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A-t-on encore besoin des syndicats ?

À la une | publié le : 01.04.2019 | Gilmar Sequeira Martins

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A-t-on encore besoin des syndicats ?

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

Longtemps annoncée, la crise existentielle des syndicats a sans doute franchi un nouveau palier avec l’émergence d’un mouvement social qui les a largement, voire totalement, ignorés. Leur sort n’est pas pour autant scellé.

Mais où sont passés les syndicats ? Alors que le mouvement des « gilets jaunes » envahissait les ronds-points, puis les villes et les grandes artères de la capitale, échelonnant ensuite son action en « actes » hebdomadaires, les organisations syndicales ont adopté un silence prudent. À une exception près, note toutefois Dominique Andolfatto, professeur en science politique à l’université de Bourgogne : « La CGT, d’abord critique, est la seule à avoir tenté une “convergence des luttes” – pour reprendre une expression de l’époque – encore peu convaincante. » La centrale syndicale de Montreuil revendique avec tant de pugnacité un ancrage populaire qu’elle ne pouvait guère rester les bras ballants devant un tel événement. Le chercheur ajoute : « La CGT ne peut imaginer qu’un mouvement social, surtout d’une telle ampleur, se déroule sans elle. » Un silence d’autant plus intenable à quelques semaines de son 52e congrès prévu en mai, à Dijon. Cette tentative de « convergence des luttes » n’a pourtant guère porté de fruits. Mauvais timing ? Mauvaise approche ? La situation est plus grave, estime Jean Grosset, directeur de l’observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurès : « Les “gilets jaunes” montrent que le roi est nu. Pendant longtemps, les problématiques sociales étaient versées dans l’espace public par les syndicats. Les “gilets jaunes” font une entrée fracassante sur la scène publique avec la question fiscale, qui n’est qu’une des formes du retour de la question sociale. C’est la première fois que les syndicats sont aussi dépassés et hors du mouvement. »

Abdication

Simplement dépassés, ou faut-il établir un diagnostic plus préoccupant ? Dominique Andolfatto franchit le pas. À ses yeux, la crise des « gilets jaunes » montre que « les syndicats ont abdiqué de leur rôle de socialisation politique de ces “outsiders” et de celui de relais de leurs revendications ». Au demeurant, estime-t-il, ces « outsiders » « ne sont pas nécessairement antisyndicalistes, mais asyndicalistes ». Il dresse ainsi le tableau de « deux mondes qui s’ignorent, et, en conséquence, qui peuvent parfois se détester ». Évincés de la scène sociale et médiatique, les syndicats se retrouvent confrontés à des obstacles qui n’ont rien de nouveau. Contrairement à d’autres pays européens, le syndicalisme français n’a pas réussi à engranger des adhésions massives. Une situation qui tient à une genèse et à une histoire complexes ayant généré une multitude de difficultés. Pour autant, la situation s’est-elle vraiment dégradée ? Attention aux illusions et à l’oubli historique, prévient Dominique Labbé, chercheur du laboratoire de sciences sociales de l’université de Grenoble : « La “crise” du syndicalisme – c’est-à-dire le déclin du taux de syndicalisation – remonte au tournant des années 1970-1980. » Elle coïncide avec une phase de crise industrielle aiguë qui a conduit à un recul du taux de syndicalisation des salariés dans de nombreux pays, et singulièrement en France. « Ses causes en sont multiples et, souvent, dans l’analyse, on a préféré ne pas voir de causes propres au syndicalisme pour mettre l’accent sur le contexte économique », remarque le chercheur.

