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Vie des entreprises

Dehecq pilote Sanofi-Synthélabo à l'affectif

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.03.2001 | Catherine Lévi

Cet homme au franc-parler et à la stature de rugbyman s'est imposé en leader dans la fusion entre Sanofi et Synthélabo. Le style de Jean-François Dehecq, partisan du dialogue social, de l'absence de formalisme et des restructurations en douceur, tranche dans un univers très anglo-saxon.

Dieu que la mariée était jolie ! Si l'on en croit les chiffres, l'union entre Sanofi et Synthélabo, célébrée en 1999, c'est du solide. Après une bonne année 1999, 2000 s'est achevée en fanfare avec des bénéfices en hausse de 50 % et un cours de Bourse tonitruant : + 72 %, le deuxième meilleur score du CAC 40. Jean-François Dehecq, désormais seul à la barre du groupe depuis le départ du vice-président Hervé Guérin, ancien patron de Synthélabo, peut s'estimer satisfait.

Après trente années passées chez Sanofi, un groupe pharmaceutique qu'il a bâti de toutes pièces, les résultats affichés par le nouvel ensemble confortent son ambition : garder ses racines françaises dans un secteur dominé par les Anglo-Saxons. Reste que, en dépit de ses nombreuses fusions et acquisitions, le deuxième laboratoire pharmaceutique français n'occupe que le septième rang au niveau européen et se situe seulement dans les 20 premiers à l'échelle mondiale. Une position vulnérable, même si ses deux actionnaires de référence, TotalFinaElf et L'Oréal, sont liés par un pacte. Jean-François Dehecq le sait. Pour continuer à croître et à s'affirmer sur le plan international, son groupe doit se recentrer sur son métier de base, la pharmacie, en se séparant des activités périphériques : le prix à payer pour rester l'exception culturelle dans l'univers impitoyable de la pharmacie mondiale. Mais cette stratégie n'est pas toujours comprise et admise par les 29 300 salariés. En témoigne les conflits sociaux qui ont émaillé la vie du groupe en 2000.

1 PARACHEVER LA FUSION SANOFI-SYNTHÉLABO

« La fusion aujourd'hui, pour moi, c'est terminé. Sanofi et Synthélabo, c'est la même chose », assène Jean-François Dehecq, soucieux de tourner la page. Il faut reconnaître que le chantier est bien avancé. « Socialement, la fusion s'est passée proprement. Le processus a été plus lisible et plus planifié qu'ailleurs », admet Patrick Millereux, délégué syndical CGT du groupe. Dès le 1er avril 1999, soit un bon mois avant l'entrée en vigueur de la fusion, un accord de méthode sur l'harmonisation des statuts prévoyant une trentaine d'accords spécifiques a été signé avec l'ensemble des organisations syndicales. Les trois derniers, portant sur les indemnités de rupture, les congés spéciaux et les classifications, ont été conclus en décembre 2000.

L'harmonisation s'est plutôt faite par le haut, en particulier dans le domaine des rémunérations, qui se situent désormais dans le haut de la fourchette pour le secteur. Même s'il y a eu très peu de « casse sociale » dans l'ensemble, quelques inquiétudes demeurent sur la pérennité de tous les sites du nouveau groupe. La CFDT s'interroge notamment sur l'avenir des 10 centres de recherche situés dans l'Hexagone. Et critique ouvertement la manière dont les équipes ont été rapprochées. « La fusion s'est faite au galop. On n'a pas pris le temps d'étudier les façons de travailler de chacun, regrette Françoise Pierre, déléguée syndicale CFDT du groupe. Il y a eu de beaux loupés. »

C'est encore plus vrai au niveau de l'encadrement. Jusqu'au départ d'Hervé Guérin, ancien numéro un de Synthélabo, en septembre dernier, les luttes de clans et les conflits larvés ont empoisonné l'atmosphère. Ce départ a sonné le glas de la période de transition. Jusqu'alors, l'état-major du groupe comprenait la bagatelle de 19 présidents, issus des deux anciennes entreprises. L'organisation en râteau avait pour objectif d'imbriquer les équipes, mais comportait de nombreux doublons explosifs, comme à la direction des ressources humaines. Le nouvel organigramme, tout juste mis en place, fait la part belle aux hommes et à la culture Sanofi, puisque sur les 12 membres du comité exécutif, deux seulement, chargés des finances et du secrétariat général, sont des ex-Synthélabo. Un grand nombre d'anciens Synthélabo du siège sont partis.

