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Débat

Faut-il légiférer sur le harcèlement moral ?

Débat | publié le : 01.03.2001 |

Le 11 janvier dernier, l'Assemblée nationale adoptait en première lecture, dans le cadre d'un projet de loi « fourre-tout » dit de modernisation sociale et à l'initiative du groupe communiste, trois nouveaux articles du Code du travail destinés à protéger les salariés contre « les agissements répétés de harcèlement moral » d'un supérieur hiérarchique. L'intervention du législateur est-elle opportune ? La réponse de trois juristes.

« Le texte permettra de sensibiliser le monde du travail et les magistrats à ce problème de société »

BÉATRICE LAPÉROU-SCHENEIDER Maître de conférences à l'université de France-Comté

L'Assemblée nationale a adopté en première lecture plusieurs dispositions tendant à fournir une réponse juridique au problème du harcèlement moral au travail. Le projet propose d'abord une définition de ce comportement que l'on peut juger peu satisfaisante car elle n'envisage que les seules pressions exercées par des personnes détenant une certaine autorité sur la victime, à l'exclusion de toute hypothèse de harcèlement moral horizontal.

Plusieurs mesures sont ensuite envisagées : les textes soumis au vote prévoient en premier lieu l'application d'une sanction disciplinaire à l'encontre de tout salarié auteur de harcèlement moral. L'innovation est de faible portée puisque l'article L. 122-40 du Code du travail envisage une mesure identique en cas de faute du salarié et que cette disposition a été mise en œuvre à plusieurs reprises pour le licenciement de cadres ayant harcelé d'autres employés. En second lieu, le nouvel article L. 122-51 du Code du travail imposerait au chef d'entreprise l'obligation de prévenir de semblables attitudes. Là encore le projet se contente de reprendre le droit positif, puisque l'actuel article L. 230-2 du Code du travail dispose que le chef d'établissement doit assurer la sécurité et protéger la santé – terme qui, selon l'OMS, recouvre à la fois la santé physique et psychique – des travailleurs. En troisième lieu, le nouvel article L. 120-4 du Code du travail préciserait que le « contrat de travail est exécuté de bonne foi », alors que cette obligation découle déjà de l'application combinée des articles L. 121-1 du Code du travail et 1134 al. 3 du Code civil.

En revanche, aucune disposition n'instaure de réaction juridique à l'encontre de l'employeur auteur de harcèlement moral envers l'un de ses employés. Par ailleurs, il n'est pas envisagé d'insertion obligatoire de dispositions relatives à la lutte contre le harcèlement moral dans le règlement intérieur, contrairement à ce qui est actuellement prévu par l'article L. 122-34 du Code du travail en matière de harcèlement sexuel.

Les textes sont également muets sur la mise en place, dans un but préventif, d'une formation obligatoire destinée aux responsables des ressources humaines, aux cadres et, de manière plus globale, à l'ensemble des employés sur le thème général du harcèlement au travail. Enfin, le projet n'aborde pas la question d'une éventuelle sanction pénale du harcèlement moral, alors que le harcèlement sexuel, notion pourtant voisine, est érigé en délit à l'article 222-33 du Code pénal.

Nous disposons aujourd'hui, tant au plan pénal, civil, que du droit du travail de suffisamment de textes pour régler de manière satisfaisante le problème du harcèlement moral au travail. La preuve en est le nombre croissant des arrêts condamnant les auteurs de tels faits. Le projet pourrait donc apparaître inutile. C'est sans doute exact sur un plan strictement juridique. Mais ce texte présente néanmoins le mérite indéniable de sensibiliser l'opinion publique, ainsi que le monde du travail et les magistrats à un problème de société. On peut dès lors souhaiter qu'en seconde lecture, le législateur ira au-delà de cet objectif et proposera des solutions plus novatrices, susceptibles de prévenir et, dans les cas graves, de réprimer de manière efficace ces comportements.

« C'est sur la prévention, plus que sur les sanctions, que l'effort devrait être porté »

JOËL GRANGÉ Avocat associé, Gide Loyrette Nouel

Ne cédons pas aux phénomènes de mode. Rappeler que le contrat de travail doit être exécuté de bonne foi est inutile. Le Code civil dispose déjà que les contrats doivent être exécutés de bonne foi. L'intervention du législateur ne se justifie que lorsque les lois en vigueur ne permettent pas d'appréhender certaines situations. Qu'en est-il pour le harcèlement moral ? En diverses occasions, en particulier lors de démissions provoquées ou de licenciements contestés, la jurisprudence a d'ores et déjà condamné des employeurs dont le comportement vis-à-vis des salariés paraissait inacceptable. De même, le Nouveau Code pénal prévoit déjà des sanctions en cas de violence, et notamment en cas de violence morale. Les partisans d'une intervention législative soutiennent que le phénomène se serait considérablement accru. C'est peut-être vrai, mais l'accroissement du phénomène ne réside pas dans l'absence de texte législatif. Il tient davantage à une augmentation des exigences pesant sur les entreprises comme sur les salariés. Il faut par ailleurs faire le tri entre l'insatisfaction à l'égard de l'entreprise, la mésentente avec le supérieur hiérarchique et le véritable harcèlement moral portant atteinte à la santé du salarié. Le harcèlement moral repose en réalité sur des perceptions subjectives dont le degré d'intensité et de gravité est très variable. Afin d'éviter la multiplication artificielle des plaintes de la part des salariés insatisfaits, ce qui est déjà le cas devant les prud'hommes, le législateur ne doit intervenir qu'avec prudence et précision. Or le texte adopté par l'Assemblée nationale, s'il répond mieux à cette préoccupation que la proposition de loi communiste, n'est pas exempt de critiques. Le terme de « harcèlement moral » n'est toujours pas défini. La sanction est discutable. Le salarié peut invoquer la nullité de tous les actes… Autrement dit, en cas de licenciement, il pourrait solliciter sa réintégration. Or le salarié licencié ne la souhaite pas nécessairement. On imagine aussi aisément, comme c'est le cas en matière de licenciement économique ou de salariés protégés, que certains d'entre eux, bien conseillés, sauront négocier à leur avantage les conséquences de ce risque de nullité qu'encourt l'employeur. En réalité, la difficulté de la sanction vient essentiellement du fait que l'évaluation des dommages-intérêts procède actuellement davantage d'une loterie que d'une juste répartition. Dans ce domaine, c'est sur la prévention plutôt que sur les sanctions que l'effort devrait être porté. Le rôle des instances représentatives du personnel pourrait être amélioré. On pourrait aussi concevoir que des actions de sensibilisation, tant auprès des salariés que des employeurs, soient engagées par les pouvoirs publics. Il ne suffit en effet pas de dire que l'employeur doit prendre des mesures pour éviter ce type de comportement. Il faut également aider à trouver des outils de détection adaptés. Il existe des dispositifs de soutien et de conseil dans certains domaines. Pourquoi pas dans celui-là ? On pourrait également penser à la création de cellules de médiation que les parties seraient en mesure de saisir à l'approche des premières difficultés.

« Il faut améliorer le texte, notamment en facilitant le régime de la preuve au plan judiciaire »

PHILIPPE RAVISY Avocat, auteur du « Harcèlement moral au travail » (Éd. Delmas)

Les dispositions adoptées en première lecture par les députés rappellent la nécessité d'exécuter le contrat de travail de bonne foi, l'interdiction de mettre en place des processus d'usure psychologique à l'encontre de salariés, et le fait qu'il appartient au chef d'entreprise de prendre toutes dispositions pour prévenir de tels actes. S'inspirant des textes réprimant le harcèlement sexuel, elles prévoient ensuite la nullité de la rupture du contrat de travail, et l'immunité accordée aux témoins. Elles indiquent enfin que tout salarié qui en harcèle un autre est passible d'une sanction disciplinaire.

L'initiative du législateur reste néanmoins timide, car plusieurs des principes énoncés faisaient déjà partie de notre environnement juridique. Il en est ainsi des principes de bonne foi, d'obligation de préservation de la santé et de droit à la dignité au travail déjà énoncé par la charte sociale européenne révisée.

L'apport du texte adopté en première lecture n'en est pas moins appréciable. Même si le rapprochement de dispositions éparpillées dans le droit social européen, les codes du travail, de la sécurité sociale, et pénal devrait permettre de lutter contre le harcèlement au travail, les juges ont une certaine réticence à faire application de dispositions « piochées » ailleurs que dans le Code du travail. C'est l'une des raisons pour lesquelles il est nécessaire qu'un texte spécifique y soit incorporé.

Il semblerait d'ailleurs qu'un texte complet sera soumis au vote du législateur après que le Conseil économique et social aura rendu le rapport demandé par le Premier ministre. Il devra notamment aménager le régime de la preuve et de la sanction du harcèlement mais aussi celui de la prise en charge médicale des victimes du harcèlement.

Il nous semble impératif que ce texte assure une égalité de traitement entre les salariés du privé et les travailleurs relevant du droit public.

Du point de vue de la santé, il est nécessaire que le nouveau texte précise si la prise en charge des victimes intervient au titre des dispositions relatives aux accidents du travail ou aux maladies professionnelles. Il faudrait également que les organismes de sécurité sociale puissent intervenir devant les juridictions du travail pour demander au « harceleur » de prendre en charge le coût des prestations versées aux victimes. En effet, lorsqu'on constate la durée des arrêts de travail causés par le harcèlement, il devient évident que tout autant qu'il est un problème de droit du travail, le harcèlement concerne également les finances de la santé publique.

Du point de vue judiciaire, le régime de la preuve doit être facilité en partageant la charge de la preuve et en permettant la désignation automatique de conseillers rapporteurs sur simple demande d'une partie. Les sanctions prononcées pour les faits de harcèlement doivent être distinctes et cumulables avec celles qui résultent de la rupture éventuelle de la relation de travail.

Enfin, sans qu'il soit besoin d'une intervention du législateur, il est déjà possible que les employeurs forment leurs cadres et agents de maîtrise à l'apprentissage de la relation hiérarchique…