Même la fonction publique…

Pour autant, cette faiblesse du syndicalisme français doit être relativisée. Selon Jean Grosset : « Même si les chiffres, à présent, indiquent un taux de syndicalisation faible, autour de 11 %, il ne faut pas oublier que les élections professionnelles mobilisent un nombre très important de salariés. 9 millions quand on fait le bilan des élections, soit autant de sympathisants des organisations syndicales. Aujourd’hui, même les formations politiques ont peu de militants. Il y a une tradition française de faible engagement dans l’action publique. » Si la consistance de ce socle électoral est bien réelle, Dominique Andolfatto souligne qu’il n’a cessé de se réduire sous l’effet d’une érosion constante : « Il n’y a guère plus d’un quart des salariés qui se sont exprimés lors du dernier cycle des élections professionnelles qui déterminent la mesure de la représentativité syndicale dans le secteur privé. » Il en tire la conclusion que « si l’on prend en considération tous les salariés du secteur privé, près des trois quarts d’entre eux se sont abstenus, ou n’ont pas pu participer à des élections, faute de scrutins professionnelles dans leur entreprise ou de candidatures syndicales ». Même la fonction publique, souvent perçue comme un bastion pour les syndicats français, n’est plus épargnée par cette désaffection. Le taux de participation aux élections professionnelles y décline régulièrement, passant de 54,6 % en 2011 à 49,8 % en 2018. Entre 2014 et 2018, le nombre de votants a baissé de 7,3 %, alors que le nombre d’inscrits ne diminuait que de 1,6 %.

Cette lente désagrégation tient sans doute aussi à deux particularités du syndicalisme français : sa division et sa polarisation politique, traits particulièrement marqués. Le salarié peut avoir des difficultés à choisir dans quel syndicat s’engager, d’autant plus si le débat est dur et agressif entre les organisations. « Un salarié intègre un syndicat d’abord pour être défendu, rappelle Jean Grosset. Les polémiques régulières ont un impact négatif sur l’engagement. Or, le climat syndical français n’est pas toujours serein. »

Manque de lien

Dominique Gillier, vice-président du Conseil économique social et environnemental, soulève, quant à lui, le faible niveau de confiance accordé au dialogue social. Un handicap qu’il attribue à la durée séparant la signature d’un accord de ses répercussions concrètes : « Quand un accord de branche ou interprofessionnel est signé, ses effets ne sont perçus que longtemps après par les salariés. Ils ne font donc pas le lien avec l’accord et l’intérêt du dialogue social. » Deux autres facteurs, moins visibles, ont joué un rôle majeur dans ce phénomène. D’abord, la professionnalisation du militantisme syndical. « La technicité croissante des négociations obligatoires, qui couvrent des sujets très techniques comme l’épargne salariale, bureaucratise l’activité syndicale, indique Jean-Marie Pernot, chercheur en science politique, spécialiste des mouvements sociaux et du syndicalisme. Les syndicats passent l’essentiel de leur temps dans des discussions avec les directions, et cela les éloigne des salariés. » Le parallèle avec le personnel politique est vite établi : « Aujourd’hui, dans de nombreux cas, les syndicalistes ne voient les salariés que tous les quatre ans, pour les élections. Un peu comme les députés. » Depuis la loi de 2008 sur la représentativité, les syndicats sont, en effet, entrés dans une dynamique électorale qui remet en jeu leur représentativité tous les quatre ans. Le changement est radical par rapport à la période précédente où ils n’avaient pas à s’investir autant dans le champ électoral, puisqu’un décret de 1966 a fixé la liste des organisations déclarées d’emblée représentatives.

Découplage

L’autre facteur clef serait l’évolution du financement de l’activité syndicale. La loi Rebsamen du 5 mars 2014 a, en effet, institué un fonds paritaire (article L2135-9 et suivants du Code du travail) « chargé d’une mission de service public, apportant une contribution au financement des organisations syndicales de salariés et des organisations professionnelles d’employeurs ». En 2017, ce fonds, géré par l’AGFPN (Association de gestion du fonds paritaire national), a été abondé à hauteur de 91,9 millions d’euros (soit 0,016 % de la masse salariale brute) par les employeurs, et par une subvention étatique de 32,6 millions, soit un total de 124,5 millions d’euros. Ces sommes ont été investies dans la conception, la gestion, l’animation et l’évaluation des politiques menées paritairement (78,9 millions d’euros) ; dans la formation économique, sociale et syndicale ainsi que pour l’animation des activités des salariés (42,4 millions d’euros) ; et dans la participation à la conception, à la mise en œuvre et au suivi des politiques publiques (3 millions d’euros).

« Les organisations syndicales de salariés ont perçu un montant total de crédits de 83,29 millions d’euros », indique le rapport annuel de l’AGFPN pour 2017. Cette même année, parmi les principales organisations bénéficiaires figurent la CGT (18,9 millions d’euros), la CFDT (18,6 millions), FO (14,9 millions), la CFE-CGC (12,59 millions), et la CFTC (12,54 millions). L’Unsa et Solidaires ferment la marche avec des financements de, respectivement, 3 millions et 2,6 millions d’euros. Pour Dominique Labbé, c’est un point déterminant de la situation actuelle : « Les ressources des organisations ne proviennent plus que partiellement des cotisations des adhérents, ce qui a conduit à une rupture – que l’on pourrait dire douce car, a priori, peu visible et refoulée – entre la masse des salariés et leurs organisations dites “représentatives”. »

Procédure dévoyée

En dépit de ces cas isolés, l’anémie des syndicats est avérée. Seront-ils bientôt aussi bousculés qu’aux États-Unis (lire encadré) ? En tout cas, leur légitimité semble remise en cause. D’où l’implication régulière des pouvoirs publics sur le sujet. La loi Larcher de 2007 a ainsi institué l’obligation de consulter les partenaires sociaux sur tout projet de loi ayant trait à l’emploi et aux relations sociales. D’où aussi les rencontres qui ont mené à l’élaboration des accords interprofessionnels de 2013 et des années suivantes. Les grandes conférences sociales qui ont ponctué le quinquennat de François Hollande s’inscrivaient également dans cette logique de confortement de la légitimité des syndicats.

Cette procédure de consultation des partenaires sociaux, censée renforcer leur rôle, n’a pas eu l’effet escompté. Elle a été dévoyée, estime même Jean-Marie Pernot : « Elle a été instrumentalisée avant que Macron n’y renonce totalement en indiquant que le rôle des syndicats doit se cantonner à l’entreprise et aux branches. Les syndicats ont cessé d’être les coproducteurs des règles du dialogue social. » Dominique Labbé note cependant que « les syndicats ont bel et bien réussi à cofabriquer les règles de représentativité qui s’appliquent à eux » et que « les dernières ordonnances Macron-Pénicaud n’auraient pas non plus eu le même visage sans la pression de certains syndicats ». Pour autant, leur sont-elles favorables ? Pour Jean Grosset, le bilan à tirer est très clair : « Sur la question du CSE, les syndicats réformistes souhaitaient une négociation, puis une mesure supplétive. Or, le Gouvernement a fait le chemin inverse en réduisant les moyens des syndicats dans l’entreprise. Il y a là une contradiction : comment améliorer la qualité de la négociation en privant les partenaires sociaux de la possibilité de configurer les futurs IRP et en réduisant leurs moyens ? »

Les ordonnances Macron marquent bien un tournant pour le monde syndical. « Le coup a été rude pour la CFDT qui avait basé une partie de sa stratégie sur ce rôle d’interlocuteur du Gouvernement », soutient Jean-Marie Pernot. Moins impactées, les autres organisations se sont lancées, de leur côté, dans une stratégie d’opposition avec des résultats guère probants. Au-delà du cercle social, le contexte n’a guère favorisé les syndicats : « Aujourd’hui, le système politique est fermé à la demande sociale », estime Jean-Marie Pernot. Faut-il pour autant en conclure au déclin irrémédiable des syndicats ? Le futur reste ouvert, estime Jean Grosset, qui invite à tourner le regard vers l’Italie, où le taux de syndicalisation atteint presque 40 % : « Cela tient à une réflexion qui a eu lieu, il y a vingt ans, sur les motifs de l’adhésion et les conditions de la représentativité syndicale. » Les syndicats français sauront-ils procéder à un tel aggiornamento ? Le mouvement des « gilets jaunes » a en tout cas prouvé que leur effacement progressif du paysage social est devenu un risque réel. Risque déjà annoncé par Laurent Berger, en 2017. Il notait que les organisations syndicales étaient mortelles… comme les partis politiques.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins