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Difficile de passer de l’injonction à l’action

À la une | publié le : 01.03.2019 | Laurence Estival

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Difficile de passer de l’injonction à l’action

Crédit photo Laurence Estival

Les entreprises multiplient les outils pour favoriser la créativité de leurs collaborateurs et pour les inciter à transformer leurs idées en produits ou en services. Décryptage de stratégies menées crescendo autour de quelques étapes clés.

C’est dans une tour de La Défense que Sopra Steria a ouvert son premier DigiLab, il y a cinq ans. « À l’époque, c’était essentiellement un show-room dans lequel étaient présentés nos projets les plus innovants », rappelle Éric Maman, le responsable. Le lieu destiné à accueillir les clients était aussi ouvert aux collaborateurs du groupe, invités à des journées portes ouvertes. Cet endroit propice aux rencontres et à l’inspiration réciproque s’est progressivement transformé. Des salles de créativité sont venues se greffer à cette « vitrine » pour permettre la tenue de réunions et de séances de travail autour de tables rondes, entourées de murs blancs sur lesquels il est possible d’écrire. Puis, s’est aussi ajoutée une pièce dédiée à la concrétisation de l’idée elle-même avec une imprimante 3D et une « bibliothèque » virtuelle donnant accès aux meilleures pratiques et aux projets innovants développés dans le groupe.

« En peu de temps, nous sommes passés de la sensibilisation à l’action », poursuit le maître des lieux, qui a également étoffé son équipe de « coachs » toujours prêts à donner un coup de main et à accompagner les porteurs de projets. Parallèlement, cet espace atypique a fait des émules au sein du groupe. Vingt-et-un DigiLab ont en effet vu le jour, couvrant tous les pays où l’ESN (Entreprise de services numériques) est présente, dont sept en France. À La Défense comme ailleurs, ils ne désemplissent pas, les collaborateurs désireux de faire de nouvelles rencontres – et plus si affinités – pouvant s’y rendre en dehors des heures de travail ! Des liens étroits unissent toutes ces structures dans un réseau où commencent à être menées des expériences créatives multisites utilisant les technologies de communication les plus pointues.

Sensibilisation tous azimuts

Sopra Steria n’est pas la seule à avoir réussi à insuffler un vent de créativité au sein de ses équipes, mais l’histoire de ces DigiLab illustre le mouvement suivi par de nombreuses entreprises qui procèdent, elles aussi, par étapes. Première d’entre elles : la sensibilisation des salariés. Lancée dans une course à l’innovation, BNP Paribas a ainsi souhaité que les salariés de l’entité BNP Paribas ISF lèvent le nez de leur guidon. Elle a cassé les codes traditionnels en les incitant à venir s’immerger dans un tiers-lieu, en l’occurrence un espace de coworking d’un centre Space en plein de cœur de Paris. « Ces espaces sont propices au développement de nouvelles méthodes de travail que nous cherchions à impulser. C’était aussi un moyen de les tester avant d’envisager leur développement à grande échelle, avance Andreas Lambropoulos, responsable des initiatives stratégiques du groupe bancaire. Travailler aux côtés d’autres résidents favorise les rencontres et les échanges et incite à être plus curieux et plus ouvert. » L’expérience conduite pendant six mois s’étant avérée positive, l’entreprise – qui a aussi profité de sa présence dans ces locaux partagés pour assister à des conférences stimulantes – a décidé d’appuyer sur l’accélérateur.

Rien d’étonnant d’ailleurs si, sans pour autant camper dans des espaces de coworking, d’autres entreprises organisent des « learning expeditions » dans des lieux inspirants. Le but : sensibiliser les participants à de nouvelles idées qu’ils pourraient ensuite transposer ou adapter dans leur propre univers. Adepte de la « fertilisation croisée », Mazars invite par exemple les consultants et auditeurs à visiter l’atelier Hermès « pour voir le travail de l’artisan », raconte Mathilde Le Coz, directrice développement des talents & innovation RH. D’autres vont changer d’air en parcourant les stands du Salon Vivatech ou s’immergeront pendant quelques heures à l’École 42 ou à Station F. Dans tous les cas, l’objectif est le même : promouvoir la pensée « out of the box ». Pour accélérer le mouvement, les entreprises n’hésitent pas, parallèlement à la multiplication des expériences, à proposer des formations centrées sur différents outils. Il s’agit de cartes mapping pour visualiser le champ des possibilités, de chapeaux De Bono pour apprendre à penser sous des angles différents, mais aussi de design thinking, qui consiste à partir du besoin de l’utilisateur pour trouver une réponse à son problème précis en s’appuyant sur son écosystème. « Suivre une formation est indispensable, car on ne naît pas créatif, on le devient », résume Tatiana Marot, responsable des départements soft skills de l’organisme de formation EFE.

Foire aux idées

Après la phase de sensibilisation, vient la deuxième étape centrée sur l’organisation de manifestations spécifiques destinées à laisser les collaborateurs s’exprimer. On ne compte plus les employeurs convertis aux hackhatons, à l’image d’Allianz, qui a élaboré une véritable politique à deux étages autour de questions liées à la résolution de problèmes. Depuis deux ans et demi, l’assureur a lancé six Innovathons associant pendant 48 heures des salariés et des personnes extérieures – clients, start-up… – chargées de proposer des solutions concrètes sur des questions précises : application du big data à l’assurance, politique RSE… Tous les 18 mois, il existe aussi une version « géante » de ces événements autour de questions transversales telles la satisfaction client ou sur le thème de la simplification. « Nous avons aussi créé un réseau interne d’ambassadeurs, chargés de diffuser des informations sur ces défis et de présenter les projets des lauréats afin d’aider à la diffusion de cette culture de la créativité que nous souhaitons développer », précise Julien Martinez, directeur de la stratégie, des projets innovants et des fusions & acquisitions d’Allianz France.

Adepte elle aussi de ces « challenges » qui poussent les salariés à prendre des risques et de l’assurance, Microsoft offre à ses collaborateurs la possibilité de contacter en amont, ou même pendant le processus, des « spécialistes » en interne des sujets abordés. La multinationale a réalisé un travail d’identification par métiers et par technologies disponibles. Autour de ces experts gravitent des communautés dans le grand réseau social interne de la multinationale. « C’est un moyen d’aller plus vite et de promouvoir une économie reposant sur le partage et sur l’intelligence collective, un nouveau paradigme qui est de plus valorisé, pointe Carole Bénichou, directrice de la division Office et Microsoft 365. Lors des entretiens d’évaluation, nous prenons en compte la capacité des salariés à fédérer d’autres collaborateurs autour de lui ou à rejoindre des projets portés par des collègues. »

Concrétisation

Troisième étape : la phase de mise en œuvre. Dans toutes les entreprises friandes de challenges, les projets sont étudiés par un jury dans lequel siège souvent le P-DG. « Les lauréats de notre hackathon, baptisé “All Innovators” et centré sur la création de nouveaux produits ou de nouveaux services, sont invités à entrer dans une concrétisation, allant jusqu’à la réalisation d’un prototype. Nous insistons sur la matérialisation des projets rendue possible grâce à notre Fab Lab », renchérit Jean-Louis Compeau, directeur du SebLab du groupe Seb. Dans cette démarche, ils vont être accompagnés par les experts qui travaillent au sein de la cellule innovation de l’entreprise, et ils disposeront pour cela d’une heure par semaine, pendant trois mois. « Nous sommes aussi en train d’élargir le spectre au-delà de ces porteurs de projets récompensés pour répondre à d’autres besoins en interne. Les équipes confrontées à la recherche de nouvelles solutions pour répondre à leurs propres enjeux, comme c’est le cas dans le département RH ou finances, souhaitent être accompagnées elles aussi », poursuit-il. Un service de coaching pourrait être mis en place, tandis que la cellule innovation a déjà ouvert ses propres ateliers de créativité à tous ceux qui auraient envie de se perfectionner sur les outils et sur les méthodes utilisés.

État d’esprit

Même démarche chez Allianz. « Les lauréats des Innovathons sont ensuite accompagnés pour entrer dans la phase de mise en œuvre. Outre le coaching réalisé par des équipes dédiées, ils bénéficient d’une heure par semaine prise sur leur temps de travail pour continuer à se consacrer à leur dossier », illustre Julien Martinez. L’assureur a également ajouté un étage à sa fusée : il a créé un incubateur interne pour tous les collaborateurs qui souhaitent se lancer dans l’aventure entrepreneuriale avec des moyens, notamment en matière d’accompagnement et de décharges de leurs tâches quotidiennes. Cinq projets y sont actuellement accueillis. « Au-delà des techniques, la créativité c’est aussi un état d’esprit encouragé par la culture d’entreprise et le management », lance Pascal Grémiaux, P.-D.G. d’Eurécia, une société spécialisée dans les logiciels RH. Selon lui, ce processus va au-delà de la proposition de nouveaux outils et de nouveaux services dans la mesure où il modifie les pratiques managériales. Cette évolution est d’ailleurs nécessaire pour réussir à dépasser les blocages qui font que des salariés restent encore en retrait. « Il y a une confusion chez certains entre la créativité et la création, alors que la solution se trouve parfois au détour d’une conservation. Et pour les aider à franchir le pas, il faut instaurer des relations de confiance afin de les inciter à prendre des risques et à ne pas redouter les échecs », renchérit Mathilde Le Coz. La créativité, pour résumer, ce sont des outils et, d’abord, un état d’esprit.

Julie Fabbri Professeure en stratégie et en management de l’innovation à l’EM Lyon
« Une idée, en soi, ça ne vaut rien »

L’étude des stratégies adoptées par les entreprises pour favoriser la créativité montre que ce processus est très complexe…

Julie Fabbri : Ce qui est compliqué, en effet, ce n’est pas d’avoir des idées, mais de savoir les manager… On ne va pas innover parce que l’on a une idée révolutionnaire, mais davantage parce qu’elle correspond à une demande. Il y a aujourd’hui une injonction à être créatif. Encore faut-il s’interroger sur les raisons qui nous poussent à le devenir. Par ailleurs, une idée, en soi, ça ne vaut rien. Ce n’est pas une idée qui change le monde, mais la manière dont elle est mise en œuvre.

Quelles sont les conditions nécessaires ?

J. F. : Une fois posé ce que l’on recherche, il faut inciter les individus à fréquenter les lieux qui vont leur donner un sentiment de liberté, des espaces à part où ils vont multiplier les expériences. Mais attention, ce n’est pas parce que vous allez deux jours dans un espace de coworking que vous allez devenir innovant ! Il faut décanter avec le temps et s’échapper de la pression du court terme pour donner corps à de nouvelles combinaisons. Et puis, au sein d’un groupe ou d’une entreprise, il faut être capable d’embarquer tout le monde et de mélanger les profils pour la concrétiser.

Dans la mesure où quelqu’un doit bien choisir les idées qui seront appliquées, à un moment donné, l’injonction à être créatif ne risque-t-elle pas de susciter des frustrations à terme ?

J. F. : C’est précisément parce que la créativité est un processus qu’il ne peut pas y avoir de systèmes hiérarchiques plats. La décision ne peut pas se prendre à l’unanimité. Mais pour éviter les frustrations, il faut inventer des modes de décisions démocratiques où, à l’intérieur d’un groupe, le décisionnaire n’est pas toujours le même. Cela renvoie aux nouvelles formes de pouvoir reposant sur l’intelligence collective.

Auteur

  • Laurence Estival