dangers à la fois cumulatifs, réticulaires, systémiques et évolutifs. Le risque social est devenu tellement complexe que la prévention immédiate et la réaction prévalent très largement sur la planification et sur l’anticipation.

« Le risque, par définition, est un incertain que l’on peut anticiper, donc prévenir. Et s’il n’y a pas de science exacte en matière sociale, il ne faut pas perdre de vue que le meilleur pare-feu contre l’aléa, c’est la communication et la transparence », estime François Nogué, directeur des ressources humaines d’Orano (ex-Areva). Il parle d’expérience. Ex-DRH de la SNCF, il aura tout de même réussi l’exploit d’accompagner une importante réduction des effectifs cheminots sans susciter de grand mouvement de protestation. Une réputation de praticien aguerri du dialogue social qui lui a valu d’être nommé en mars 2015 à la tête des ressources humaines d’Areva, avec un défi de taille : accompagner la restructuration du fleuron français du nucléaire, plombé par cinq années de crises à répétition : investissements hasardeux, débâcle du chantier de l’EPR en Finlande, affaires de corruption, concurrence fratricide avec l’autre poids lourd français du nucléaire, EDF… Le remède sera lourd : entre 2015 et 2017, plus de 6 000 salariés auront quitté l’entreprise. « En 2017, les premiers signes de reprise se sont mis à clignoter, nous avons recruté 900 personnes en 2018, l’entreprise a commencé à redistribuer de l’intéressement et nous avons mis en place des outils de veille, de diagnostic et de dialogue social », affirme François Nogué.

Neuf consensus pour une divergence

Le dialogue. On en revient toujours là. La colère des « gilets jaunes » montre à quel point les efforts collectifs et les progrès accomplis ces vingt dernières années sur les différents pans du dialogue social à l’échelle de la société tout entière se sont révélés insuffisants. En sera-t-il de même à l’échelle des entreprises ? « Quelle est la réalité aujourd’hui ? On consulte les représentants du personnel, mais on ne tient pas compte de leur avis. Il est temps de mettre en place une culture et des pratiques de co-détermination. Cela passe notamment par une proportion accrue des administrateurs salariés », revendique Philippe Portier, secrétaire national de la CFDT. Pour le management des entreprises, il s’agit bien, avec le dialogue, de révéler, de désamorcer, de relativiser les facteurs de risque. Mais aussi de faire apparaître les lignes de consensus pour en faire le socle de l’action future. « Dans une concertation, il y a en moyenne neuf consensus pour une divergence. Mais cette dernière est souvent très chargée en termes de risque. Et ce risque va augmenter avec la non-décision ou la décision molle. Les gens préfèrent que l’on prenne des décisions franches allant à l’encontre de ce qu’ils souhaitent plutôt que des décisions molles, qui créent beaucoup d’incertitude et creusent le lit du risque », explique Gilles-Laurent Rayssac, fondateur de Res Publica, structure spécialisée dans le dialogue collaboratif.

Depuis 2004, cette agence a mené plus de 650 missions pour des employeurs dans tous les secteurs d’activité, avec des méthodologies reposant sur quatre invariants contractuels : des participants actifs du début à la fin de la démarche, des postures et des rôles diversifiés, des contributions systématiquement prises en considération, des synthèses partagées avec tous les participants. N’y a-t-il pas une échelle opérationnelle critique, qui pourrait invalider la représentativité de la concertation ? Comment l’administrer avec toutes les conditions de rigueur requises auprès d’effectifs élargis ? La réponse est dans les modalités de désignation des groupes de discussion et de restitution des discussions, ainsi que dans les outils digitaux. Souhaitant embarquer ses salariés dans une réflexion préalable à un projet de réorganisation en profondeur de son outil industriel dans les sept ans, RTE a récemment mandaté Res Publica pour préparer, animer et valoriser deux groupes composés chacun de 25 salariés, volontaires pour l’un, tirés au sort pour l’autre. « Nous avons déployé un programme en trois séquences : cinq jours de formation, une journée d’audition et deux journées de rédaction de l’avis à destination du directoire, des organisations syndicales et de l’ensemble des salariés. Le recours à notre application Jenparle a permis d’élargir la discussion à 300 personnes. In fine, 800 contributions et commentaires ont été publiés », explique Gilles-Laurent Rayssac.

En prenant de l’importance dans l’équation des enjeux prioritaires des entreprises, la question du risque social devient de plus en plus l’affaire de tous. Elle n’est plus exclusivement envisagée dans une mise en conformité avec la loi. Elle n’est pas seulement l’objet de revendication des CHSCT, l’objet scientifique des médecins, l’objet normatif des ingénieurs sécurité, l’objet réglementé des DRH, l’objet stratégique des financiers. Elle devient un marqueur et un ressort de la performance globale de l’entreprise comme actrice de la société. S’interroger sur le risque social, c’est aussi œuvrer au décloisonnement interne et externe des organisations du travail pour leur permettre de répondre aux attentes croissantes de sécurité globale.

Auteur

  • Muriel Jaouën