Les experts ès fusions n'y verront rien d'anormal. La personnalité de Jean-François Dehecq, un « affectif brouillon » selon des proches, s'est heurtée à celle d'Hervé Guérin, un « méthodique froid ». Dans ce combat pour le leadership, le premier l'a emporté, et ses idées aussi. Le style de management des deux sociétés pharmaceutiques différait à maints égards : « La culture de Sanofi était dominée par un souci de dialogue social, la décentralisation, une absence de formalisme. Chez Synthélabo, les méthodes étaient plus américanisées, la culture du contrat plus forte, d'où la place faite, par exemple, à la rémunération variable », dit Jean-Claude Armbruster, vice-président chargé des ressources humaines.

2 SOIGNER LE DIALOGUE SOCIAL

Sanofi, issu d'Elf, un groupe anciennement nationalisé, a toujours attaché de l'importance aux relations avec les organisations syndicales. « Jean-François Dehecq a la volonté de parler avec les syndicats et le personnel. C'est une force », estime Frédéric Cluzel, directeur des relations sociales. La CGT et la CFDT, les deux organisations majoritaires, le reconnaissent, même si cela ne les empêche pas d'appeler à la grève – comme à Ambarès et à Saint-Loubès, en octobre dernier – lorsque des désaccords surviennent. Mais l'une et l'autre n'ont pas la même appréciation du climat social. La CGT a bien digéré la fusion Sanofi-Synthélabo. Les militants des deux groupes se sont rapprochés avant même l'entrée en vigueur de la fusion et semblent avoir trouvé leurs marques. « J'aurais du mal à dire que cela ne va pas, reconnaît Patrick Millereux. La CGT a signé l'accord salarial 2001. Cela ne nous était pas arrivé depuis quinze ans ! »

La CFDT, qui n'a pas encore complètement surmonté la fusion, est plus dubitative. Les troupes cédétistes restent dans une culture de rapport de force et manifestent leur réserve vis-à-vis de la politique contractuelle du groupe, comme l'illustrent les propos de Jean-Jacques Moret, délégué syndical activités production et distribution, un ancien de Synthélabo. « Quand j'étais à l'extérieur, j'étais frappé par le nombre de réunions et d'accords signés chez Sanofi. Aujourd'hui, je me demande s'il ne s'agit pas d'une belle vitrine. » D'autant que, selon lui, la déclinaison dans les différents établissements n'est pas toujours à la hauteur des accords signés au niveau central.

3 DÉCENTRALISER EN LAISSANT L'INITIATIVE AU TERRAIN

Jean-François Dehecq est fervent partisan d'une décentralisation à tous les niveaux de l'entreprise. « Les orientations générales sont prises en central, mais le terrain peut les appliquer avec une vraie marge de manœuvre », affirme Philippe Courbin, directeur de l'usine d'Aramon, près d'Avignon, l'un des premiers ex-Synthélabo aux commandes d'un site Sanofi. Parfaite illustration de cette autonomie encadrée : chaque usine définit son mode d'intéressement spécifique dans le cadre d'un dispositif d'ensemble. Chaque site possède son propre responsable de communication, ne laissant pas le siège occuper tout le terrain. Enfin, les responsables des sites peuvent prendre des initiatives sans le feu vert de Paris. Par exemple, Aramon forme depuis longtemps ses opérateurs sur ligne grâce à un système de tutorat spécifique. Le dispositif est aujourd'hui appliqué à des opérateurs âgés de 40 à 50 ans, anciennement au chômage ou en situation précaire, pour rééquilibrer la pyramide des âges. Et ce n'est qu'après l'avoir menée à bien que le DRH d'Aramon, Jacky Lhoumeau, a fait part de cette opération au siège. L'autonomie est tout aussi grande à l'international, où les patrons locaux restent maîtres chez eux. « Il y a une totale liberté de faire », confirme Hanspeter Spek, patron de l'international, d'origine allemande, présent dans l'entreprise depuis quinze ans.

Mais cette approche empirique, qui favorise l'innovation locale et suscite un véritable attachement à l'entreprise, a aussi ses revers : lisibilité limitée de l'organisation, risque d'émergence de baronnies locales, insuffisance de cohérence globale, peu de transfert et de partage d'expertise. Conséquence : l'ensemble Sanofi-Synthélabo peine à se construire une identité globale, d'autant que les équipes internationales n'ont pas encore réellement fusionné. Un handicap face à une concurrence beaucoup plus organisée. « Sanofi-Synthélabo reste une entreprise française de taille internationale », confirme un cadre du siège. Un détail révélateur, parmi d'autres : le comité de groupe européen est tout juste en cours de constitution.

4 PROFESSIONNALISER LE MANAGEMENT

Père fondateur du groupe aux allures de pater familias, Jean-François Dehecq gère son entreprise à l'instinct. Chez Sanofi-Synthélabo, on ne parle pas de knowledge management, d'e-learning ou de gestion des talents. Pas la peine de chercher, dans le bureau de Jean-François Dehecq, un manuel des dix commandements sur l'art de mener les hommes. « C'est un entrepreneur, gérer le statique ne le passionne pas », fait valoir un cadre. L'intéressé ne s'en cache pas : « Je n'ai jamais mené de grande réflexion sur la manière de gérer l'entreprise ni cherché à codifier mes pratiques. » Le groupe refuse de suivre les modes de management. « On ne met pas en avant des systèmes pompeux, l'important est de faire, pas de dire », plaide Jacky Lhoumeau, DRH du site d'Aramon. « Notre style de management est plus personnalisé, plus émotionnel, moins factuel que dans les groupes anglo-saxons », estime Hanspeter Spek, qui y a effectué la première partie de sa carrière. Cette exception culturelle n'échappe pas aux cabinets de conseil anglo-saxons, plutôt critiques sur le mode de management de Sanofi-Synthélabo. « C'est une entreprise désorganisée. Il n'y a pas vraiment d'organigramme. La répartition des responsabilités ne reflète pas la carte du pouvoir », relève un consultant. Jean-François Dehecq, qui aime le contact direct avec ses troupes, court-circuite parfois la hiérarchie en intervenant sur des sujets qui ne relèvent pas directement de ses prérogatives. Il fonctionne avec des proches, ce qui irrite ceux qui ne font pas partie du carré des fidèles. « Il ne suffit pas d'être compétent pour réussir dans le groupe », affirme un observateur extérieur.

Des méthodes qui étonnent les ex-Synthélabo, habitués à plus de rigueur. Mais, dans un groupe qui grossit à vitesse exponentielle, les règles du jeu vont nécessairement être clarifiées. « Nous devons formaliser davantage nos méthodes de travail », reconnaît Hanspeter Spek. Pas si simple. Car à peine les premiers chantiers lancés, la culture Sanofi a fait de la résistance. La CFDT dénonce déjà un excès de formalisme. « Jean-François Dehecq a lui-même la nostalgie du temps où tout se décidait rapidement et simplement », rapporte un cadre. Pour un ancien de la maison, « certains vivent mal la nécessité de se professionnaliser ».

Surtout sur des sujets sensibles, comme celui des salaires. L'adoption du système de rémunération variable en vigueur chez Synthélabo a été plutôt chaotique. Les grèves de l'automne dernier dans plusieurs centres de recherche étaient liées à l'attribution de bonus à l'encadrement supérieur, ce qui a été mal vécu par tous, y compris par les intéressés. La copie est donc à revoir.

5 SAVOIR CONSERVER LES TALENTS DE LA RECHERCHE

La bonne alchimie, intégrant les exigences d'une grosse structure et une « anarchie intelligente » dans la gestion des hommes, Sanofi-Synthélabo l'a sans doute trouvée dans la recherche. « Il faut être à la fois rigoureux et inventif pour réussir », confirme Gérard Le Fur, le directeur des affaires scientifiques, l'œil pétillant de l'éternel étudiant malgré la cinquantaine. Et le résultat est probant. Le groupe peut se targuer d'avoir lancé des médicaments innovants, comme l'Aprovel et le Plavix, dans les spécialités cardio-vasculaires. Certes, Jean-François Dehecq n'a pas lésiné sur les moyens. L'entreprise dispose d'une force de frappe de 6 000 chercheurs, bénéficiant d'un budget de 6 milliards de francs, soit l'équivalent de 17 % du chiffre d'affaires annuel. Mais la capacité à orchestrer les efforts de recherche, étalés sur de très longues années, et à motiver les équipes s'est révélée aussi décisive que les moyens mis sur la table. Sanofi-Synthélabo a adopté très tôt le travail en équipe par projets, prenant alors une longueur d'avance sur la concurrence.

Généralisé à toutes les phases du développement des molécules, ce mode de fonctionnement, pioché – une fois n'est pas coutume – dans les manuels de management américains, crée un véritable esprit d'équipe entre chercheurs et spécialistes du marketing ou de la production, appelés à travailler en petites cellules de 20 à 100 personnes au maximum. « Cette ambiance de PME favorise la créativité », explique Gérard Le Fur, qui invoque dans certains cas la chance, mais surtout « la qualité des chercheurs et leur expertise ». D'où l'importance de savoir conserver les talents.

Sanofi-Synthélabo peut s'en réjouir : peu de chercheurs partent à la concurrence, malgré d'incessantes offensives de charme. « Ils sont sensibles à la reconnaissance qui passe par la rémunération, mais elle n'est pas leur principal ressort », juge Gérard Le Fur. Le cocktail gagnant s'élabore à partir des moyens accordés à la recherche par le groupe, du succès des produits, de l'ambiance de travail, des rémunérations et de la gestion des carrières, qui est pilotée par un comité spécialisé. Toute la question est de savoir si le groupe va être capable de transposer les recettes gagnantes dans le domaine de la recherche à la gestion des carrières des cadres, grand chantier de l'entreprise en 2001.

6 MUSCLER LA GESTION DES CARRIÈRES DES CADRES

Pour jouer dans la cour des grands et accompagner sa croissance, Sanofi-Synthélabo a des progrès à faire dans la gestion des cadres. Dès que le sujet est abordé, les critiques fusent : le développement des compétences n'est pas prioritaire, la mobilité n'est pas systématique, le dispositif de formation est faiblard, les modes de rémunération sont peu contractualisés, la définition des postes floue. « Peu d'efforts ont été faits et ils n'ont pas été couronnés de succès », constate un cadre qui vient de quitter l'entreprise. « Les cadres râlent car ils n'ont pas de fiche de poste », rapporte l'un d'entre eux. L'entreprise est bien consciente des lacunes et promet du changement. Mis en place par Jean-François Dehecq pour faire office de poil à gratter, le comité junior, qui réunit une douzaine de cadres de moins de 35 ans, fait remonter les doléances des plus jeunes. Les grandes directions de l'entreprise sont elles-mêmes demandeuses d'innovation, en particulier en matière de mobilité. « Il est important de décloisonner les filières pour créer de nouvelles compétences au sein du groupe et faire émerger des métiers inédits, notamment à l'interface des différentes professions », affirme Christian Lajoux, le patron de la filiale française.

Avec deux sous-directions spécifiques, l'une consacrée au développement des dirigeants, l'autre aux cadres et aux potentiels, la direction du développement des hommes met en place une nouvelle politique qui se décline dans trois directions : « enclencher les processus » pour permettre à chacun de situer ses possibilités d'évolution ; muscler les compétences des managers, notamment en matière d'animation d'équipe, en revoyant les formations existantes et en développant le coaching ; enfin, internationaliser davantage les carrières pour renforcer la culture du groupe et créer des réseaux.

Il ne s'agit pas pour autant de tout codifier. Détail significatif, la direction du développement des hommes a été confiée à l'ancien directeur du site d'Aramon et non à un fonctionnel du siège. Pas question non plus de renoncer à la sacro-sainte décentralisation. « Ce n'est pas à la DRH de tout faire, les cadres doivent aussi se prendre en charge avec l'aide de leur hiérarchie », plaide Jean-Claude Armbruster. Il n'a d'ailleurs pas gardé dans son équipe des anciens de Synthélabo « qui voulaient gérer les carrières des cadres de façon très mécanique sans mener de vraie réflexion ». Pas question enfin de faire des cadres la seule priorité. Une sous-direction des ouvriers, employés, techniciens et agents de maîtrise a été créée, consacrant la place du social dans l'organisation. Mais l'entreprise aura-t-elle le temps de digérer ces mutations avant d'être entraînée dans de nouvelles péripéties ? « On recommence à avoir la vie empoisonnée par des rumeurs de fusion », s'inquiète Françoise Pierre, de la CFDT. D'autres font état d'une rupture possible du pacte d'actionnaires entre TotalFinaElf et L'Oréal, avec un risque sérieux d'OPA. Dans ce cas de figure, le management « à la française » prôné par Jean-François Dehecq connaîtrait de sacrées turbulences.

Entretien avec Jean-François Dehecq
« Il est regrettable que nos valeurs se délitent sous la pression du modèle financier anglo-saxon »

Une stature imposante (110 kilos pour près de 2 mètres), une personnalité entière, parfois abrupte, un management à l'affectif. Le style de Jean-François Dehecq n'est pas vraiment orthodoxe. Mais il est vrai que ce « pater familias » de 61 ans voue une véritable passion à son entreprise. Entré en 1965 à la Société nationale des pétroles d'Aquitaine (SNPA), ce diplômé de l'École nationale des arts et métiers a participé à la création de Sanofi en 1973. Depuis qu'il en est devenu le président directeur général, en février 1988, il s'efforce de professer les valeurs auxquelles il croit, dans un groupe qui ne cesse de grossir. Rien de surprenant. Jean-François Dehecq conserve d'un passage éclair à l'Éducation nationale comme professeur de mathématiques un goût prononcé pour l'enseignement. Il a ainsi créé l'Université de Bretagne sud et préside le conseil d'administration du Cnam.

Peut-on conserver un management à la française dans un secteur comme la pharmacie, dominé par les Anglo-Saxons ?

Je ne suis pas béat d'admiration devant les méthodes de management anglo-saxonnes. Depuis trente ans, j'ai essayé de construire une firme française, puis européenne, et enfin de taille mondiale. Un petit empire à centre de décision national. Cela peut sembler archaïque aujourd'hui, mais il est important de conserver un enracinement local et d'éviter que les usines ne partent à l'étranger. Ce qui ne nous empêche pas d'être présents dans une centaine de pays et d'employer plus de personnes à l'étranger qu'en France. Je ne crois pas pour autant à la néocolonisation. Je préfère que, dans chaque pays, des locaux gèrent leur business. Envoyer des Français aux postes clés, c'est une preuve d'échec.

La gestion de Sanofi Synthélabo est-elle centralisée ?

La décentralisation est indispensable dans un groupe de la taille du nôtre. Il existe, à tous les niveaux de l'entreprise, des comités où chacun peut s'informer et discuter. Le comité de groupe est, en particulier, une instance importante dans la maison. Mais je ne suis pas favorable à une cogestion à l'allemande. Le comité exécutif opère les choix stratégiques. Mais je prends seul les grandes décisions. En raison de la fusion avec Synthélabo, nous avons dû recentraliser certaines prises de décision. Mais je me bats pour redonner du pouvoir au terrain, y compris à nos 10 000 visiteurs médicaux, qui sont notre force vive. Mon autre cheval de bataille est de raccourcir les circuits de décision : dans certains cas, il reste quatre ou cinq niveaux hiérarchiques, là où un seul suffirait. Il faut également que nos managers deviennent de véritables animateurs d'équipe, aptes à développer une capacité d'écoute.

Ce manque d'écoute explique-t-il les récents conflits collectifs dans votre groupe ?

Je n'ai pas suffisamment écouté cette entreprise au moment de la fusion, parce que j'étais absorbé par des problèmes de réorganisation. Et les récents mouvements de grève sur nos sites d'Ambarès et de Montpellier tiennent à cette absence d'écoute. Les syndicats estiment qu'ici le dialogue est rugueux, mais ils reconnaissent que nous nous parlons. Lorsqu'ils sont venus manifester au siège, pour protester contre la fermeture du site de Coutances, je suis descendu dans le hall pour qu'ils puissent m'interpeller.

Les nombreuses cessions que vous avez effectuées n'ont-elles pas déstabilisé l'entreprise ?

Il est normal que le personnel et les syndicats ne les vivent pas toujours bien. Elles ne sont pas menées de gaieté de cœur, mais elles sont indispensables pour assurer la pérennité de l'entreprise. Nous faisons tout pour limiter la « casse », ce qui nous a souvent conduits à privilégier les mieux-disants sociaux parmi les repreneurs, plutôt qu'à chercher à optimiser nos gains. Les analystes financiers doivent penser que nous ne sommes pas assez durs. Mais notre calcul est le bon : les millions perdus sur le moment, nous les gagnons en mobilisation du personnel sur le long terme.

Peut-on restructurer une entreprise en douceur ?

Lors de la fusion avec Synthélabo, nous avons évité les effets d'annonce du genre « je ferme une usine sur deux, je licencie 15 000 personnes et mon titre s'envole ». Sur sept usines, nous n'avons fermé que la plus petite, et nous avons gardé trois centres de distribution sur quatre. À l'étranger, nous avons un peu taillé dans les effectifs, car il y avait des doublons, notamment dans la force de vente. En France, une quinzaine de sites ont été fermés, sans licenciements secs, et les reclassements en interne ont été favorisés. Cette reconversion n'est pas pour autant facile, car les intéressés doivent quitter une région où ils ont souvent des attaches. C'est le problème qui se pose aujourd'hui à Coutances.

Les préretraites sont-elles un mal nécessaire ?

Lors de la fusion avec Synthélabo, 500 personnes sont parties en préretraite, ce qui est mieux que de sortir des salariés de 40 ans. Il reste que mettre à la retraite des gens de 55 ans, même si elle est dorée, représente une déperdition d'énergie et une perte d'expertise. Il faudrait permettre aux salariés de prendre une retraite à la carte à partir d'un certain âge.

Pourquoi êtes-vous résolument hostile aux 35 heures ?

Il est aberrant de légiférer sur un tel sujet. Je trouve très contestable d'avoir à se justifier parce que des cadres sont encore en train de travailler à 20 ou 21 heures. C'est leur problème, c'est le mien, ce n'est pas celui du législateur. Il y a certes des entreprises pour lesquelles la réduction du temps de travail ne pose aucun problème. Ce qui est notre cas. Nous avons pu compresser une partie des effectifs et embaucher. Mais les 35 heures sont parfois très difficiles à mettre en œuvre, notamment dans les PME.

Pourquoi votre politique salariale a-t-elle été contestée en 2000 ?

Les centres de Montpellier et de Toulouse ont fait grève contre le salaire variable individualisé, réservé aux tranches supérieures, car ils trouvent que l'entreprise y perd son âme. Mais il faut se conformer aux pratiques en vigueur dans le secteur. Je m'interroge depuis longtemps pour savoir s'il faut ou non généraliser le salaire variable et l'individualisation. Quand l'entreprise est en forte croissance, les syndicats acceptent difficilement qu'une partie des salariés gagnent beaucoup d'argent. Mais, en cas de retournement de conjoncture, les moins favorisés ne pourraient pas vivre si leur salaire était amputé de 30 à 40 %. J'ai fait scandale, il y a quinze ans, en disant que les salaires variables étaient une insulte aux smicards !

Les stock-options sont également sujet à polémique. 800 personnes en bénéficient dans l'entreprise, pas uniquement les cadres supérieurs. Les critères d'attribution ne sont pas mécaniques, même si les syndicats le souhaitent au nom de la transparence. Mais vous risquez alors une injustice fabuleuse : récompenser des gens médiocres, seulement parce qu'ils sont au sommet de la pyramide.

Les rémunérations des dirigeants français ne sont-elles pas excessives ?

Les grands patrons touchent aujourd'hui des sommes folles, même si ce n'est encore rien à côté de ce qui se pratique outre-Atlantique. Il est vrai qu'en contrepartie un patron incompétent peut être remercié, ce qui n'arrivait pas avant. Les écarts salariaux dans les entreprises sont devenus énormes. Du coup, nos valeurs de solidarité sont en train de se déliter sous la pression du modèle financier anglo-saxon, ce qui est regrettable.

Quels sont, en dehors de la rémunération, les autres facteurs de motivation de vos équipes ?

J'ai toujours essayé de faire en sorte que les salariés trouvent un mode de vie qui leur convienne. Nous avons d'ailleurs peu de turnover. Les jeunes cadres sont cependant plus exigeants que leurs aînés. Ils trouvent que l'entreprise est superbe, mais voudraient que nous leur donnions davantage d'opportunités d'évolution. Nous avons de très gros efforts à faire en matière de gestion des carrières.

Que pensez-vous du déclin syndical actuel ?

Il est difficile d'exercer des fonctions syndicales et de mobiliser les salariés avec un salariat aussi diversifié qu'aujourd'hui. Les employés d'un centre de recherche du sud de la France n'ont pas les mêmes préoccupations que les ouvriers manutentionnaires du Nord. Nous devons nous battre pour avoir un dialogue social riche, avec des interlocuteurs sociaux forts. C'est la responsabilité des patrons de terrain d'avoir de vrais représentants syndicaux dans les usines. Sinon, avec qui parlerons-nous en cas de conflit ?

Que pensez-vous de la refondation sociale et de l'évolution du Medef ?

Je suis favorable à la refondation. Chaque fois que l'on se parle, le système avance. Le Medef réunit des tacticiens, des stratèges, mais aussi des hommes qui sont représentatifs de notre économie. Ernest Antoine Seillière pose les problèmes avec courage, en particulier celui des retraites.

Êtes-vous obsédé par la création de valeur ?

Il faut bien entendu créer de la valeur pour les actionnaires. Mais ce n'est pas une raison pour raconter qu'on ne vit que pour cela. Pour que les salariés soient motivés, il faut qu'ils aient le sentiment de vivre une aventure commune et non que leur entreprise puisse être rachetée du jour au lendemain. En ce qui nous concerne, j'ai confiance en nos deux actionnaires de référence, TotalFinaElf et L'Oréal, qui sont des bâtisseurs.

Propos recueillis par Denis Boissard, Jean-Paul Coulange et Catherine Lévi

Auteur

  • Catherine Lévi