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Enquête

SALARIÉS MAIS FRAGILES

Enquête | publié le : 01.03.2001 | Valérie Devillechabrolle

Ils travaillent à temps très partiel ou dans un secteur très menacé, multiplient les petits boulots, alternent contrats précaires et chômage. Portraits de ces travailleurs pauvres qui ne parviennent pas à sortir du sous-emploi.

Les oubliés de la croissance ne se trouvent pas seulement en marge du marché du travail. Certains ont un pied dans l'entreprise, mais l'autre pas très loin de la sortie. Titulaires d'un job mal payé, instable ou menacé, ils n'ont pas grand-chose à attendre de la reprise. À commencer par les travailleurs pauvres, qui ne sont plus le triste privilège des pays anglo-saxons. En France, près d'un salarié sur six, soit environ 3 millions de personnes, avait en 1999 une rémunération nette mensuelle inférieure à 5 000 francs.

Une catégorie qui n'a cessé de grossir au cours des deux précédentes décennies, progressant de 11,4 % à 16,1 % de l'emploi total. L'aggravation de ce phénomène a été « nourrie par l'augmentation de l'emploi à très bas salaire, c'est-à-dire dont la rémunération nette mensuelle est inférieure à… 3 750 francs », observe Pierre Concialdi, économiste à l'Ires. Dans son dernier rapport annuel, le Secours catholique confirme : « Il ne suffit plus d'avoir un emploi pour être à l'abri du besoin. » En 1999, près d'un quart des personnes accueillies par l'association caritative avaient un travail.

Ces working poor à la française ont d'abord compté dans leurs rangs des manœuvres, des salariés agricoles et des travailleurs indépendants, petits commerçants ou agriculteurs pour l'essentiel. En dépit de quarante ans de modernisation agricole, 40 % des agriculteurs gagnaient encore moins que le smic en 1998, selon la récente étude de Philippe Perrier-Cornet et Michel Blanc pour le compte des ministères de l'Agriculture et de l'Emploi.

À ces catégories traditionnelles viennent s'ajouter des salariés fragilisés par l'évolution des technologies. Comme l'explique Jean Pisani-Ferry dans son récent rapport sur le plein-emploi, « la diffusion des nouvelles technologies a profondément transformé les organisations de travail, avec pour corollaire la disparition d'un certain nombre de fonctions ». Cette fracture numérique touche de plein fouet les illettrés, qui représentaient encore, en 1996, quelque 2,3 millions de personnes, selon l'Insee. Autres héritages des années 90, le fort développement du travail à temps partiel et des CDD, ainsi que la multiplication des contrats aidés ont grossi les rangs des travailleurs pauvres. Selon les travaux de Pierre Concialdi et de Sophie Ponthieux (de l'Insee), « les salariés à temps partiel et les bénéficiaires de contrats aidés sont surreprésentés parmi les bas salaires, entre quatre et six fois plus que les salariés en CDI à temps plein ».

Un sous-emploi encore massif

Si la reprise a commencé de corriger certains excès de la crise, provoquant la décrue du temps partiel contraint et celle, plus tardive, de la proportion des CDD, le sous-emploi reste massif pour bon nombre de salariés, à l'instar des femmes de ménage ou des caissières, qui continuent de plafonner à 130 heures de travail par mois.

En dépit de l'amélioration de la conjoncture, le volume des chômeurs à temps partiel, autrement dit les travailleurs en activité réduite, que l'on rencontre dans la manutention, le commerce de gros ou encore l'hôtellerie-restauration, s'est accru de plus d'un quart entre 1997 et 2000. « La seule sécurité de ces personnes est de rester demandeur d'emploi, un statut qui, contrairement à leur emploi précaire, leur confère des droits », observe une directrice d'agence parisienne pour l'emploi. Directeur général adjoint de l'ANPE, Alain Jecko compte beaucoup sur l'apparition de pénuries de main-d'œuvre pour que ces formes de sous-emploi régressent. Mais, reconnaît-il, « nous n'en sommes encore qu'au tout début… »

Chantal, 55 ans

Le 25e plan social sera le dernier

C'est sa dernière bagarre. Salariée depuis quarante ans chez Devanlay, l'un des principaux groupes textiles troyens, propriétaire, entre autres, de la marque Lacoste, Chantal Gervais a choisi de tourner la page le 1er janvier 2001. Après avoir combattu pas moins de 25 plans sociaux au cours de sa carrière de syndicaliste CGT – le seul « métier » qu'elle revendique vraiment –, l'ancienne petite main, entrée à 14 ans dans un atelier de lingerie féminine, a préféré prendre la dernière charrette. Une vague de quelques centaines de suppressions d'emplois, venues aggraver l'hémorragie du secteur : 43 000 emplois perdus entre 1996 et 1999.

La reprise ? Chantal Gervais la cherche encore. Car chez Devanlay, l'embellie économique ne s'est pas fait sentir. Depuis trois ans, le groupe a même accéléré les plans de restructuration : « Depuis que les Suisses ont racheté Lacoste en 1998, ils ont liquidé toutes les autres marques : Jil et Orly en 1999, Coup de cœur et Scandale en 2000. » Mais le coup de grâce, aux yeux de Chantal, c'est la fermeture, l'an dernier, de l'atelier de Saint-Dizier en Haute-Marne, le berceau des polos Lacoste. De loin le plan social « le plus injuste », selon elle, car les profits du groupe ont été multipliés par trois en 2000, malgré les 35 heures.

Mais rien n'y a fait ! En dépit de trois mois de luttes, d'actions médiatiques spectaculaires comme l'envahissement du stade Roland-Garros lors des Internationaux de tennis, et surtout malgré toutes les contre-propositions d'organisation visant à réduire encore un coût horaire situé déjà parmi les plus compétitifs du groupe, l'atelier a été liquidé à la fin de l'année 2000. Au total, sur les 217 salariés concernés, seuls 70 ont pu être sauvés dans le cadre de la cession de l'outil à un repreneur. Mais, en dehors de « deux ou trois » qui ont accepté la proposition de la direction de déménager sur Troyes, les autres ont préféré toucher leur prime de départ : « À raison de 250 000 francs pour les plus anciennes et de 160 000 francs pour les plus jeunes, elles ont obtenu autant que les Cellatex, soit 140 000 francs de plus que les tarifs conventionnels en dédommagement pour préjudice moral ! », s'exclame Chantal Gervais. « Avec de telles sommes en jeu, cela devient impossible de se battre contre les destructions d'emplois », se désole la syndicaliste, qui sait déjà que tous les emplois prévus, mais non pourvus, par « les Saint-Dizier » ont été immédiatement délocalisés… Seule consolation, en prenant sa préretraite dans le cadre de l'Arpe, elle a au moins contraint la direction à embaucher un jeune. Pour combien de temps ?

Fabienne, 31 ans

Des petits boulots à la pelle

« Je me donne encore un an. Après, j'aviserai. » À 31ans, Fabienne n'a pas renoncé à son rêve de carrière artistique. Mais, en dépit des trois années passées au cours Florent, « avec Francis Huster comme professeur », cette jeune Nantaise débarquée à Paris à l'âge de 23 ans n'est pas encore parvenue, comme elle le reconnaît volontiers, à « faire [son] trou dans ce monde si fermé ». Pour rester malgré tout à l'affût du moindre casting, voire de la plus minime figuration, Fabienne a enchaîné les petits boulots, quelques mois de secrétariat et beaucoup de prestations d'hôtesse. Ce qu'on range dans la catégorie du travail à temps partiel.

Inscrite dans une société spécialisée qui la prévient deux jours avant, en cas de besoin, Fabienne gagne, grâce à son relationnel agréable et à un peu d'anglais, environ 500 francs par jour. Mais jamais assez, en tout cas, pour prétendre aux Assedic, « sauf une fois en cinq ans ».

Les années ont filé. Les coups de téléphone de la société d'hôtesses se sont espacés et les annonces ont commencé à réclamer des filles plus jeunes. Dans une période de creux, Fabienne se résigne à demander de l'aide : le RMI, pour dire les choses comme elles sont. « Mais je ne sais jamais si le moindre CDD ne va pas me le supprimer. » Aujourd'hui, la jeune comédienne aimerait bien décrocher « quelque chose d'un peu plus régulier ». Dans le tourisme, par exemple. « J'ai entendu dire que les métiers d'hôtesse de l'air ou encore d'accompagnatrice dans les trains laissent du temps libre. Cela me conviendrait bien pour mes recherches de rôles », observe Fabienne. Encore faut-il convaincre l'ANPE de lui permettre « d'améliorer [son] anglais ». Et là, c'est à un autre mur que se heurte la jeune fille. « Non seulement je n'ai pas droit au chéquier langue, faute d'un projet professionnel précis, mais je cours le risque de me voir supprimer les aides si je pars à l'étranger chez des amis. » Au point qu'elle désespère de rentrer un jour dans les cases du service de l'emploi.

Roland, 51 ans

Agriculteur en rupture de champ

Roland Treppoz n'a rien emporté quand il a claqué pour la dernière fois, en novembre 1999, la porte de sa ferme en brique et à colombages typique de la Bresse. « Il n'y avait plus rien qui vaille », lâche-t-il, sans un regret pour son ancienne « grotte au toit défoncé ». En fait, c'est l'expiration de son bail qui a fini par l'arracher, à 50 ans, à cette terre argileuse située à quelques kilomètres de Louhans, une bourgade de 6 000 habitants en Saône-et-Loire. Avec les 8 000 francs de revenus annuels tirés de ses 15 hectares de polyculture et de sa douzaine de vaches allaitantes (plus d'un tiers des agriculteurs déclarent un revenu inférieur au smic), ce paysan dur à la tâche ne pouvait de toute façon plus rembourser ses 50 000 francs d'arriérés de fermage de factures de graines. « Il suffisait qu'une vache crève pour que le bénéfice de l'année fiche le camp, se rappelle Roland Treppoz. J'aurai dû partir dans les années 80, lorsque les prix des denrées ont commencé à s'effondrer. » Mais, impossible de quitter la terre nourricière de ses parents et de ses quatre frères et sœurs. Avec son matériel – qu'il vient de vendre pour 40 000 francs à des Yougoslaves – et, pour tout bagage, ses 220 heures de formation reçue lors de son installation comme agriculteur en 1976, Roland Treppoz a vivoté seul jusqu'en 1999. Avec l'aide des 15 000 à 20 000 francs de subventions versées au titre de la politique agricole commune et, pour seul contact, « le magasin de graines »…

Aujourd'hui, l'ancien paysan fait partie des « gens de la ville », grâce au RMI et au logement que lui a obtenu la responsable d'un centre d'hébergement de Louhans. Le temps de s'installer et de « se faire soigner les yeux, les dents et les oreilles », Roland Treppoz s'est inscrit, pour la première fois, à l'ANPE il y a un mois. Mais, après avoir passé plus de vingt ans « à son compte », il lui est bien difficile d'accepter les CES de jardinier que lui ont proposés la mairie et le lycée. De plus, reprendre une activité ne le taraude pas, l'ancien paysan ayant déjà trouvé le moyen d'économiser sur son RMI de quoi réparer sa vieille R18. « De toute façon, je ne suis plus qu'à neuf ans de la retraite… »

Jérôme, 22 ans

Précaire parce que illettré

Jérôme le reconnaît volontiers, il n'a jamais beaucoup travaillé à l'école. En tout cas, pas suffisamment pour lui permettre d'apprendre à lire et à écrire. À 22 ans, ce jeune Flamand arrivé en France à l'âge de 9 ans fait donc partie des 4 % d'actifs illettrés, recensés à la louche par l'Insee. Avec son CAP de maçon « raté de quatre points » et son grade de sergent démineur chez les parachutistes, les propositions d'emploi lui arrivent au compte-gouttes. Même s'il est prêt à se lever à 5 heures du matin et à faire deux heures de transport en commun pour aller travailler.

Alors Jérôme s'est tourné vers l'intérim, où il est resté inscrit pendant deux ans. Mais il n'a « jamais pu travailler plus de cinq mois par an ». Sa plus longue mission a duré trois mois, reconduite de semaine en semaine. La plupart du temps, il s'agissait de boulots de manœuvre ou de manutentionnaire. « Alors que j'ai appris, pour le CAP, à monter des murs et des fondations, on ne m'appelle que pour pousser la brouette et transporter des sacs de ciment », regrette Jérôme. Le plus dur à accepter ? « Voir des jeunes PQ3 tout juste sortis de l'école être embauchés sans connaître leur métier, alors que moi, qui ai appris sur le tas, je suis toujours intérimaire. »

Mais Jérôme est bien conscient de ses difficultés d'expression : « Je n'arrivais jamais à dialoguer avec le patron. Et, au moindre problème, je préférais partir au bout de dix minutes. » Employé depuis trois mois comme emploi-jeune par une association paramunicipale de Vernouillet, dans les Yvelines, et affecté aux espaces verts, Jérôme a bien l'intention de saisir cette perche et de devenir paysagiste. Pour apprendre à lire des plans et, surtout, « décrocher une formation qualifiante », il vient de s'inscrire chez Actinéris formation, un institut des Mureaux spécialisé dans l'acquisition des savoirs de base. À raison de 20 heures par semaine pendant six mois, le jeune jardinier espère surmonter ses blocages de lecture. Et réussir à lire la proposition d'embauche que vient de lui envoyer un employeur, satisfait de l'avoir vu planter 200 arbres en quinze jours…

Céline, 20 ans

Le compteur bloqué à 10 heures

« Au départ, cela devait juste me payer ma voiture ! » C'est pour étrenner son permis de conduire tout neuf que Céline, encore lycéenne à l'époque, s'est précipitée, en octobre 1999, sur cet emploi de caissière de supermarché, dans la banlieue de Maubeuge. 1 500 francs nets pour 40 heures de travail par mois, une ambiance sympa avec les collègues et une bonne relation avec la clientèle, Céline n'en demandait pas plus. Même pas la Sécurité sociale, puisque la jeune Nordiste est restée affiliée au régime de sa mère. Ses horaires étaient calculés de façon à « prêter main forte » pendant les heures de pointe : le samedi de 9 heures 30 à 19 heures 30, moyennant trois heures de coupure en début d'après-midi, et le dimanche matin. Les seuls arrangements possibles sur les horaires concernant les mères de famille.

Mais, au bout de dix-huit mois, Céline est dans l'impasse. Les responsables de ce supermarché, filiale du groupe Carrefour-Promodès, refusent d'augmenter son volume d'heures. « Sauf lorsqu'ils ont besoin de moi pour remplacer une collègue malade, précise la jeune caissière. Ils se contentent alors de me prévenir sur le tard ou encore le matin même et de me faire signer un avenant à mon contrat de travail. » Ainsi, récemment, Céline a travaillé 28 heures 50, « payées au tarif normal ».

Mais la jeune femme, qui a entre-temps obtenu son bac pro de secrétaire, n'a pas non plus réussi à décrocher un emploi dans sa filière initiale. « Quand on ne me reproche pas mon manque d'expérience, on me dit que j'ai trop de diplômes pour le poste proposé », observe-t-elle. Elle n'a pas eu plus de chance avec les offres de l'ANPE : « Comme je n'ai pas encore un an de chômage, je ne suis pas prioritaire. » Céline a fait chou blanc dans les deux autres grandes surfaces dans lesquelles elle avait postulé : « La première ne m'a pas répondu. La seconde a refusé au motif que cela aurait nécessité de me former à une caisse différente de celle que j'utilise. Mais il ne faut pas exagérer : dans l'autre supermarché, cette formation n'avait pris qu'une journée… »

Chez l'Oncle Sam, 30 % de working poor
Des bas salaires essentiellement liés à des taux horaires très faibles

Aux États-Unis, les smicards ne sont pas à la fête. Depuis septembre 1997, le salaire minimum fédéral est bloqué à 5,15 dollars de l'heure, c'est-à-dire environ 37 francs. Même si certains états comme la Californie ou le Connecticut l'ont porté à plus de 6,50 dollars. Par comparaison, le smic hexagonal est à 42 francs…

La « job machine » américaine a toujours produit par centaines de milliers des boulots mal payés de gardien de nuit, de livreur ou de concierge. Résultat, depuis quinze ans, 30 % des salariés sont des working poor. Plus précisément, 84 % des temps partiel, mais surtout 21 % des salariés à temps complet. Pour Pierre Concialdi et Sophie Ponthieux, de l'Ires, cela montre que « le risque de bas salaire semble lié aux États-Unis à de bas taux horaires plutôt qu'à de faibles durées hebdomadaires d'activité ». Pour aider les travailleurs pauvres, les États-Unis ont, dès 1975, adopté le crédit d'impôt, l'« Earned Income Tax Credit ». S'exprimant lors d'un colloque sur « les working poor en France » en octobre dernier, Robert Greenstein, directeur du Centre américain du budget et des politiques prioritaires, a dressé un bilan positif de l'EITC : « Il permet de sortir de la pauvreté 4,6 millions de personnes issues de familles actives, dont 2,4 millions d'enfants […] et d'inciter les mères isolées à travailler. » Un dispositif qui joue à plein pour les temps partiels et les personnes qui travaillent de manière irrégulière.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle