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Politique sociale

Les agents de la Sécu administrés en dépit du bon sens

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.03.2001 | Frédéric Rey

Qui connaît l'Ucanss, l'employeur des 170 000 salariés de la Sécu ? Personne. Et pour cause. Écartelé entre les caisses nationales, l'État et les syndicats, cet organisme paritaire n'a aucune marge de manœuvre. Le Medef, qui en a quitté la présidence après trois ans de vaines négociations sur les 35 heures, l'a appris à ses dépens.

Imaginez une sorte de holding, cogérée par les syndicats (lesquels ont donc la double casquette d'employeur et de représentants des salariés), dont la seule mission est de négocier les relations du travail de 170 000 salariés répartis dans 450 filiales très autonomes, sans aucun droit de regard sur leur recrutement ou la façon dont ils sont managés, le tout sous la tutelle tatillonne des pouvoirs publics. Cette usine à gaz, typiquement française, s'appelle l'Union des caisses nationales de Sécurité sociale (Ucanss). Et c'est elle qui gère les bataillons de la Sécurité sociale, employés par les caisses locales d'assurance maladie, d'allocations familiales ou les unions de recouvrement (Urssaf), lesquelles relèvent des caisses nationales de la Sécu. Bref, un enchevêtrement inextricable de compétences, de prérogatives et de pouvoirs. S'estimant impuissant, le Medef, qui assurait la présidence de cette institution, a jeté l'éponge à la fin de l'an dernier, provoquant la paralysie totale de l'Ucanss.

Le détonateur de la crise ? Les négociations sur les 35 heures, totalement bloquées en dépit de bientôt trois années de discussions au sein de l'Ucanss. À Dominique Georgeon, président démissionné par le Medef au printemps 1999 pour cause de mauvaise gestion du dossier RTT, avait succédé il y a dix-huit mois Bernard Boisson, pilier du secteur social Avenue Pierre-Ier-de-Serbie. En pure perte. Après des mois de palabres, le Medef et la CGPME ont claqué la porte des négociations, laissant les syndicats dans un inconfortable tête-à-tête. « Nous avons été dans l'impossibilité de procéder aux modifications nécessaires de la convention collective pour une mise en œuvre équilibrée des 35 heures, affirme Bernard Boisson, le président démissionnaire du conseil d'administration de l'Ucanss. De toute façon, l'état n'avait pas à nous obliger à négocier la réduction du temps de travail à la Sécu. » L'échec en incombe aux patrons, rétorquent les syndicats des salariés de l'Ucanss. « L'organisation de Seillière a surtout fait de l'idéologie», estime Alain Poulet, responsable du syndicat Force ouvrière des organisations sociales. Après deux mois de flottement général, c'est l'État – incapable de négocier les 35 heures pour ses propres fonctionnaires – qui a décidé de reprendre les choses en main. À la fin du mois de janvier, le cabinet d'Élisabeth Guigou a publié une lettre de cadrage pour régler la question des 35 heures, dépossédant l'Ucanss du dossier.

L'Ucanss possède même une radio

L'Ucanss n'est pas vraiment une sinécure. Pour y comprendre quelque chose, il faut d'abord rompre avec certaines idées reçues. Les agents de la Sécu ne sont pas des fonctionnaires, mais des salariés de droit privé. En vertu des textes, leur patron devrait être, à tour de rôle, un représentant du patronat et un syndicaliste, comme à l'Unedic. Mais les confédérations préfèrent laisser la présidence au Medef… pour ne pas entrer en conflit d'intérêts avec les représentants syndicaux des agents.

Les 200 salariés installés aux 36e, 37e et 38e étages de la tour Montparnasse sont censés gérer toutes les questions relatives à l'emploi, au travail, à la formation professionnelle et au perfectionnement du personnel de la Sécu. L'Ucanss a donc mis sur pied une multitude d'outils et de services : observatoire de l'emploi, tableaux de bord, logiciels d'aide à la décision et même une radio. « Tout cela ne sert à rien, confie un cadre désabusé. La Sécu ne bouge pas alors que les enjeux de ressources humaines sont géants. À partir de 2004, les flux de départs en retraite vont grossir. Dans le même temps, l'informatisation amorcée dans la branche maladie va nous obliger à reconvertir du personnel. Mais personne n'est aujourd'hui capable de prévoir comment la transition va se faire. La gestion prévisionnelle des emplois est énoncée, mais pas mise en œuvre. Nous sommes dans un système pathogène. Plus personne ne croit que l'on peut changer les choses. »

Une schizophrénie permanente

Il est vrai que la Sécurité sociale à la française n'a jamais su trancher entre un modèle d'organisation et de fonctionnement étatique et une logique purement paritaire. Résultat : aujourd'hui, même le personnel finit par y perdre son latin. Depuis Paris, l'Ucanss gère les dossiers sociaux sur le plan national. Elle peut conclure des accords avec les fédérations syndicales nationales des organismes sociaux sur toutes les questions concernant l'ensemble des 170 000 salariés. Elle seule est habilitée à toucher à la convention collective du secteur. Mais les 450 organismes locaux sont les véritables employeurs des agents. Les directions des caisses locales sont souveraines pour recruter, promouvoir, sanctionner, sans devoir en référer à l'Ucanss. Il n'existe de surcroît aucune relation hiérarchique entre le local et le national.

Pour couronner le tout, au fil du temps, un troisième acteur s'est imposé. Ce sont les quatre caisses nationales de Sécurité sociale : la Cnam pour la maladie, la Cnav pour la vieillesse, la Cnaf pour la famille, l'Acoss pour le recouvrement des cotisations effectuées par les Urssaf. Quatre structures dirigées par des hauts fonctionnaires, comme Gilles Johanet, issu de la Cour des comptes, aujourd'hui aux commandes de la Cnam. En lien direct avec les pouvoirs publics, ces directeurs détiennent le pouvoir financier et leur poids ne cesse de s'affirmer. Depuis les ordonnances Juppé de 1995, ils contractualisent avec l'État les objectifs de gestion sur les moyens et les résultats. Naturellement, les caisses nationales revendiquent une part croissante de responsabilité dans la gestion des ressources humaines, puisqu'elles sont lancées dans une course à la productivité. Mais elles restent complètement dépendantes de l'Ucanss pour engager des réformes, sur les modes de recrutement ou les règles de promotion par exemple.

Pouvoir financier d'un côté, pouvoir de négociation de l'autre… Cet éclatement des lieux de décision provoque une véritable sclérose de la gestion des ressources humaines à la Sécu. Le moindre sujet à caractère social se transforme en une équation insoluble. Ainsi, les agents âgés de plus de 57 ou 58 ans peuvent en principe bénéficier de l'Arpe, l'allocation de remplacement pour l'emploi. Mais comment concilier l'obligation faite à chaque caisse locale de remplacer les partants avec l'interdiction de recruter que leur imposent les caisses nationales ? « La schizophrénie est permanente, constate un magistrat de la Cour des comptes. La Sécu vit sous l'emprise du droit privé, alors que c'est un service public. »

Car l'État n'entend pas lâcher une once de son pouvoir à l'Ucanss. Son rôle ne se limite pas seulement à tenir les cordons de la bourse, par l'intermédiaire des caisses nationales. L'Avenue de Ségur possède aussi un droit de regard sur le moindre accord passé par les partenaires sociaux, qu'il peut ou non agréer. Les 35 heures en sont un bon exemple. En 1998, tandis que des discussions sont engagées au niveau de l'Ucanss, certaines caisses locales commencent à négocier à leur niveau. Une vingtaine parviendront à trouver un accord. Mais elles ne recevront jamais de réponse du ministère des Affaires sociales à leur demande d'agrément.

Marquage à la culotte

Mais l'État n'est pas le seul responsable de la paralysie de l'Ucanss. Le petit jeu du marquage à la culotte auquel s'adonnent entre eux les partenaires sociaux y contribue largement. Le conseil d'administration de cet organisme, composé de représentants des trois organisations patronales (Medef, CGPME, UPA) et des cinq confédérations syndicales, donne pouvoir au président de négocier avec les fédérations syndicales nationales de la protection sociale… « Cette composition favorise une politisation aux effets pervers », estime Jean-Louis Tardivaud, responsable CFDT de la Fédération de la protection sociale. Un jugement qui s'applique d'ailleurs à l'Ucanss, comme aux caisses nationales ou locales de Sécurité sociale, dont les conseils d'administration sont parasités par les jeux d'appareil. Lorsque, au début des années 90, la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) soumet à son conseil d'administration le vote d'un plan d'informatisation, le représentant Force ouvrière vote contre. « Pas à cause du contenu, précise un cadre, mais pour enquiquiner le président CFDT… »

En novembre 2000, lors du départ du Medef, la centrale de Marc Blondel, évincée en 1998 de la présidence de la Cnam, a tenté de s'improviser patronne en comblant le vide laissé par le Medef. Ange-Marie Rames, le vice-président FO de l'Ucanss, est allé jusqu'à convoquer les autres syndicats à une réunion du conseil. Dans une lettre qui restera dans les annales, il propose, dans son ordre du jour, une revalorisation de 2 % de la valeur du point qui détermine le niveau des salaires et une majoration des Ticket Restaurant de 28 à 30 francs… Une tentative qui a avorté en l'absence du quorum nécessaire.

Seconde organisation syndicale représentative au sein du personnel après la CGT, Force ouvrière exerce un important pouvoir de blocage à la Sécu. D'autant qu'il s'agit de sa composante trotskiste, tendance radicale, celle des lambertistes. À leurs yeux, la Sécurité sociale est le symbole des grandes garanties collectives établies par les pères fondateurs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. « Avoir un syndicaliste FO, c'est l'horreur ! s'exclame un cadre. Dans une caisse locale, nous avions demandé à un consultant de mener des entretiens avec le personnel sur la question des salariés en difficulté. Le délégué FO a lancé un mot d'ordre de boycott prétextant que cet audit n'était pas conventionnel. »

Pas question pour le syndicat de toucher aux Tables de la Loi. « Jamais nous ne prendrons le risque de compromettre la convention collective », martèle Alain Poulet, responsable du Syndicat national des cadres des organismes sociaux FO. Même si, après cinquante ans d'existence, un certain nombre de règles se sont fossilisées. Si les salaires de départ ne sont guère élevés, les agents de la Sécu bénéficient encore d'une progression à l'ancienneté très favorable. Quels que soient sa catégorie et son coefficient, chaque salarié engrange une augmentation de 2 % par an pendant vingt ans. « Chaque année, avec ce seul système, la masse salariale s'alourdit de 1,4 point », précise Jean-Marc Le Gall.

Autre exemple : chaque fois qu'une caisse veut recruter, elle doit soumettre son candidat à une dictée et à une règle de trois. Idéal quand il s'agit d'embaucher un informaticien ! Certaines dispositions se retournent même aujourd'hui contre les agents. C'est le cas du fameux article 17 qui définit l'utilisation des contrats à durée déterminée. La convention collective précise qu'au bout de six mois un salarié en CDD est considéré comme titulaire d'un contrat à durée indéterminée. En ces temps de cure budgétaire, que font les directeurs de caisse ? Des contrats de cinq mois et demi avec des personnes à chaque fois différentes. Parfait pour accroître la précarité !

Des responsables des ressources humaines dans la branche maladie ont recensé une dizaine de dispositions devenues obsolètes. « En fait, souligne une salariée de l'Ucanss, la plupart des directions de caisse locale déploient des trésors d'ingéniosité pour contourner ces règles. Selon la couleur des majorités locales, le conseil d'administration ferme ou pas les yeux sur ces dérogations. C'est un système très hypocrite. » Le directeur d'une caisse marseillaise n'a pas eu autant de chance. Il a été attaqué en justice par le syndicat CGT pour avoir embauché des jeunes à bac + 2 sans les avoir soumis à l'exercice de la dictée. Et il a perdu…

« Que voulez-vous, explique Philippe Hourcade, responsable national de la Fédération CGT de la protection sociale, nous ne pouvons pas prendre le risque de laisser se développer des pratiques différentes. Il vaut mieux négocier au niveau central un aménagement de la convention collective. » Seul problème, aucun syndicat n'est disposé à le faire. « En privé, souligne Martine Fontaine, directrice de l'Ucanss, la plupart des organisations s'accordent pour qualifier d'archaïques certaines dispositions. Mais une fois autour de la table, elles ne tiennent plus le même discours. FO continue d'exercer une forte influence auprès des autres syndicats. »

Du rififi dans l'air

Empêtrée dans ce sac de nœuds, l'Ucanss couvait sa crise depuis une dizaine d'années. Hormis des accords mineurs sur la prévoyance ou la classification des agents de direction, les relations sociales sont au point mort. Les 35 heures n'ont fait qu'allumer la mèche.

Après plus d'un mois sans capitaine, le cabinet d'Élisabeth Guigou a repris la main et confié le pilotage du dossier des 35 heures aux directeurs des caisses nationales. Pour la première fois à la Sécu les accords seront négociés à l'échelon des 450 organismes locaux. Mais leur tâche ne sera pas simple. Farouchement opposée à cette décentralisation des discussions, au nom de la sacro-sainte unicité de la convention collective, FO menace d'exercer son pouvoir de blocage quitte à s'allier avec le Medef… Or si un directeur de caisse locale parvient à conclure un accord, encore faudra-t-il que celui-ci soit approuvé par son conseil d'administration. Il y a du rififi dans l'air. « Les caisses nationales prennent de plus en plus de pouvoir, souligne Martine Fontaine, mais l'évolution juridique qui serait nécessaire pour accompagner cette transformation ne suit pas. » L'État aura-t-il le courage de réformer cette - cocotte-minute?

L'influence perdue de FO

Le patronat aurait-il la mémoire courte ? Le maintien de la progression automatique des salaires de 2 % par an pendant vingt ans pour les 170 000 agents de la Sécurité sociale a été jugé inacceptable par le Medef dans le cadre du passage aux 35 heures. Il semble oublier qu'en 1991 le président de l'Ucanss, représentant à l'époque de l'ex-CNPF, avait signé des deux mains un accord relançant ce bonus lié à l'ancienneté. Selon la convention collective, cette augmentation annuelle était plafonnée au bout de vingt ans d'exercice. Or la grande majorité du personnel de la Sécurité sociale ayant été embauchée au début des années 70, la garantie de progression de salaire arrivait à son terme dans la décennie 90. À l'occasion d'une négociation sur la classification, Force ouvrière bataille pour un prolongement de cet automatisme et obtient gain de causse. Les salariés au plafond bénéficient alors d'un prolongement de cette mesure pour sept années supplémentaires. « Le CNPF n'a pas fait à ce moment le choix d'une rupture avec FO », regrette Jean-Louis Tardivaud, responsable du syndicat CFDT de la protection sociale. Depuis sa création en 1945, la Sécurité sociale a toujours été un bastion de Force ouvrière. Jusqu'en 1967, date à laquelle la Sécu est devenue paritaire, la gestion était même assurée par les organisations syndicales. Ensuite, le patronat, soucieux de préserver la paix sociale dans la maison, a composé avec FO pendant plusieurs décennies. « Force ouvrière faisait la pluie et le beau temps à la Sécu », souligne le DRH d'une caisse nationale. En 1999, les syndicats CFDT, CGT et CFTC de la protection sociale accusent F0 de faire cavalier seul dans les négociations 35 heures avec Dominique Georgeon, le président CNPF de l'époque. Avec le départ du Medef du conseil d'administration et la bataille perdue sur les 35 heures, le syndicat de Marc Blondel n'est plus en force à l'Ucanss. Comme à la Cnam.

Auteur

  • Frédéric Rey