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Le modèle du low cost bat de l’aile

Décodages | Compétitivité | publié le : 01.03.2019 | Muriel Jaouën

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Le modèle du low cost bat de l’aile

Crédit photo Muriel Jaouën

Des grèves partout en Europe, des rappels à la loi lancés par les plus hautes autorités : la crise ouverte qui secoue Ryanair, parangon d’un modèle social décomplexé, montre les limites d’un système basé sur la compression drastique des coûts, l’intensification du travail et la précarité de l’emploi.

Août 2018. En pleine période de congés estivaux, la compagnie aérienne irlandaise Ryanair doit faire face à un important débrayage dans plusieurs pays européens. 400 vols sont annulés, plus de 55 000 passagers restent cloués au sol. Pour le transporteur low cost, c’est la deuxième crise en dix mois. En octobre 2017, suite à une gestion désinvolte des congés de ses pilotes, la compagnie avait en effet dû annuler 2 000 vols ! Le cours en Bourse s’effondre de 20 %. Les conjectures, elles, montent en puissance. Le modèle de la principale compagnie low cost européenne, qui, en 34 ans d’existence, avait réussi l’exploit d’éviter tout mouvement social, serait-il en train de tanguer ? L’entreprise s’en défend, faisant état d’une hausse de 8 % de son activité en 2018. De fait, avec 1,3 milliard d’euros de bénéfices dégagés, la deuxième compagnie aérienne en Europe – derrière Lufthansa – reste solide.

Mais la crise qui secoue depuis deux ans ce fleuron emblématique du low cost met à jour les failles d’un modèle économique et social tout entier construit sur la réduction à tout crin des coûts de production. Avec Ryanair, c’est sans doute tout le low cost, dans sa version la plus radicale, qui a du plomb dans l’aile.

Un système né en Allemagne au sortir de la Deuxième Guerre mondiale avec l’enseigne de distribution Aldi, mais qui a trouvé son point d’orgue à partir des années 1970 dans le transport aérien, d’abord aux États-Unis avec Southwest Airlines, puis en Europe avec EasyJet et Ryanair. « Aujourd’hui, l’expression low cost tend à envahir le vocabulaire courant. Automobile, finance, pharmaceutique, salles de sports, funéraire… il n’est pas un secteur d’activité – hormis le luxe – qui échappe à l’étiquette. Mais cette compilation cache des approximations qui font fi de la complexité des facteurs concourant à la création de biens et de services à bas coût », souligne Jean-Pierre Durand, sociologue, cofondateur de « La Nouvelle revue du travail ».

Des conditions de travail tirées vers le bas.

En effet, au-delà des spécificités sectorielles et des singularités propres à chaque entreprise, le low cost repose sur deux principes invariants : la simplification radicale du bien ou du service, réduit à sa fonctionnalité brute (déplacement point à point dans l’aérien, mise à disposition des produits dans leur carton d’emballage dans la distribution hard discount), et la compression drastique du coût des intrants. Pour les consommateurs, c’est la promesse d’un prix d’achat peu élevé. Et pour les salariés ? Comment le low cost se traduit-il sur la qualité de l’emploi, sur les conditions de travail et sur le dialogue social ? « La tendance générale du low cost est de tirer vers le bas les conditions d’emploi et de travail. Dans l’aérien, c’est très clair : il n’y a pas photo entre les grandes compagnies nationales et les compagnies à bas prix », constate Jean Vandewattyne, sociologue, auteur de nombreux travaux sur le secteur aérien.

Pourtant, si le modèle économique semble induire un standard social dégradé, c’est par le social que ce même modèle se trouve aujourd’hui sévèrement remis en question.

Cadences infernales et contrats précaires : la recette Ryanair.

