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Les conventions collectives, une exception française menacée

Décodages | Droit du travail | publié le : 01.04.2019 | Gilmar Sequeira Martins

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Les conventions collectives, une exception française menacée

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

Alors que se réduit le nombre de conventions collectives, et que leur place dans la hiérarchie des normes a évolué avec les ordonnances prises en septembre 2017, la France va-t-elle voir baisser le taux de couverture des salariés ?

Heureux sont les salariés français parmi les mieux protégés sur le plan conventionnel. L’Hexagone maintient, en effet, sa position dans le peloton de tête des pays dotés des couvertures conventionnelles les plus étendues. Et le grand chantier conventionnel est loin d’être fini. La restructuration lancée en 2014 par la loi Rebsamen devrait aboutir, fin 2019, à un total de 200 à 250 branches, contre plus de 700 initialement. Cela conduit immanquablement à l’écriture de nouvelles conventions collectives, tandis que certaines branches, comme la métallurgie, revoient de fond en comble leurs dispositifs, et que de nouveaux secteurs, à l’instar du ferroviaire, s’apprêtent à se doter d’une convention collective (voir encadré). Selon la Dares, en 2018, plus de 80 % des salariés, soit 15,5 millions sur 19,3 millions, bénéficient des garanties d’une convention collective. Selon l’Organisation internationale du travail, seule l’Autriche semble faire mieux. Une situation qui tient d’abord à un contexte historique. En juin 1936, les conventions collectives ont été étendues à tout un secteur, y compris aux entreprises qui n’étaient pas membres du syndicat ayant signé l’accord. « Le principe qui a conduit à l’extension était que la concurrence porte sur la qualité des produits, pas sur les salaires les plus bas, rappelle Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit du travail à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Les conventions collectives ayant un contenu exclusivement social impliquaient un coût pour les entreprises. Sans extension, les entreprises auraient tendance à démissionner de leur syndicat patronal qui, aujourd’hui encore, ne regroupe qu’une minorité d’entre elles. » Plus de 5 600 conventions collectives seront conclues avant 1938, dont celle des métallurgistes parisiens.

C’est la loi du 11 décembre 1950 qui a relancé le processus de négociation collective, en supprimant le verrou de l’agrément ministériel, et en accordant de nouveau aux partenaires sociaux la possibilité de négocier les salaires, fixés jusqu’alors par le Gouvernement. Une date marquante pour de nombreuses organisations. « Si la CPME voit cette loi comme une avancée, c’est parce que ces conventions collectives sont essentiellement liées au niveau de la branche professionnelle que notre structure considère comme fondamental dans l’organisation sociale française », précise Éric Chevée, son vice-président en charge des affaires sociales. Depuis, le mécanisme d’extension des accords a permis d’atteindre un taux de couverture très élevé.

Disposer d’une couverture conventionnelle présente des avantages en réduisant l’écart existant entre les acteurs en présence. « Un ancien patron de l’Union des industries et métiers de la métallurgie disait : “Une convention de branche doit être un TGV pour les grandes entreprises, et un omnibus pour les petites”, rappelle Jean-Emmanuel Ray. Ce qui signifie que les grandes entreprises n’ont pas besoin de l’accord de branche : elles peuvent négocier directement avec leurs syndicats de salariés. Mais l’immense majorité des PME, et surtout des TPE, ne dispose pas de ces moyens. Sans accord de branche, elles seraient dans une logique de dumping social. »

Pour Gilbert Cette, professeur associé à l’université d’Aix-Marseille, « la France se caractérise par la combinaison d’un faible taux de syndicalisation et une très large couverture conventionnelle, qui englobe presque tous les salariés grâce à une utilisation massive des mécanismes d’extension et d’élargissement. La plupart des salariés sont donc couverts par une convention collective alors que ne se tient aucune négociation collective dans les entreprises ». Le dispositif actuel ne semble guère inciter les salariés à se syndiquer. C’est l’un de ses défauts manifestes, note Jean-Emmanuel Ray : « En France, le droit du travail incite à profiter des avantages des conventions collectives sans avoir à adhérer à un syndicat. C’est le syndrome de l’auto-stoppeur. »

Concurrence faussée ?

Autre inconvénient de ce dispositif : il nuirait au mécanisme de libre concurrence. « Certaines conventions collectives peuvent constituer un mécanisme de barrière à l’entrée sur les marchés. Les négociations menées par de grandes entreprises les conduisent à établir des minima en rapport avec leur propre situation et leurs possibilités », estime Gilbert Cette. De quoi créer « une barrière à l’entrée pour les plus petites entreprises », et donc réduire ipso facto le niveau de concurrence. Une position qui suscite le débat au sein des économistes. Thomas Breda, chercheur associé à l’École d’économie de Paris, se montre sceptique. S’il est, selon lui, souvent entendu que les négociations seraient orientées par les très grandes entreprises, soucieuses de conclure des accords assez favorables aux salariés mais coûteux pour les PME, ce qui créerait ex nihilo des barrières à l’entrée, peu d’éléments viennent confirmer ces pratiques. « De tels comportements stratégiques sont, en théorie, tout à fait possibles dans certaines configurations sectorielles bien particulières. Mais il reste à démontrer qu’ils existent effectivement. »

Pour Gilbert Cette, la volonté de réduire les barrières à l’entrée est l’un des soubassements qui ont conduit le Gouvernement, dans le sillage des ordonnances de 2017, à créer un dispositif permettant d’évaluer l’opportunité de l’extension d’un accord. C’est à un groupe d’experts qu’a été confiée cette mission. Présidé par l’économiste Sébastien Roux, il comptera dans ses rangs Pierre Cahuc, Emmanuel Combe, Françoise Favennec et Héloïse Petit. « Cela signifie la fin de l’extension automatique des accords de branche », postule Gilbert Cette. Dans le cas où un accord ne serait pas étendu, il ne serait appliqué qu’aux entreprises signataires de l’accord, les autres appliquant l’ancien accord étendu. Un dispositif qui a ses vertus : « Ce schéma implique que les négociateurs seront attentifs. Pour ne pas courir le risque de voir l’accord non étendu, ils porteront une plus grande attention aux clauses pouvant constituer une barrière à l’entrée telles que les conditions de travail ou des rémunérations trop élevées qui seraient difficiles à mettre en œuvre dans des entreprises de plus petite taille. La menace de non-extension sera dissuasive. »

Thomas Breda voit dans l’éventualité d’une non-extension d’un accord de branche une incitation au dumping social : « Si un accord n’est pas étendu, cela met en difficulté les entreprises parties prenantes de l’accord. L’intérêt à signer des accords s’en trouve réduit. La menace de non-extension suffit à effrayer les négociateurs. » Faire planer sur les négociations l’éventualité que l’accord ne soit pas étendu risque, selon lui, « d’engendrer en pratique la quasi-suppression de la négociation de branche », et revient à « adopter un modèle de négociation décentralisé à l’anglo-saxonne, qui n’inclut aucun garde-fou contre le dumping social et va de pair avec de très fortes inégalités au travail ».

Selon l’économiste, « si, effectivement, le système actuel produisait des effets pervers, cela n’implique pas qu’il faille supprimer l’extension des accords. Pourquoi vouloir supprimer la négociation de branche ? On peut, à la place, réfléchir à la représentativité des organisations patronales au sein de la branche, et faire en sorte que l’ensemble des intérêts, y compris ceux des petites entreprises et des entrants potentiels, soient bien représentés. Si le problème est celui d’une inégale représentation des intérêts des différents acteurs, c’est sur les modalités de représentation qu’il faut réfléchir ». De quoi présager de nouveaux rebondissements dans la longue histoire des conventions collectives en France.

Veolia jongle avec huit conventions collectives

Chez Veolia, les 163 000 salariés présents dans l’eau, l’énergie et les déchets dépendent de huit conventions collectives différentes. Une situation qui n’a rien de problématique, estime Jean-Marie Lambert, le DRH : « Cette diversité de conventions collectives et des modalités d’applications différentes ne pose aucun problème dès lors qu’elles s’appliquent à des personnels qui sont dans les mêmes métiers et dans les mêmes équipes. Il y aurait plus d’inconvénients que d’avantages à procéder à des regroupements artificiels. De surcroît, nos interlocuteurs syndicaux sont organisés en fédérations professionnelles. » Pour les salariés du siège et pour les expatriés, il a été décidé de conclure un accord spécifique. « Nous ne voulions pas choisir une convention collective au détriment d’une autre », indique Jean-Marie Lambert. Historiquement, tout n’a pas été toujours aussi simple. Jusqu’en 2008, le groupe avait deux statuts pour les métiers de l’eau. Hérités des entreprises fondatrices, en l’occurrence la Générale des Eaux et la Compagnie de l’Eau et de l’Ozone, ils couvraient 15 000 salariés. « Entre ces deux statuts, placés pourtant théoriquement sous la même convention collective de référence, il pouvait y avoir des écarts importants de rémunération, de congés et de RTT, se souvient Jean-Marie Lambert. Ce système avait perduré du fait du poids de l’histoire, mais aussi de la volonté de ne pas troubler les rapports avec les organisations syndicales et les clients, mais les inégalités de traitement étaient trop fortes pour rester supportables. Nous avons réussi à trouver un compromis, il y a plus de dix ans, et nous réfléchissons entre partenaires sociaux à la modernisation de notre accord interentreprises. »

Le secteur ferroviaire en pleine négociation

Le secteur ferroviaire négocie de pied ferme pour créer une convention collective, la première de son histoire. Ce grand chantier se déroule en parallèle d’un processus de convergence avec trois autres branches (la maintenance ferroviaire, la restauration et les voies ferrées d’intérêt local) et à l’ouverture à la concurrence. Les difficultés ne manquent pas, souligne Claude Faucher, délégué général de l’Union des transports publics et ferroviaires (UTP) : « La première, c’est le temps. Pour la branche ferroviaire, le processus a été lancé en 2014 et les négociations ont permis d’aboutir à la signature de nombreux accords et se poursuivent. La deuxième difficulté tient à ce que la convention collective s’applique également aux personnels de la SNCF dont certains relèvent d’un statut spécifique assurant des garanties d’évolution professionnelle, d’évolution de la rémunération et un régime de retraite particulier. La fin du recrutement au statut au 1er janvier 2020, imposée par la loi de juin 2018, conduit certaines organisations syndicales à vouloir introduire dans la convention collective les dispositions qui figurent dans le statut. Il y a toute une pédagogie à faire sur le droit conventionnel : ce qui peut dépendre de la convention collective, ce qui est susceptible de relever d’accords d’entreprises, ce qui découle d’autres cadres (régime de retraite…). » Le résultat d’années de négociation reste cependant incertain, selon Claude Faucher : « La volonté de construire une branche ferroviaire de haut niveau est bien là, mais il y a la crainte que les dispositifs futurs soient moins favorables pour les salariés. Or, le cadre conventionnel et les accords d’entreprise n’existent pas encore ! Il est donc compliqué de se projeter dans le futur. »

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins