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Reprendre la main d’urgence

À la une | publié le : 01.04.2019 | Sophie Massieu

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Reprendre la main d’urgence

Crédit photo Sophie Massieu

Débordés par la contestation sociale qui les a ignorés et négligés par l’exécutif, les syndicats affinent des stratégies pour survivre. Offre de nouveaux services, pédagogie sur leur action, élargissement des thématiques et des publics cible… Les boîtes à idées fonctionnent à plein régime. Mais la nécessaire réaction sera-t-elle suffisante ?

Une « profonde crise sociale, qui a mis des années à se constituer, comme la chambre magmatique sous un volcan » : voilà la métaphore que file François Hommeril, président de la CFE-CGC, lorsqu’il est interrogé sur sa perception du mouvement des « gilets jaunes ». Il y voit le résultat d’un processus d’effondrement du pouvoir d’achat en trois étapes successives, à l’œuvre depuis trente ans. Le « décrochage des salaires », qui date de la désindexation de l’inflation voulue par Raymond Barre. Le renchérissement du logement, dans un deuxième temps, a accentué les effets de la perte de salaire par rapport au coût de la vie. Enfin, dernier assaut : l’augmentation de la fiscalité, en particulier la hausse de 35 % des impôts sur le revenu entre 2012 et 2017. « Le mouvement a basculé dans l’irrationnel parce qu’il n’est pas rationnel de ne pas réussir à vivre correctement de son travail », plaide-t-il, avant de prévoir qu’il faudra du temps pour résorber le mécontentement.

Ainsi, donc, le mouvement semble avoir un passé et un futur, s’inscrire dans le long terme. Ce qui ne constitue pas forcément une bonne nouvelle pour les syndicats, qui se sont vus dépassés par le phénomène. Et l’état des lieux, dressé par les chercheurs et les responsables syndicaux eux-mêmes, n’incite pas à l’optimisme.

« Le syndicalisme a beaucoup d’obstacles devant lui », note Fabrice Angeï, secrétaire confédéral CGT, en charge des questions revendicatives et de démocratie sociale, avant d’énumérer l’érosion du nombre d’adhérents, le morcellement des statuts et l’éclatement du travail, et les négociations collectives interprofessionnelles en berne.

Méconnaissance plus que méfiance

Pour leur part, la CFE-CGC et la CFTC ne se plaignent pas d’une chute du nombre d’adhérents. Mais, le mouvement des « gilets jaunes » l’a démontré, les syndicats sont trop rarement présents : « En France comme ailleurs, il y a une tendance à la concentration du syndicalisme dans les plus grandes entreprises, là où les collectifs de travail sont solides », note Karel Yon, sociologue, chercheur au CNRS. Béatrice Lestic, secrétaire nationale CFDT à la syndicalisation, à l’accompagnement des équipes militantes et aux services à l’adhérent, abonde dans son sens : « Plus que de la méfiance à l’égard des syndicats, les “gilets jaunes” témoignent de leur méconnaissance de ces mouvements. »

La remise en cause des corps intermédiaires savamment distillée par le chef de l’État et son Gouvernement ne changera pas la donne : « Depuis quelques années, la négociation collective est vidée de son contenu », observe Karel Yon. « Le 9 octobre dernier, selon les chiffres de la police, nous étions 360 000 dans la rue à dire qu’il y avait un problème de pouvoir d’achat, fait remarquer, en guise de confirmation, Frédéric Souillot, secrétaire confédéral FO en charge de l’organisation et du service juridique. Mais nous n’avons pas été entendus. » Le syndicalisme se verrait donc affaibli par un Gouvernement devenu sourd à ses revendications. Mais aussi miné du fait de problématiques internes. À commencer par une organisation complexe. « Elle tient à des contraintes fortes de représentativité, justifie François Hommeril, lesquelles reflètent notre démocratie interne, dont nous devons être fiers. » Mais elle semble témoigner aussi d’une forme d’institutionnalisation qui a éloigné un certain nombre de citoyens, « gilets jaunes » en tête, de ce type d’organisations. « Nous le savions déjà, note Béatrice Lestic, mais ce mouvement le met en lumière. » « Cette mobilisation s’apparente à un électrochoc, pense pour sa part Fabrice Angeï. Il interroge nos modalités d’action. Nous devons retrouver une plus grande proximité avec les salariés et les citoyens. Je revendique davantage le terme d’acteur social que celui de corps intermédiaire. »

Le mot est lâché : proximité. Tous le reprennent en chœur. « On réapprend à écouter les salariés, à ne plus dispenser une parole de sachant », explique la CFDT Béatrice Lestic, qui invite à un « changement de posture des syndicalistes », à l’heure où l’accès à l’information s’est beaucoup démocratisé au travers des réseaux sociaux. « Il ne faut pas venir avec de grandes idées, confirme le CGT Fabrice Angeï, mais partir des besoins et des attentes des salariés. » Parmi les initiatives concrètes de la centrale de Montreuil pour créer des liens de proximité : des visites aux apprentis, des maisons des services au public pour rendre un service public qui aurait localement disparu, les mardis de l’urgence sociale pour délivrer de l’information au sein des entreprises… « Nous devons recréer le contact que nous a fait perdre la transformation de l’économie », résume Fabrice Angeï.

Efforts de formation et nouvelle gouvernance

Faire de la pédagogie sur l’utilité des syndicats, notamment dans le domaine de la protection sociale, préconise FO qui veut transformer ses adhérents en « ambassadeurs », qui vont chercher les salariés, sans attendre qu’ils viennent vers les syndicats. Pour que cet appel au renouvellement des méthodes soit entendu par tous, les centrales souhaitent former de plus en plus leurs militants à ces nouvelles formes d’action. À l’image de la CFDT, qui a bâti des jeux de rôle, des mises en situation ou encore une méthode pour réaliser une enquête de terrain et la décrypter.

Les confédérations travaillent aussi sur leur gouvernance… ou prévoient de le faire. Objectif : instaurer davantage d’horizontalité et de transversalité. Sur le papier, toutes s’accordent sur ces principes. Et notamment parce que ces nouveaux modes de fonctionnement leur semblent représenter un atout pour attirer les jeunes générations, à leurs yeux moins réticentes à l’engagement en soi qu’à certaines formes d’investissement dans des structures à la prise de décision trop pyramidale. Pour ce qui est du lien avec les pouvoirs publics, plusieurs organisations syndicales, notamment la CFE-CGC, appellent au retour de la négociation collective interprofessionnelle, en dépit de l’échec de la récente négociation sur l’assurance-chômage. À la CGT, selon Fabrice Angeï, on veut davantage « rester un syndicat de contestation, et pas uniquement d’accompagnement ». « La tendance des syndicats est de rester dans les clous de la démocratie sociale, nuance Karel Yon. Ils sont là pour contribuer au dialogue social et à la représentation des intérêts des salariés dans la sphère économique. Ils agissent ainsi dans les cadres fixés par l’État et les employeurs, et ils peinent à faire bouger les lignes. »

Sortir de l’entreprise

En attendant, c’est encore et toujours vers les salariés qu’il faut faire porter l’effort. La question d’une offre de services aux adhérents, voire, plus largement, aux salariés, agite les méninges de l’ensemble des responsables syndicaux. Partout, le mot d’ordre consiste à créer des liens, des communautés, un accompagnement, une protection, des réseaux d’entraide. Le plus souvent, les contours restent flous, mais la volonté fortement affichée, et un souhait de tous de s’appuyer sur les innovations numériques (voire encadré) pour ce faire : « Il faut mettre le syndicalisme dans le Smartphone des citoyens », professe Philippe Louis, président de la CFTC. Il y voit la possibilité de créer un « sentiment d’appartenance », qui ne se limiterait pas aux frontières spatio-temporelles de l’entreprise et des horaires de travail.

L’élargissement des publics et des thématiques de préoccupation compose un autre enjeu crucial pour l’avenir des syndicats. « Certes, le nombre d’adhérents importe. Mais le critère de la représentativité qualitativement en phase avec les travailleurs compte davantage », souligne Karel Yon. Certains syndicats semblent l’avoir bien compris, qui en créant (CFDT et FO) des syndicats pour les travailleurs indépendants des plateformes, qui en en faisant un des thèmes de travail de son prochain congrès (CGT) de ce mois d’avril… Une CGT qui annonce aussi, au cours de ces débats, vouloir parler du travail, et pas (plus ?) seulement de l’emploi. La CFTC va plus loin encore, et revendique de sortir de l’entreprise et des questions salariales. En 2015 déjà, son congrès y invitait : « Dans un monde en bouleversement, construisons un nouveau contrat social. » « Nous devons attacher les droits à la personne, estime Philippe Louis. Y inclure le logement, la dépendance, la santé… »

Pour Karel Yon, c’est le rôle du syndicat dans la société qu’il faut entièrement repenser. Pour être pérennes, les syndicats doivent, selon lui, dépasser leur rôle d’« auxiliaires de la démocratie sociale » et de la négociation collective, pour en finir avec le « déni de la dimension politique du syndicalisme ». « Il leur faut trouver de nouvelles façons de peser sur le champ politique. Non pas en s’inféodant, mais en intervenant de manière autonome. » Parmi les pistes qu’il leur soumet : la présentation de candidatures citoyennes avec d’autres membres de la société civile, le fléchage vers les programmes électoraux les plus proches des attentes de leurs militants, ou l’interpellation des politiques pour faire avancer leurs propositions. Mais c’est oublier, sans doute, que l’un des principaux reproches faits par nos concitoyens aux syndicats est qu’ils sont justement trop politisés…

Auteur

  • Sophie Massieu