Les mésaventures de Ryanair, champion toutes catégories d’un système social totalement décomplexé, sont à cet égard symptomatiques. Parangon du « law shopping », le flibustier des airs a imposé au fil des années, et au mépris du droit, des contrats de travail irlandais à ses salariés en poste sur le continent. Un déni juridique mâtiné de cadences infernales, de bas salaires et de contrats précaires. Seulement voilà, trop c’est trop. Condamné à plusieurs reprises en France pour travail dissimulé, emploi illicite de personnel navigant et prêt illicite de main-d’œuvre, la compagnie a dû se résoudre, sur ses bases de Marseille et de Bordeaux, à employer des salariés sous droit français.

Sonné par cette claque juridique, Michael O’Leary, le sulfureux patron de Ryanair, doit également ravaler sa fierté sur le plan social, allant jusqu’à concéder 20 % d’augmentation en 2018 pour retenir ses pilotes. Mieux : pour la première fois depuis sa création en 1984, les syndicats sont autorisés dans l’entreprise !

Mais les débrayages gagnent l’Espagne, le Portugal, l’Italie, les Pays-Bas. De plus en plus de responsables politiques européens, notamment en Belgique, interpellent Michael O’Leary. « Le marché intérieur n’est pas une jungle », lui rappelle en substance Marianne Thyssen, la commissaire européenne pour l’Emploi et les Affaires sociales.

Le déni social n’aurait donc qu’un temps. Les compagnies low cost vont devoir privilégier d’autres variables d’ajustement. Et pourquoi pas ? C’est le schéma revendiqué chez Ouigo, la marque low cost de la SNCF. « Nous jouons sur quatre leviers pour réduire notre ratio coûts de production/place kilométrique : maximisation du matériel roulant (12 heures par jour, avec uniquement 45 minutes d’arrêt en gares) ; maintenance de nuit ; rames très capacitaires (25 % de places en plus) ; distribution 100 % digitale », explique-t-on à la SNCF. Reste que Ouigo n’est pas une entreprise, c’est une business unit de la SNCF. Ses agents sont tous au statut. Le même employeur, les mêmes avantages, les mêmes grilles de salaire et de progression que tous les autres cheminots. « Tant que les salariés sont protégés par les conventions collectives, le statut, le droit, le seul véritable risque du low cost est celui d’une certaine intensification du travail », note Edgar Stemer, secrétaire général de la fédération transports CFDT.

Compression drastique des effectifs dans la distribution.

L’intensification du travail : voilà, en effet, une bataille que les entreprises low cost semblent avoir gagnée. Dans la distribution discount, elle est la résultante mécanique d’une compression drastique des effectifs. Selon le dernier rapport de branche de la Fédération du commerce et de la distribution, on recense en moyenne six salariés pour 500 m2 de surface dans un supermarché low cost, contre douze dans une enseigne « classique ».

« Dans la distribution low cost, la productivité immédiate du travail prime sur tous les autres indicateurs. Cela donne lieu à une redéfinition des métiers, à une intensification des cadences, à une polyvalence des tâches et à une flexibilité maximale, avec un recours massif aux temps partiels, notamment aux contrats de 21 heures », remarque Gérald Gautier, secrétaire fédéral FO Commerce.

Mais les entreprises low cost sont aussi des laboratoires, où s’expérimentent des modèles d’organisation et de production qui inspirent les plus grosses entreprises de leur secteur. Là encore, l’exemple de Ouigo est éloquent. « Ouigo répond à une véritable stratégie d’innovation de la SNCF. Si le modèle fonctionne, c’est parce qu’il emploie des volontaires, plutôt jeunes, en phase avec le modèle. D’où une moindre conflictualité sociale. D’une certaine manière, Ouigo est un test social pour l’entreprise », explique Marie Delaplace, économiste, professeure à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée.

En France, le hard discount n’a pas pris.

Pendant que les entreprises « dominantes » clonent certains ressorts économiques du « petit prix » (notamment dans l’optimisation des coûts), les sociétés low cost, dans un mouvement de ciseaux, sont de plus en plus nombreuses à adopter les codes du secteur marchand historique (notamment dans l’enrichissement de leur offre). À tel point qu’il devient de plus en plus difficile, dans certains cas, de distinguer une compagnie classique de son challenger low cost.

Implanté dans l’Hexagone dès 1988, l’Allemand Lidl a viré sa cuti dès 2012. Exit la référence au hard discount, place au « supermarché de proximité ». L’enseigne, qui emploie en France 35 000 salariés, en intègre chaque année 1 000 de plus et traite 200 000 candidatures à l’emploi. Alors, effacés, les stigmates d’une édition de l’émission « Cash Investigation », dont les caméras infiltrées en septembre 2017 laissaient entrevoir des comportements de management plutôt rogues au sein de l’enseigne ? « Il n’y pas chez nous de variable à l’objectif. Nous veillons à maintenir un taux horaire supérieur de 15 % à celui du Smic, ce qui fait de Lidl une enseigne plus rémunératrice que les standards du marché en début de carrière, avec 97 % des contrats en CDI », affirme Anne Broches, la DRH.

Et Lidl n’est pas la seule à opérer un repositionnement. Aldi et surtout Leader Price se sont placées dans sa roue. De fait, alors qu’elle est très présente en Allemagne, aux Pays-Bas et dans les pays nordiques, la distribution hard discount n’a pas réussi à prendre en France, où sa part de marché, en baisse régulière, stagne aujourd’hui autour de 11 %.

Ainsi, c’est paradoxalement par sa capacité de contagion jusque dans les modèles traditionnels que le low cost a freiné sa puissance de préemption de l’économie marchande. Conséquence : un phénomène global et diffus de « mediumisation » du marché, y compris dans les ressorts sociaux. Le bilan social du low cost doit donc s’évaluer également au-delà des employeurs low cost eux-mêmes. Au sein des sociétés sous-traitantes, mais aussi à une échelle plus « macro ». Avec, au cœur des enjeux, une tension qu’il faudra résoudre entre un consommateur-salarié à la fois intéressé par une réduction des coûts et lésé à moyen terme par la réduction de la masse salariale et l’intensification du travail qu’impliquent souvent la baisse du prix des produits et le recul des services. « Une économie doit fonctionner sur la base d’un équilibre englobant consommateurs, salariés, épargnants, retraités. Cet équilibre est fortement mis à mal par les modèles low cost », souligne Gérard Mardiné, secrétaire national à l’économie CFE-CGC.

Emmanuel Combe Vice-président de l’Autorité de la concurrence
« Ne négligeons pas les effets indirects positifs sur l’emploi »

Le low cost impacte-t-il la feuille de paie des salariés ?

E. C. : Aucune étude exhaustive ne permet à ce jour de conclure à une dévalorisation salariale par le modèle low cost. Seuls quelques indices épars, et propres au secteur de l’aérien, permettent d’établir que le niveau des rémunérations absolues, à même poste et à même profil, est sensiblement équivalent entre les compagnies low cost et les autres. En revanche, les rémunérations relatives sont inférieures dans les premières, du fait de la part plus importante du variable dans le salaire et d’une plus forte productivité du travail.

Est-il nuisible pour l’emploi ?

E. C. : Ne négligeons pas les effets indirects positifs. Il ne faut pas oublier que les gains de productivité permettent une diminution du prix du produit, qui augmente elle-même la demande et donc l’emploi. Ensuite, on a pu observer aux États-Unis, dans le secteur de la grande distribution, un effet schumpeterien (NDLR : du nom de l’économiste Joseph Schumpeter, théoricien de la « destruction créatrice ») après l’arrivée de Walmart : plus de 25 chaînes de supermarchés ont périclité, mais cette destruction d’emplois s’est trouvée plus que compensée par les créations d’emplois au sein de Walmart.

Est-il préjudiciable à l’économie ?

E. C. : La baisse des prix afférente aux produits et aux services low cost génère une augmentation de la demande de consommation sur d’autres produits, souvent complémentaires à l’offre primaire. Prenons le cas de l’aérien : l’économie réalisée sur le prix du billet d’avion conduit les passagers à dépenser plus sur place (biens de consommation, loisirs et culture, hôtellerie, pourquoi pas achat immobilier en résidence secondaire).

Auteur

  • Muriel Jaouën